Pharmafabrik Recordings
https://music.pharmafabrik.com/album/bora-scura-reimagined
Il y a plus de dix ans, j’avais consacré un numéro de Fear Drop à l’esthétique musicale du vent. J’y examinais quelques disques significatifs, dont le monumental Wind Patagonia de Francisco López. Celui-ci avait capté des vents, parmi les plus sauvages de l’hémisphère austral – « les vents les plus rapides du globe » selon Roger Caillois. À l’opposé, ou presque, de la planète, le Slovène Simon Šerc a enregistré quelques années plus tard le terrible vent du nord, Borée, qui souffle plus de quarante jours durant la saison froide dans son pays, puis a publié un album, Bora Scura.
Connaître les aspects les plus dramatiques de l’impact des vents froids et rapides sur l’activité humaine, que Simon Šerc rappelle et place à la même échelle que la pandémie, n’interdit pas de considérer une nouvelle fois le vent et ses rafales pour leur potentiel esthétique.
Souhaitant accorder à la musicalité plus de place, Simon Šerc a décidé d’opérer et de faire opérer une réinterprétation de ses captations de vent. On pense immédiatement à une démarche identique, celle que le label australien Dorobo avait lancée à partir des enregistrements de vent excitant des câbles abandonnés dans le désert, réalisés par Alan Lamb et retraduits par R. Ikeda, Th. Köner, B. Günter et Lustmord.
Mais alors que les quatre musiciens invités par Dorobo devaient travailler une matière déjà vibrante (les câbles se comportant comme des harpes éoliennes), les artistes conviés par Simon Šerc pour Bora Scura Reimagined façonnent la matière du vent sauvage, recueilli soufflant, maltraitant arbres et clôtures, hurlant à la façon de folles divinités antiques.
Le jeu musical se joue alors plus ou moins loin de la texture, chacun laissant souffler plus ou moins librement le courant d’air et agglomérant les grains qu’il charrie pour leur donner forme.
Paul Schütze par exemple, reconstruit en une formule compliquée un jeu percussif de fragments de métal heurtés, tandis qu’il fait naître en fantôme erratique une réverbération de cymbale éclairant un dialogue de vrombissements lointains. Simon Šerc lui-même a pris de la distance et mené une évocation mélancolique par vagues, un fredon crépusculaire et vibrant qui mène au-dessus du ressac, alors que Neo Cymex a poussé le vent jusqu’à la nappe cosmique et Max Cornacho jusqu’au drone.
Un tel travail sur le surplomb de la matière n’est pas dans le propos de Mark Spybey, ou d’Alexei Borisov, qui chacun pénètre au cœur du vent pour le transformer en vibration cyclique synthétique, charriant à la manière d’un flux radiophonique égaré des embryons de ce qui pourrait bien ressembler à des voix. Avec la capacité de puissance et d’abrasion qu’on leur connaît, Daniel Menche (qui avait déjà publié un CD intitulé… Vent) et, plus loin, Vomir, sont encore au plus près de la texture, et font vibrer avec éclat une grenaille pétillante et bientôt respirante.
On peut encore citer, à mi-chemin des nombreuses démarches, celle de Sunao Inami, dont les traitements conservent la dynamique soufflante, mais la compriment en un filin presque lumineux d’où s’élance un nouveau flot granuleux, presque tonal, percutant d’infimes échos qui donnent une nouvelle largeur au paysage ; ou encore K.K. Null qui magnifie la puissance terrifiante du vent de Borée, maltraitant les huisseries et fuyant vers la plaine.
Ici et là le vent a été compris, capturé et ensilé parfois, comprimé puis relancé, traité comme un enfant dont les balbutiements méritent traduction ; c’est semble-t-il ce que souvent les musiciens ont fait : donner voix simplement, ou bien surplomber ou pénétrer de vagues pré-mélodiques. Parfois encore, ils ont soufflé sur les braises, pris la fureur à son jeu pour esthétiser sa violence.
Ces différentes postures s’offrent comme un catalogue des approches du vent – et chacun y préférera son article –, depuis la reprise la plus brute jusqu’à la transformation harmonieuse. On y joue à la fois sur la tension que souligne Simon Šerc (les risques du bouleversement climatique, la fréquence des tempêtes), et sur le geste du paysagiste tragique, celui des peintres qui esthétisèrent le Naufrage en mer ou Les Désastres de la guerre.
Denis Boyer