Il existe une continuité entre la Vanité de Philippe de Champaigne et L’Île des morts de Böcklin, entre la Mélancolie de Dürer et Le Moine au bord de la mer de Caspar D. Friedrich. De la même façon il existe une continuité, entre Der Leirmann de Schubert et Stabat Mater d’Arvo Pärt, entre les Leçons de Ténèbres de Couperin et les pièces baignées de lune de Michael Begg. C’est la coïncidence de la mélancolie et du crépuscule.
Depuis que la musique de Michael Begg, d’abord sous le nom de Human Greed en compagnie de Deryk Thomas, puis en solitaire, s’est éloignée de l’expressionnisme pour se loger dans une forme à la fois plus pastorale et plus céleste, elle s’est en même temps engainée dans un romantisme nocturne pleinement assumé.
C’est, plus encore qu’une fascination, une véritable nature dans son expression musicale, au fur et à mesure de ses albums : il peint le drone dans son nuancier de bleu foncé, d’ocre, semé de poussière d’étoiles. Plus prosaïquement, ce sont des synthétiseurs, des cordes, des field recordings, des percussions discrètes et, de plus en plus souvent, le piano.
Plus encore que la nuit, c’est dans le crépuscule que ce musicien écossais stationne le plus souvent, quand les formes s’estompent, qu’elles finissent de figurer et commencent d’évoquer. C’est un temps de transition, un interstice, une zone liminale.
En ce sens, Moonlight And Sentiment s’annonce, et s’entend, comme l’accomplissement d’un projet déroulé depuis plusieurs années, et même : un manifeste.
Il faut maintenant souligner l’approche originale qu’imprime Michael Begg à ce romantisme nocturne. Homme de son temps, de la technologie de son temps, il ne lui est pas soumis, mais la plie à sa volonté ; on se rappelle sa récente série Witness, où il convertit en une musique émouvante des données purement informatives (localisation, météorologie, cartographie…). Homme de mémoire et de goût, il a pris, et c’est sans doute ici ce qui le lie à d’autres comme Richard Chartier ou William Basinski, la leçon du minimalisme.
Il s’agit tout d’abord de respiration, d’un souffle qui gonfle à peine et laisse sourdre le peu de lumière que la lune permet derrière les nuages. Car c’est bien une « moon musick » telle que l’a caractérisée Coil, une redéfinition auditive et presque tactile des sons comme joués sous la clarté de la lune. Cette lumière sélène, que Michael Begg figure ici, prend la place centrale, et tout son impressionnisme l’enveloppe. Les tintements, les frottements de percussions, les cordes qui s’éploient lentement, semblent marquer le mouvement de la lune elle-même, et la fluctuation des sentiments de qui s’y baigne. Le drone s‘épanouit alors, timidement, comme dans les nuits polaires les plus profondes de Thomas Köner, et tout cela finit bien par évoquer une mélodie, un fredonnement, quand la lune se dévoile. Le piano la peint alors, comme sur le morceau Wrong Hole Captain, un piano lentement parcouru, nimbé d’un léger delay qui le fait résonner comme ceux de Harold Budd ou Roger Eno. Aussi bien, Michael Begg n’a peut-être jamais été aussi proche de Brian Eno, dont l’influence sur lui est pleinement assumée, que sur le morceau suivant, December Is Light And Warm. On pense aussi à la domestication du silence comme l’a définie Debussy au début de La Cathédrale engloutie.
Avec Moonlight And Sentiment Michael Begg semble avoir atteint la totale justesse, les équilibres d’une musique que, si l’on veut bien excuser la pirouette rhétorique, il serait frauduleux de qualifier de dark ambient, car ce n’est pas une musique ambiante obscure, mais bien la musique ambiante de l’obscurité.
Denis Boyer