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Il est fréquent, et même inévitable, que les créations humaines, et jusqu’à leurs plus complexes organisations, soient comparées à ce que l’on trouve de plus analogue dans la nature par similitude scientifique ou par métaphore poétique ; on dira d’une entreprise qu’elle est une fourmilière, d’une maison qu’elle est un antre. Mais le retour de cette expérience est bien plus rare. C’est ce qu’a souhaité faire Thomas Tilly (Tô) dans ce travail spécifique autour de la forêt. Un tel ensemble naturel, ou considéré comme tel, aussi transformé par la gestion de l’homme qu’il soit devenu, représente aux yeux de tous une matrice, cet entrelacs mystérieux d’où est sorti l’ancêtre préhistorique et où retourne le « rebelle » lorsqu’il a « recours aux forêts ».
Thomas Tilly, à rebours de cette conception romantique de la forêt, met en œuvre le retour d’analogie suivant : « Envisager la forêt comme une ville, une construction, un ensemble fait de strates et de verticalités où des signaux se répondent, s’opposent et s’ignorent. Des variations s’opèrent, des pleins et des vides se créent en fonction du temps, des heures de pointe et des heures creuses. Cette densité dont les langages nous échappent met l’oreille à l’épreuve et laisse apparaître de temps à autre des analogies avec un environnement sonore moderne. » Après tout, habitués que nous sommes à nos environnements modernes, il n’y a rien d’étonnant à entamer cette démarche qui, il y a cent ans encore, aurait – abstraction faite de la quasi-impossibilité technique – semblé paradoxale. Ainsi Thomas Tilly a élaboré le concept de Script Geometry autour d’analogies contre-nature. Il explique lui-même dans le livret qu’il existe quelque chose dans la forêt tropicale qui « sonne et joue comme l’électronique », quelque chose « caractérisant une ère bien postérieure à celle de la naissance des biotopes ».
Ainsi fécondée par le regard en miroir de l’homme moderne, la forêt (celle des Nouragues en Amazonie guyanaise) livre ses secrets au musicien expérimental, habitué à la prise de son, le field recording, et à sa manipulation plus ou moins complexe (aucun traitement électronique des sources précise-t-il). Jamais, ou presque, le travail de Thomas Tilly, y compris sur les passages durant lesquels le field recording est proposé intouché, sa musique ne se laisse longtemps comparer à celle d’autres figures du travail sur la luxuriance tropicale ou équatoriale comme Francisco López, Artificial Memory Trace ou Yannick Dauby. Cela tient-il à ce curieux projet de mettre en avant la ressemblance de la forêt avec le milieu urbain ? Toujours est-il que Thomas Tilly ne cède pas à la tentation de l’abondance. Même les pièces les plus denses demeurent assez aqueuses dans leur stratification pour que le fluide l’emporte sur le choc minéral. Les constructions nocturnes évoquent immanquablement la perte de profondeur que l’on éprouve en de tels moments. La discrétion des appels animaux, amphibiens et oiseaux, leur doux écho calfeutré, se font plus enveloppants que mouvants, à une distance que l’on ne sait évaluer. De la sorte, ces morceaux font voyager plus loin que la seule qualité du son, transcendantale, le permettrait, et présentent de sobres mises en scènes du fourmillement timide. Les sources, présentées avec ou sans montage, parfois mises en œuvre dans une composition, sont bien de la forêt, mais leur langage exprime une complexité où l’organique se mêle au cliquetis, appelant incontestablement l’image de la ville revendiquée par le musicien. Certaines plages sont rêches, dénonçant peut-être la colère des insectes, d’autres élaborent un bourdonnement anticipant le fredonnement romantique. Toutes ont ce curieux pouvoir, je ne sais si Thomas Tilly m’approuverait, de faire naître des images de palpes aux rutilances métalliques, aux souffles enveloppants, outils d’une possession tout aussi impérieuse que celle de la ville, et pas plus apaisante.
Denis Boyer
2015-06-28