Klanggalerie
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Longtemps Martyn Bates a mûri ce qui allait prendre la forme de Kodak Strophes. Qui est attentif à la musique du duo Eyeless In Gaza qu’il constitue depuis plus de quarante ans avec Peter Becker sait combien les ambiances sonores, les collages, les textures, les impressionnismes y sont aussi importants que le rythme et la mélodie. En 1979 déjà, avant de fonder Eyeless In Gaza, Martyn Bates avait montré, le temps de deux cassettes sous le nom de Migraine Inducers, son intérêt et sa pratique d’une musique purement expérimentale, évidemment sans l’outil informatique, d’esthétique souvent industrielle et noise, c’est-à-dire conçue à l’aide d’instruments, d’objets non conventionnels, et montée avec la liberté de progresser en dehors des sentiers mélodiques et rythmiques traditionnels. Eyeless In Gaza s’est donc trouvé dès le début capable de travailler la matière sonore de manière crépusculaire et onirique, comme d’explorer le fonds folk qui a nourri la jeunesse de Martyn Bates. C’est cette capacité à évoquer le rêve de manière archaïque et moderne à la fois qui a séduit le jeune John Balance, qui interviewa le duo à l’aube des années 80 pour son fanzine Stabmental, après avoir correspondu pendant plusieurs mois avec Martyn Bates.
En 2020, durant ces mois d’isolement forcé que les confinements successifs ont imposés, la création s’est naturellement rétractée sur l’expression solitaire. Ce fut l’occasion pour Martyn Bates de donner forme à Kodak Strophes. Le premier morceau achevé, Dream Galaxies Of Nebulous Opacities, nous a été donné pour le CD accompagnant le numéro 18 de Feardrop. On en trouve une autre version sur l’album que vient de publier le label autrichien Klanggalerie. Comme la plupart des autres compositions du disque, ce morceau possède un grand pouvoir pictogène, pour ainsi dire cinématographique. Post-industrielle à certains égards, la musique de cet album est tout autant imprégnée de sons naturels, de percussions lointaines traitées, et d’inserts de différents instruments utilisés pour leur timbre bien plus que dans leur déploiement mélodique. Il faut à Martyn Bates tout le métier que les quarante dernières années ont imprimé en lui pour que l’harmonica, les cordes, les peaux ressemblent encore à la brume qui entoure son chant dans EIG, et déjà à un espace onirique dynamique presque déserté par la voix.
Qu’ils s’ouvrent dans une palpitation rythmique ou dans le bourdon lumineux d’un allongement de cordes, tous les morceaux sont très vite érodés par le geste de traitement dont la méticulosité suffit à expliquer le temps que le projet a pris pour se concrétiser. S’il j’ai déjà fait appel plusieurs fois depuis le début de ces lignes aux images du rêve et du cinéma c’est parce que, expérimental au sens noble, et ambiant dans son acception d’environnement sonore englobant, ce travail joue sur la distorsion des sensations, des équilibres, sur le vrillage de la note, l’imposition de l’eau, de l’oiseau, du vent, du feu sur la trame électrique, la superposition des motifs circulaires et de l’arborescence savante des sons de pointe. Hautement impressionniste donc, la succession des compositions donne à l’expérimenter comme une marche, avec ses dénivelés, ses alternances de frondaisons et de clairières, ses ajours et ses pénombres, ses odeurs et ses souffles, ses quelques chants fantômes, ses fredonnements. Hypnagogique, aux lisières de la chanson, mais tout aussi profondément pastorale que la musique d’EIG.
Denis Boyer