Melaine Dalibert – Eden, Fall

Mind Travels – Ici d’Ailleurs

https://mindtravels.bandcamp.com/album/eden-fall

Hélène Cixous définit la répétition comme « du rappel qui se déplace ». Cette ambigüité, digne d’un koan zen, ne pourrait mieux marquer ce qui fait le cœur d’un art reposant sur les variations, accidentelles ou méditées, de l’infime.

Le travail du pianiste Melaine Dalibert, qui évolue dans les formes d’un répertoire minimaliste, répond ici parfaitement à cette définition. Il a choisi de construire les trois titres de l’album Eden, Fall à partir de suites mathématiques, dans une démarche de composition algorithmique, c’est-à-dire d’imbrication dans un schéma prédéterminé.

Connaître cette démarche a priori permettra d’apprécier dans toute sa valeur la répétition de la phrase musicale de sept notes qui forme l’ossature de la première pièce, Eden. Longue de pratiquement trente-huit minutes, elle joue sa structure avec elle-même, sur elle-même. Reprenons : le rappel qui se déplace. C’est ce déplacement qui garantit, à la différence d’une frise dont on peut considérer toute la longueur dans un seul empan, que les éléments puissent se disjoindre, se chevaucher, s’espacer, se rappeler sans toujours se confondre, et presque aboutir à un contrepoint, comme l’avait projeté au 17e siècle Athanase Kircher en pionnier de la musique algorithmique.

Eden demande ainsi d’être écouté en gros plan, c’est-à-dire avec une attention soutenue, tout autant qu’en rappel décalé de ses phrases déjà déroulées. Souvenirs d’elles-mêmes, embuées comme la mémoire, comme la vitre après l’orage, parfois plissées comme l’herbe par la brise, elles répètent à l’envi ces sept notes qui se réverbèrent de loin en loin, de proche en proche, de proche en loin. Dans ce qui ressemble ici à l’équivalent d’une respiration apaisée, la résonance joue un rôle majeur. Les notes semblent miroiter encore lorsqu’elles sont remplacées, rappelées, et l’élégante trame lumineuse qui ondule discrètement en arrière-plan suivant une courbe savamment – mathématiquement – changeante, s’appelle peut-être temps.

Il est impossible de ne pas penser à ce célèbre précédent que constitue Music For Airports de Brian Eno. De même, sur la première pièce, celui-ci travaillait de manière tout aussi insensible au premier abord mais tout autant impressionnante, le déphasage des boucles.

Fall, la troisième et dernière pièce est aussi la plus aride, contrastant avec les résonances lumineuses des deux premières. De lumière il est encore question, mais de façon quasi stroboscopique, avec ce que Melaine Dalibert appelle une étude de percussion : une à plusieurs notes s’égrènent, se superposent en accord pour presque parvenir à une impression de bruit blanc, en un tableau sonore bien moins évocateur que les deux précédents.

Et si cette dernière partie s’intitule Fall, comme l’automne mais aussi comme la chute, la seconde, Jeu de vagues, est la plus courte, comme un intermède. Pour une vision eschatologique, la vie entre l’éternité de l’Éden prénatal et celle de la mort, n’est peut-être qu’une infime parenthèse. Jeu de vagues, comme un pont jeté entre Debussy et Philip Glass – entre La mer et Metamorphosis II – ondule avec la grâce de l’éphémère, sautant de touche en touche pour revenir à son principe, revisité par sa propre évocation décalée, ainsi se reflète sur elle-même la vie dans son miroir favori nommé souvenir.

Denis Boyer