Internal Fusion – L’Incertitude des signes

Attenuation Circuit

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Il peut sembler nécessaire, parfois, de se retrancher dans l’incertitude. Ainsi, Éric Latteux alias Internal Fusion, refusant souvent l’imperméabilité des cases – les cases elles-mêmes – a-t-il dans ses compositions, marqué une fusion, une saine confusion, entre différentes sortes de circularité, du post-baroque de la cassette Et la nuit éclaira la nuit (dont les titres des morceaux sont tous empruntés à des nouvelles de Borges) aux ethnofuturismes de son album en compagnie de Désaccord Majeur sous le nom (lui aussi pris à Borges) de Tlön Uqbar. Cette collaboration précise l’attrait pour la boucle, le retour, le cycle, rapprochant sa musique d’un point de vue conceptuel et parfois stylistique de celles de Rapoon, Alio Die ou Muslimgauze.

La naissance de la boucle, ou de l’ellipse peut s’opérer de plusieurs manières, pour certains cela se fait in medias res, mais Éric Latteux se plaît à d’autres approches. Ainsi, l’introduction de son album Om Vaira Sattva Hum (1996) semblait s’extirper du silence, tant les premières minutes étaient ténues.

Aujourd’hui, avec L’Incertitude des signes, c’est à l’inverse dans un bouillon de cliquetis, de torsions, d’évocations de rues comme de souterrains que peu à peu se dessine l’ondulation, un appel au rythme qui, tel le motif que le vent aura dessiné dans le sable, s’imprime en façon de retour horizontal comme de chaloupe verticale. Autrefois comme maintenant les continents semblent se rencontrer, se superposer en un fredonnement unique, le mouvement se dérouler avec légèreté sans rien sacrifier de son attache au sol.

Ce mouvement, peu à peu, à la façon d’une randonnée, se jalonne de phrases de clarinette, permettant la gambade voire le trot avec le retour d’un rythme oriental.

Mais ainsi échauffé le terrain s’accidente de nouveau et, à mi-parcours de l’unique composition qui constitue l’album, le sol se fait pierreux, métallique et ce sont les boucles post-industrielles qui viennent au-devant, mécanisant par la bielle abîmée un paysage qui s’était éclairci dans ses contours plus harmonieux. Cela pourra sans doute décontenancer qui a entendu plusieurs œuvres d’Internal Fusion avant celle-ci, car le disque se parcourt donc pour l’essentiel dans une matière obscure, se remaniant sans cesse, changeant ainsi la forme de ses boucles et laissant dans son sillage un travail méticuleux sur le bourdon, les nappes granuleuses. Autant de signes… incertains presque tangibles dans une musique qui alors n’a plus rien d’ambiant ni de figuratif mais dont la structure est comparable dans sa régularité accidentée à celle des lichens, des écorces, des ocelles dans la fourrure des fauves.

Si le poème est une forêt de signes, la musique l’est tout autant, remarquable en cela qu’elle les organise, sans signification. Des signes incertains dit Internal Fusion dans son titre, complétant au dos de la pochette « Je cherche des signes, mais de quoi ? ».

Dans la nouvelle L’Écriture du dieu, Borges raconte l’histoire d’un prêtre indien prisonnier des conquistadores, dont la cellule voisine avec celle d’un jaguar. Il déchiffre durant les seuls instants de lumière, jour après jour, année après année la disposition des taches sur le pelage, formule, somme de signes sans mots que son dieu laissa à qui pourrait l’élucider et gagnerait plein pouvoir. Mais qu’arrive-t-il à celui qui atteint la certitude, et découvre la trame totale des signes… ?

Denis Boyer