Gruenrekorder
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Dans son conte Sylvius, Henri Bosco a écrit : « Jadis, Sylvius chantonnait ; et, le soir, de sa clarinette, au fond de son jardin, il tirait quelque brève mélodie qui faisait sortir de la vasque les grenouilles émerveillées. Les grenouilles, qui sont des bêtes sociables, répondaient à la clarinette, et Sylvius était content de ce concert lacustre, dont le chant animal se prolongeait parfois, par une ou deux grenouilles plus sentimentales, jusqu’au fond de la nuit, paisiblement. »
À l’époque romantique, Ludwig Tieck organisait dans son jardin des concerts afin que la musique des hommes et celle de la nature s’unissent. Plus tard vint la musique à programme qui parfois intégrait des bruits d’animaux à la composition. Mais c’est bien plus encore avec le field recording et son utilisation que ce mélange peut reprendre en des termes modernes. L’un des exemples les plus remarquables dans ce domaine est celui de Yannick Dauby dont les synthétiseurs s’apparient de la façon la plus fluide avec les chants de batraciens de Taïwan. David Rothenberg ose peut-être plus, il intègre et use en écho des rythmes dans sa musique qui se marient avec ceux des insectes et des grenouilles. Car David Rothenberg joue parfois, en pleine nature, en compagnie des insectes, de nuit comme de jour (ainsi avec les cigales). J’aime particulièrement la deuxième pièce de son CD Bug Music, orientalisante à souhait, augmentée d’un écho jazz mécanique et de la participation en crécelle de sauterelles Archaboilus musicus dont les frottements peuvent produire plusieurs tonalités. Avec Bug Music, David Rothenberg dédie au rythme primordial, celui que la nature a offert à l’homme, un travail qui le convoque, mais qui devant lui ne reste pas intimidé ; le musicien ne suspend pas son souffle à la parole des insectes, il échange avec eux. Et tout comme eux utilisent leur langage instinctif, d’un minimalisme hypnotique, il offre en retour sa complexité de compositeur, sa subtilité humaine, un véritable effort d’assemblage et d’improvisation sur clarinette et ordinateur. Ainsi, chacun joue selon sa nature, le rythme, insectoïde ou robotique – c’est égal – pave le chemin d’une vague boisée où le souffle déhanché s’encadre de basses, de glockenspiels, traçant des voies de lumière auxquelles les chants d’insectes rendent un hommage par leur géométrie accordée à un crépuscule que la musique de David Rothenberg parvient à fixer suspendu tout au long de cette musique de chambre pastorale.
En compagnie de Pauline Oliveros et Timothy Hill (qui travaille fréquemment avec David Hykes), David Rothenberg a mis à profit en 2013 le passage rarissime (une fois tous les dix-sept ans !) d’une espèce particulière de cigales dans l’agglomération de New York. Les trois musiciens ont arrangé une série de concerts, certains en extérieur avec les insectes infusant leur chant dans la musique analogue. Pour l’album Cicada Dream Band, la configuration a été reprise en studio puisque Rothenberg y a amené des cigales récoltées dans les arbres ! Ainsi, cet orchestre d’insectes participe à l’enregistrement, comme un quatrième et omniprésent instrumentiste. Quand ce ne sont pas eux, Rothenberg infuse d’autres sons d’animaux, mammifères marins ou oiseaux. C’est un disque de conversation musicale, réellement, de celles que le musicien organise, nous l’avons vu, naturellement. L’accordéon de Pauline Oliveros y déploie ses harmoniques ainsi qu’une toile réfractant la lumière qui captiverait les insectes, la clarinette de Rothenberg ne cesse de préluder dans un langage musical accidenté mais toujours harmonieux tel que beaucoup d’improvisateurs aimeraient atteindre. Car ici il s’agit bien de rejoindre un système naturel, non de parcourir l’anarchie des éboulements tonals pour y puiser, au petit bonheur, d’éventuelles pépites. La musique de Cicada Dream Band est au contraire un atelier de joaillerie où le matériau a déjà été fouillé, orpaillé. Le moindre crissement, la plus petite descente de cordes, la plus folâtre des phrases cuivrées, s’entend dans une symphonie champêtre où tout est juste. Il faut souligner à cet égard le rôle indispensable de Timothy Hill, dont la voix forme peut-être le plus solide passage du monde humain à celui des insectes ; ses fredonnements, ses faisceaux de gorge, ses vibrations, ses échos résonnent dans le registre des cigales, non à s’y méprendre – ce serait faire trop bon marché des prérogatives des uns et des autres – mais comme un enrichissement du vocabulaire musical de chacun. Une nouvelle contrée du Fourth World tel que l’ont défini Eno et Hassell se dévoile ici.
Denis Boyer
2015-04-29