Leaf
Que reste-t-il, si l’on s’écarte des structures les plus denses – les villes, les circuits imprimés, les lignes interminables des algorithmes – une fois que l’on débouche sur une friche (combien existe-t-il encore réellement de terrains vagues ?), que reste-t-il de leur impression tyrannique ? Perd-on de vue la modernité lorsqu’on lui tourne le dos ?
Avec soi l’on traîne les machines du temps, l’oscillation du cristal de quartz logée dans les montres et les smartphones. S’enchanter d’une vue moins fragmentée que celle des fenêtres de son immeuble ou de celles de son ordinateur, ne signifie pas forcément avoir aboli son conditionnement.
Pour prendre la voie déviante, Craven Faults utilise des synthétiseurs, ne les malmène pas : la recherche de l’accident, de l’imprévisible, de la discordance, comme l’annonce le titre de cet album de Craven Faults, ne prendra pas le chemin rebattu de l’electronica glitch, de la saturation, du collage – qui veut voyager loin ménage sa monture, fût-elle de métal. Craven Faults façonne une musique fixée autour d’un motif – machine qui rêve, qui s’évade, s’envole et déjà parcourt les rutilances des étoiles, fussent-elles de néon. Les synthétiseurs, choisis dans le registre de sons vintage, s’évadent aussi en cercle nostalgique – le souvenir est l’autre friche à chérir.
Craven Faults, faussement statique, opère une coupe stratigraphique, carotte un panorama atemporel des répétitions : les pianos de Ph. Glass et S. Reich, le carillon de Ch. Palestine, le clavier synthétique de Klaus Schulze, les séquenceurs de Tangerine Dream, les cordes de Waterwheel, le clic savant d’Alva Noto.
Devant soi s’ouvre l’extérieur incertain – comment s’étonner alors de la longueur des morceaux, ils sont l’espace ouvert. Avec soi, le rythme naît de la séquence jouée sur la partie aiguë du clavier, oscillation, période du cristal de quartz qui tourne, retourne – se fait ritournelle –, alors que le lent déplacement s’opère dans la partie grave, c’est le cœur que peu à peu appelle la vibration du fantôme hyalin. La mélodie se libère de ces basses profondes, finit par abolir sa propre pesanteur et, s’échauffant, guide en torsade les déliés minimalistes. La mémoire vague alors autant vers Clock Bird, qui ouvrait le Lowlands Flight de Minimal Compact que vers Pale Blue Dot qui palpite au cœur du Eyes in the Sky de Sonic Area, et le hasard offre ainsi une belle occasion de prononcer que cette musique, traversant les époques dans son système de construction, le temps par sa capacité d’évocation du souvenir, semble lier le haut au bas, le ciel aux terres basses, le high end au low end, lui-même dépositaire des émotions enfouies, réverbérées dans la rutilance des belles mélodies égrenées et répétées.
Denis Boyer