Opal
Foreverandevernomore n’est pas comme on le lit souvent le premier album chanté d’Eno depuis Another Day On Earth, car les plages vocales étaient remarquables sur The Ship, en 2015, et surtout elles permettaient de découvrir l’épaisseur, l’ampleur et la solidité que cette voix a prises au fil des années (il en était de même sur le EP réalisé avec Kevin Shields). Mais cette solidité n’est sans doute que de forme, de façade, aussi intimement fragile derrière ses dimensions hiératiques que les ruines grecques sous la tutelle desquelles Eno s’est placé lors du concert à l’Acropole d’Athènes en 2021, où il a également enregistré la vidéo du single There Were Bells extrait de Foreverandevernomore.
There Were Bells est une chanson pleine de tristesse, une affliction, une élégie pour un monde en train de disparaître. C’est un morceau introduit par les oiseaux, un programme dont les paroles malgré leur tournure parfois sibylline ressemblent trop à l’Apocalypse de Jean pour qu’on ne comprenne pas la gravité qui traverse l’album. La crise climatique principalement, les catastrophes qui semblent irrémédiables, ont inspiré à Eno ce long poème en dix chansons comme un chant offert par l’Homme à son monde, un chant façonné par ses outils, la technologie et l’art.
Car Eno dont le credo technologique n’a jamais faibli dans le domaine musical, est certainement le plus organique des musiciens synthétiques. La musique de cet album flue et reflue telle la circulation de fluides vitaux, ponctuée par endroits de boucles minéralisées, de crépitements comme des poussières d’étoiles. C’est aussi le lieu de la rencontre intime entre d’une part le geste exemplaire de Brian Eno sur l’outil synthétique et ses traitements, et d’autre part les instruments classiques (guitare de Leo Abrahams, piano et accordéon de son frère Roger Eno, claviers de John Hopkins et Peter Chilvers) et les voix, celle d’Eno lui-même, de sa fille Darla, de sa nièce Cecily, de Marina Moore, de Kyoko Inatome, de Clodagh Simonds (Fovea Hex)…
Le traitement apporté à ces chants respecte chaque fois le timbre général du morceau, pondéré ou évanescent, mais aussi sa teinte, comme sur Garden of Stars, sans doute le plus sombre et le plus solennel de l’album, où la réverbération sur la voix grave d’Eno répond aux égrènements des cordes vitrifiées.
Ainsi, le travail des voix, de celle d’Eno ou des chanteuses, témoigne d’un climat, d’une luminosité tamisée par des pauses, respirations, des filtres qui sont comme le chœur d’une scène qui déjà s’efface. Ces petites choses, ces « petits bruits » qui s’enfuient lorsque le duo Eno / Simonds fait fuser ses chants vers la terre qu’il convient de retrouver, avec laquelle se réconcilier avant de s’y laisser absorber.
« Plus jamais à tout jamais » chante ainsi Eno, et comme les Lamentations de William Basinski, Foreverandevernomore est un bel et discret hommage à la Terre, loin des gesticulations et des mensonges, des tartufferies et des coups d’éclat, un bel hommage d’un maître du minimalisme, une haute poésie « de l’effacement » qui à peine éclose se dissout tantôt dans la lumière, tantôt dans la nuit. En équilibre, pour combien de temps ?
Denis Boyer