Auf Abwegen
https://paulschutzeperfume.com/
Se rappelle-t-on le « cinéma sentant » du Le Meilleur des mondes d’A. Huxley ? Dans cette dystopie sur le bonheur obligatoire, il était possible d’approfondir les sensations d’une projection en l’augmentant en odorama. On ignore peut-être (c’était mon cas jusque récemment) que Paul Schütze est aussi concepteur de parfums. Cet artiste australien assez rare s’est imposé dès le début des années 90 comme l’une des figures les plus importantes de la musique ambiante, la sienne correspondant difficilement à quelque canon de ce domaine, ceci expliquant en partie cela. Mais c’est principalement la qualité de ses compositions plus encore que leur originalité qui retient l’attention. Il faut prendre la mesure d’un travail comme Deux Ex Machina, son premier album solo (et premier CD du label australien Extreme). C’était une sorte de voyage de l’italien vers le polyglotte dans un univers aérien, gazeux comme urbain, une dérive aux instruments et traitements multiples, sorte de suite à My Life In the Bush of Ghosts d’Eno & Byrne, translation des sensations au gré des ondes et des songes. Puis viennent d’autres travaux, peu nombreux mais marquants où l’harmonique et le délié sonnent toujours l’ouverture d’un nouveau pan de ce réel fantasmé – c’est d’ailleurs, avec le dos rond de la basse, un trait esthétique marquant de la première période de Paul Schütze. C’est le moment de s’interroger sur sa récente déclaration à propos de sa musique, lorsqu’il qualifie celle-ci de « anti-narrative », et cela rétrospectivement jusqu’à ses débuts. Étrange, quand on s’aperçoit que cette musique ambiante est l’une des plus pictogènes qui soit (on a aussi en mémoire l’album intitulé Regard: Music By Film. Mais peut-être faut-il le considérer comme Eno son Music For Films : « music (looking) for films »). Non narrative peut-être, mais impressionniste assurément.
Il faut encore rappeler que peu à peu son univers musical s’est effectivement et progressivement grisé, il est resté tout aussi complexe mais s’est tourné vers plus d’abstraction et les évènements y sont devenus plus rares. Le récent The Sky Torn Apart sur Glacial Movements témoigne de ce quasi-ascétisme.
Aujourd’hui sur le label allemand Auf Abwegen (où l’on trouve aussi ses compagnons anglais d’O Yuki Conjugate dont il a produit le magistral Equator en 1994) il publie cet album, Without Thought émanation d’une exposition multimédia où justement se mêlent projections de film, de musique et de parfums (fragrances). Rencontre visuelle entre la mer et la falaise qu’elle heurte – en Grèce, celle-ci en appelle à la confusion des éléments, et c’est de cette façon que la pièce sonore a été pensée en directe corrélation avec l’image et la fragrance.
Pour ceux qui auront eu la chance d’assister à la projection vidéo / son, Paul Schütze diffusait dans le même temps à différents endroits de la salle des parfums évoquant la mer, d’autres la terre. Et si l’album Without Thought ne possède pas le pouvoir synesthésique d’évocation de l’odeur des embruns ou de celle des falaises, il garde, en dépit d’une certaine austérité dans la forme de sa musique, la capacité de faire surgir les images.
Pour le concept, c’est la ductilité de la mer, qui ordonne le passage incessant entre les extrémités stéréo de la composition. Fluctuation spatiale, mais aussi étrange impression de flottement entre deux eaux, au plus près de formes de vie discrètes, d’éclosions comme celles que capte Jana Winderen, bercées, accueillies par des vagues d’harmoniques sans chaleur, mais assez présentes pour figurer la timide pénétration de la lumière. En surface, celle-ci miroite, mais c’est assurément une matière organique plus enfouie et aux sens atténués, assistant aux remontées minérales, qui est évoquée dans cette musique de demi-sommeil. Paul Schütze dit la souhaiter comme un aperçu de l’étendue marine uniquement, sans que l’empan enclose la terre, mais que l’auditeur sente malgré cela sa stabilité sous lui. C’est effectivement d’une pénétration sans chaloupe que l’on abreuve son regard dans le miroitement obscur de cette musique de Paul Schütze. Pour la forme elle rappellera également le minimalisme d’Anemone Tube, le filin de Bass Communion, l’éclipse du Zeit de Tangerine Dream. On dit que le déficient visuel compense son infirmité par le développement des autres sens. Quelle invite qu’une telle musique pour, dans le même temps, sonder si profond et s’abandonner aux éclats lumineux sans cesse renégociés avec les vagues par le vent.
Denis Boyer