Nowhere Wolrdwide
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Il semble s’être assoupli, nous l’avons dit, l’absolu des albums sans titre (Untitled) pour Francisco López, mais sa profession de foi n’a que peu varié. Elle s’appuie, dans cette nouvelle série, sur des citations que le musicien espagnol reprend à son compte pour réaffirmer sa volonté de présenter le son et son travail sans visée nostalgique ou dramatique, sans l’attachement émotionnel, pour être rapide, que lui a affirmé le romantisme. Le son du monde, les sons du monde, la « Belle confusion », sont des phénomènes que Francisco López tient à traiter comme tels. La citation de Ian Bogost accompagnant le troisième volume de sa série The Epoché collection – l’épochè est un concept qui s’apparente à la suspension du jugement, ici à l’abandon d’une expérience émotionnelle du son – court dans le sens de ce pas précédant l’ataraxie : réaffirmant l’évidence que les sons de la nature ne sont pas produits à l’attention du « promeneur écoutant qu’est l’homme », il importe de ne pas se considérer comme destinataire mais comme simple expérimentateur. En d’autres termes, toujours et encore, quelles sont les qualités intrinsèques d’un son, d’un environnement sonore, seuls critères valables selon López pour guider l’écoute ? Le volume 1 rend compte d’une installation sonore représentée, comme souvent par Francisco López, dans le noir. Composée à partir d’enregistrements non traités de forêts tropicales, réalisés sur dix ans, cette pièce rapporte leurs sons, montés et exempts de toute image. Il n’empêche, je ne peux me prévenir de les reconstruire dans mon esprit, rafales de pépiements, vocabulaire batracien, chants d’oiseaux, construction s’épaississant jusqu’à atteindre une fantastique densité sonore s’affaissant d’un coup comme souvent chez López qui attire ainsi de nouveau l’attention sur le grain après avoir baigné dans la trame ; voilà le magnifique voyage, tantôt en perspective, laissant dériver l’esprit dans la profondeur que laissent libres les chants d’oiseaux dialoguant, tantôt en bloc lorsque toutes les expressions animales et météorologiques se compriment. Expérience du son pur parfois, effectivement, mais souvent reconstruction du paysage, que j’assume, que je revendique, car je la juge indissociable de mon expérience d’écoute. Le deuxième volume de cette anthologie transcendantale en construction donne une composition réalisée à partir d’enregistrements effectués dans l’Amazonie péruvienne. C’est fois c’est donc une zone géographique unique qui est parcourue, dans sa luxuriance qui n’est pas sans rappeler la pièce mythique de López La Selva, car la forêt est l’un de ses thèmes de prédilection, particulièrement si elle se situe en Amérique centrale ou méridionale. Encore une fois, les oiseaux sont les plus représentés, ce qui dispense en quelque sorte de pousser l’imagination, en cela sans aucune trahison de la matière sonore parce que, exempte d’ambigüité, elle se relie à sa source. S’ajoutent en écho des sons plus aquatiques, que l’on suppose pris auprès d’un cours d’eau, mais la fluidité de certains chants, le répons des grenouilles, voire de petits mammifères, forme peut-être tout à fait cette humidité. À sa façon, la forêt refabrique l’eau qui la fait vivre dans les sons organiques agencés pour la pièce. Je ne sais en revanche quelles bêtes ont pu produire les cris inquiétants, réverbérés comme s’ils provenaient de profondeurs chtoniennes, qui peuplent la deuxième pièce. Cette superposition crée le trouble car il s’agit plutôt d’une colonisation et jamais la plainte de Léviathan ne semble étrangère à la dense conversation arboricole. Elle ajoute en qualité sonore et, négligeant l’avertissement figurant sur la pochette, on ne s’empêche pas de lui imaginer une bouche. La troisième et plus récente sortie de la collection, Obatalá – Ibofanga, construite à base de sons collectés à Cuba et aux USA, est également, dès l’abord, la plus abstraite, et la plus mathématisée. Les étincelles intriquées par lesquelles s’ouvre Obatalá – Ibofanga se façonnent en mosaïque sonore, une géométrie de rayons lumineux interpénétrés. Je ne sais quel est le degré d’intervention dans la façon dont la matière sonore a été sculptée, combien éloignée cette introduction peut se trouver d’une séquence réellement audible dans le contexte. Il reste une magie naturaliste, quasi minérale, ou plutôt boisée, on est en forêt. Une manière de xylophone informel se présente donc à l’esprit, capable d’engendrer du bruit blanc, d’infimes variations bouclées comme seules les cordes peuvent en produire. Il s’agit donc, j’ose l’avancer, d’un disque qui dans sa lumière sylvestre et les bourdonnements d’insectes venant la traverser, est éminemment percussif, mais d’une percussion sans heurt, à peine d’éclosions répétées, ou d’échos de l’harmonique (elle montera jusqu’à l’égrènement métallique). Je me figure bien qu’il n’y a rien d’autre derrière cela que certains chants d’animaux dont la texture, la tonalité, ont pu trouver le rehaussement dans le laboratoire sonore de Francisco López, l’exaltation d’une vertu sonore. C’est au dos de ce disque que l’on lit la citation d’Ian Bogost évoquée plus haut, appelant l’homme à l’humilité devant les phénomènes du monde dont il n’est pas la cible. Il rappelle ainsi que l’homme doit se décentrer, quitter sa position anthropocentrique héritée de siècles de doctrine chrétienne. C’est en quelque sorte une laïcisation de la masse sonore du monde que pratique Francisco López, ce que son rejet du romantisme ne fait sans doute que confirmer car je ne l’imagine pas relever ou jouer de la valeur sacrée que la trame sonore peut évoquer, aussi païenne ou transcendantale qu’elle se puisse penser. Le débat avec lui pourra (re)commencer sur ce point : l’homme n’est pas le destinataire des sons du monde. Il reste pourtant le seul à en éprouver un tel trouble.
Denis Boyer
2015-02-08