Raubbau
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Cela débute dans la lumière, puis plonge brusquement dans l’obscurité, mais l’obscurité est peuplée. Faut-il s’étonner d’entendre la musique de Kraken prendre ce tour nocturne, alors qu’il avait préludé dans les abysses (Aquanaut), puis ne s’était laissé happer par la surface que pour succomber aux distorsions des vagues sur le miroitement du réel ? L’échappée surréaliste de l’album Drift est un repère à prendre en compte pour saisir ce nouveau disque, sans titre, qui ne compte pas plus d’indication sur les titres des morceaux, l’origine des images qui l’illustrent – énigmatiques comme la musique et en ce sens absolument pas gratuites (un jeu de cartons sans explication et sans contexte accompagnait déjà Drift). On peut parier qu’il s’agit tout d’abord de perdre l’auditeur, pour un périple psychogéographique complet. Des photos de miliciens africains, d’intérieur empreint de christianisme cheap, de voiture sans doute hors d’usage… où suis-je ? Et dans cette musique, où suis-je également ? L’obscurité, réelle, celle qui laisse filtrer le peu de lumière lunaire d’un ciel voilé, lorsque, perdu en forêt pour l’exemple, on halète tant de peur que de froid, et sans doute de désespoir. Voilà sans doute l’impression que donne d’abord cette musique, où le drone ne se laisse pas longtemps fuseler, quand il attire à lui des voix italiennes (on se souvient de voyages similaires en compagnie de Paul Schütze), des répercussions comme la réponse plastique aux bêtes que l’on espère ne pas rencontrer, aux incidents de terrain, vite transformé en terrain vague. Tout cela sans heurt, avec un nimbe inversé, une impulsion satanique qui fait téter goulument ce lait noir suintant d’un paysage sonore dont l’équivalent pictural serait peut-être L’Œil du silence de Max Ernst. Musique nocturne, oui, car il s’agit de l’incursion totale au cœur de l’onirisme rapatrié dans le champ empirique. Le surréalisme a survécu au règne d’André Breton, il ne porte peut-être plus officiellement ce nom, mais c’est depuis quelques décennies en musique qu’il se prolonge. Cet album, dans le moment par exemple où l’appesantissement des humidités bourdonnantes se relève de lointains chants d’oiseaux et exhale des plaintes issues d’un minaret souterrain, lance des lames de lumière qui fusent vers le ciel comme structures métalliques de tours urbaines à venir quoique déjà rouillées, cet album, si l’on s’accorde à sa respiration, porte la marque indéniable de la fabrication du rêve la plus orfèvre qui soit.
Denis Boyer
2014-09-23