Elsie And Jack
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EE Tapes
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A l’heure où Michael Gira ressuscite le cygne, Christian Renou a décidé lui aussi de laisser le naturel le rattraper. Huit ans de filtration, d’abandon de la méthode « cinématographique » au profit d’un courant purifié du plus gros des images (et simultanément de l’inauguration de l’informatique dans sa musique), pour un bilan qu’il juge lui-même avec pessimisme, puisqu’il a décidé de reprendre son pseudonyme de Brume, d’élargir voire de repousser le crible et de laisser couler à nouveau le flot du son imagé. Certes, il ne faut pas s’en étonner, et des travaux parmi les derniers réalisés sous son propre nom, comme « Ex-voto ou Gone with the wound montrent cette réconciliation, ou plutôt cette résignation au lyrisme de la part d’un artiste qui avait cru pouvoir l’écarter » (voir chroniques sur ce site). Pour marquer ce retour revendiqué au collage, à l’insertion picturale dans le magma musical, Christian Renou vient de publier, sur le fidèle label américain Elsie And Jack, un double CD de Brume. Le premier disque, Sun, est la réédition d’une cassette de 1990, éditée par Old Europa Café. La présence de deux morceaux inédits ne change rien à l’approche de l’ensemble, au contraire. Il s’agit de ce mélange extrêmement personnel de brouillages électroniques, de manipulations de bandes, de quelques instruments électriques et acoustiques, d’inserts de voix, le tout dans une façon qui, pourtant proche de l’esprit de Nurse With Wound, montre (déjà) une organicité moins boisée, issue d’un autre artisanat, également impressionné par le rock progressif. Sun d’un côté, et pour lui répondre aujourd’hui, pour reprendre le pas quitté il y a presque dix ans : Moon. Ce n’est pas que la simple réponse d’un mot à l’autre qu’il faut lire dans ce titre de réconciliation, c’est aussi un tempérament. D’un astre à l’autre, il y a le passage du jour à la nuit, de la brillance à la pâleur, de la force à l’estompement. En un mot, la lune est à l’image d’un soleil modéré. Car si Christian Renou réactive Brume aujourd’hui, ce n’est pas sans prendre acte de la dernière décennie de son travail, au début de laquelle il nous déclarait admirer Francisco López pour sa sobriété, un peu découragé d’avance devant une tâche envisagée au-dessus de ses forces. C’est qu’il présumait son demi-échec, si tant est que cela pût en être un objectivement, en tout cas face au projet formulé d’ascétisme musical (il nous faut rappeler combien en ce qui nous concerne, l’appréciation de cette décennie écoulée est différente, que cet exercice d’austérité réalisé par un musicien à la main si riche a donné de brillants résultats, et le Dissolution qu’il avait donné en compagnie de Troum à notre collection Fario en 2005 en témoigne précisément). Christian Renou est un musicien du déroulement, de l’image, sa musique est comme le plat historié des livres anciens, elle conte et multiplie les festons. A l’écoute de Moon, on sait pourtant que tout le filtrage n’a pas été vain, le psychédélisme s’est empreint de brouillard, ou de brume puisqu’on n’évitera pas longtemps de désigner ce qui fait l’identité conceptuelle de ce musicien : un floutage à l’opacité variable. Cette fois, le nuage s’est fait de marbre, le froid a gagné tous les mouvements qui, s’ils sont effectués à chaque seconde (vol d’oiseau, voix, percussion cette fois boisée, basse cardiaque…), sont désormais pénétrés par cette grâce de la lumière ou du froid (de la lumière et du froid) qui a vectorisé les disques de Christian Renou depuis 2000. Il s’agit, pour simplifier, d’une nouvelle Brume, plus abstraite, aux contours plus mesurés, à l’imbrication des sons plus subtile, au cinéma plus nocturne. Pour baigner plus encore dans le halo, on écoutera aussi After the battle, autre CD du nouveau Brume, publié par EE Tapes. La musique y est plus proche de la coulée historique de Brume, du moins en apparence, car les couches percussives, les séquences de voix et les rubans de constructions violacées y sont majoritaires. Cependant, à bien écouter le flux, à bien considérer la fluidité de cette musique postindustrielle de haut voltage, on pense également à Contagious Orgasm, dans la musique duquel l’art du collage se dissout vers celui du mouvement de l’image. En d’autres termes, l’un comme l’autre sont des musiciens de l’absolu déroulement (et l’on comprend maintenant que Renou ait aboli sa nouvelle loi de la statique), et Christian Renou, une fois encore, a dans cette tourmente abstraite, mis à profit sa fréquentation du blanc. Au cœur des cliquetis, des pulsations basses qui évoquent plus un cœur qu’un réacteur (et dans le même temps l’électro organique de Telepherique), des fantômes mélodiques font surface, une tension dramatique joue avec le crépuscule des orgues, et le vent efface la rouille des tuyères. After the battle est un disque dur mais pas rêche, puissant mais pas violent, relevé mais pas éreintant, il est la réussite rare d’une musique ambiante dynamisée par le spectacle, ou plutôt d’un spectaculaire aristocratisé par le bourdon d’une lumière trouble et d’une forme sans nom : la brume, désormais la profonde brume.
Denis Boyer
2010-05-24