Temporary Residence
https://temporaryresidence.bandcamp.com/
Répétition et boucle sont parmi les mécanismes communément utilisés par William Basinski et Janek Schaefer qui, l’un comme l’autre, font grand cas du temps et de sa manipulation dans leurs travaux respectifs. Ils jouent souvent, par le retour et par la texture, et plus facétieusement par le décalage des superpositions, un jeu d’illusion de la durée, de son escamotage ou de son étirement.
On nous dit que huit années d’échanges de sons, de traitements, ont séparé le début de la confection de cet album de son accomplissement… encore le temps qui à bien des égards semble aboli sur …on reflection.
« On reflection », « À la réflexion » en anglais, mais le titre est bien plus ouvert. La réflexion prise pour huit années de composition, et encore « le reflet » autour duquel toute cette musique est construite.
« …sur le reflet » comme d’autres peignent « sur le motif », au plus près de la matière à représenter, de sa ductilité, de sa variabilité, de sa sensibilité à la lumière et aux météores. Ce sont, dans le cas présent, des images de vaguelettes à la surface à peine ridée d’un étang, d’un bras mort, des vaguelettes scintillantes semblables mais jamais identiques. Les notes de piano, cadencées lentement, effleurant la mélodie sans jamais y céder, créent une telle ambiance, et sont comme autant de miroitements du soleil sur le coin de l’eau calme où le vent plisse assez pour que les reflets y jouent. Autant d’écailles mouvantes que de vagues, autant de douces réverbérations de cordes que de touches jouées (sensiblement les mêmes, dans une répétition décalée). Et à l’arrière, le fond de cette pièce d’eau est nimbé d’une autre grâce tant lumineuse qu’aérienne ; ce sont les field recordings, parfois plus devinés qu’entendus, fins bourdons, esquisses de conversations, et surtout des chants d’oiseaux. Une esthétique du dénuement s’y déroule, tout ajout ayant été pesé jusqu’à la limite de l’impondérable, afin que sa présence participe sans paraitre s’ajouter.
Il faut tout de même concéder que le déroulement de cette musique n’emporte pas l’entière concentration. Souvent l’esprit s’échappe, et l’écoute s’absente. Mais je parierais que c’est là un effet souhaité. Aussi discrète qu’intéressante, ainsi Eno (dont un album récent s’intitule Reflection) définissait-il la musique ambiante. Néglige-t-on une toile ou même un meuble que l’on apprécie quand on les voit sans les regarder ? Certainement pas, et même ils influencent inconsciemment notre façon d’être dans la pièce familière. De même pour tout paysage ouvert, dont l’arbre, le bâtiment, le cours d’eau composent un équilibre dans quoi l’esprit s’enchâsse justement. Modifie-t-on l’un de ces paramètres, et l’esprit sensible immédiatement s’en émeut et se remodèle. Cette musique devient décorative, mais d’un décor fluctuant.
Dans les premières pages de La Prisonnière, Proust semble dire cela lorsqu’il écrit « En notre être, instrument que l’uniformité de l’habitude a rendu silencieux, le chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique : le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre ».
Ainsi, les légers changements dus à l’arythmie et au décalage des boucles, mais aussi l’appel de l’extérieur lancé par les pépiements des oiseaux, influent-ils sur la perception de cette musique créatrice d’une ambiance intime et flottante.
De sorte que, lorsque la pluie de réverbérations de piano cesse sur le troisième morceau, tout est alors concentré dans la profondeur de la trame. L’esprit comme sorti de son étourdissement se rapproche de la musique, apprécie d’autres vagues, plus longues, d’une autre mélancolie. Et c’est ainsi que se renégocient les équilibres entre les deux compositeurs, entre les sons circulaires et les sons migrateurs.
Cet objet de maîtrise totale du minimalisme (on pense à Lawrence English citant Tony Conrad : « Le minimalisme ce n’est pas faire moins mais plus profond ») est dédié à Harold Budd pour qui la modification de la note dans le temps, depuis son émission jusqu’à sa disparition, était si importante.
Denis Boyer