Eyeless In Gaza – Ink Horn / One Star

Ambivalent Scale

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Où en est-on de cette redéfinition du clair obscur travaillée sur les deux derniers albums de Eyeless In Gaza, Sun blues et Winter sang ? Dans de nombreux contes, le héros doit choisir entre deux chemins, l’un bien éclairci, droit, rapide, et l’autre, embroussaillé, incertain, mais prometteur d’aventures. Dans ces contes, le héros choisit toujours le deuxième, car l’épreuve est la condition de la transfiguration. Je tiens Eyeless In Gaza (Martyn Bates et Peter Becker) pour le groupe de la voie médiane. Leur musique est toujours aventureuse mais ne quitte jamais la forme de la chanson. 

Ici encore, le travail mélodique et les arrangements ont reçu la même attention que la texture. Après quarante années d’un tel artisanat, il est logique que l’acclimatation au clair obscur bénéficie d’une grande maîtrise. Silvered Song, ouvrant l’album, s’entend comme le chant lent et pesant qui parcourt une lande au ciel noirci – le vent l’habite et c’est cet effilochement de la texture des cordes de basse et des percussions qui reflètent si justement les paroles. Je ne cesse d’y revenir, mais on ne s’est pas considérablement éloigné des Murder Ballads que Martyn Bates réalisa avec Mick Harris.

La mélancolie sans affliction de ces tempéraments si ouverts au monde pastoral s’illustre justement dans un morceau comme Throw Water at the Sky qui, s’il prend acte de la percée du soleil figuré ici par la guitare réverbérée, sait aussi s’évanouir dans la charge grise du ciel. Tout comme les équilibres entre abstraction et mélodie, clarté et obscurité sont ici entretenus, les réponses entre le chant et les instruments relèvent bien plus de la fusion paysagiste que de l’accompagnement. C’est une formule depuis longtemps signée dans Eyeless In Gaza. De la même manière qu’il est impossible de dissocier, pour qui surplombe la vallée, l’herbe verte des coteaux de l’ombre rapide des nuages qui la parcourt, de la même manière le chant éternellement jeune et élémental de Martyn Bates est organiquement lié aux résonances de cordes, aux arpèges de demi-saison, aux dégradés d’harmoniques d’un folk alenti jusqu’aux frontières de la musique ambiante, jouant sur l’abstraction, ce qui jette des ponts vers l’univers de Coil dans Short Lives, ou vers celui des Bad Seeds de Nick Cave sur l’un des points culminants de l’album, le morceau Comedown, mélange d’acier et de bois.

Il y a avec ces formations la capacité partagée de s’épandre entre chien et loup, dans le monde fixé de l’instant fuyant, du crépuscule, ou de l’aube, et c’est bien là que loge désormais la musique de Eyeless in Gaza, une zone de partage entre deux lumières, entre la veille et le rêve, le pré et la forêt. Je ne sais quelle alchimie guide leurs compositions depuis toutes ces années, il reste que la navette de tant d’instruments sur un métier si étroit force l’admiration : l’éveil de la voix, la lente articulation des basses, l’effilochement de l’harmonica, les reliefs stellaires des flûtes, les égrènements printaniers des guitares, nous sommes peut-être, plus encore qu’auparavant, de plain-pied avec ce moment essentiel où la ballade devient fredonnement, tel que le suggèrent les derniers vers de la chanson Ink Horn : « no words are calling you / just one star, alone. »

Denis Boyer