Thomas Köner – Motus

Mille Plateaux

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Depuis l’album La Barca, on sait que Thomas Köner peut s’éloigner sensiblement de son canon, c’est-à-dire d’une musique ambiante polaire aux profondes infrabasses, au ressac lent d’un souffle nostalgique, à l’effondrement tonal des harmoniques. Des field recordings du monde entier sur La Barca – comme ceux chargés pour traverser le Styx – au ralentissement extatique d’un dégel du piano avec sa vision très personnelle du tiento (Tiento de las nieves, Tiento de la luz), sa portée s’est élargie, en latitude, en temps, en luminosité.

On sait aussi que Thomas Köner a co-fondé il y a longtemps le duo de techno minimale Porter Ricks, et c’est peut-être la résonance de cette expérience autant que la possibilité rappelée de son propre iconoclasme qui permettra d’envisager la distance parcourue entre le Permafrost et son nouvel album Motus.

Une distance de forme, assurément ; jamais les vrombissements infra, les craquements organisés en torsades, n’ont constitué comme ici la charpente de la musique publiée sous son propre nom, ce qui déconcertera pour le moins : on ne se trouve plus sur la banquise, mais dans le moteur même du congélateur. Jamais non plus le socle rocheux, souterrain, sub-glaciaire, ne s’y était organisé de manière proto-rythmique, même en sourdine comme ici. C’est une musique confinée – et ce ne sont pas les circonstances actuelles, celles de la rédaction de ces lignes en avril 2020 – qui guident le choix de ce mot. Il se trouve toutefois qu’elle assimile de manière frappante l’esprit du temps. Un temps hors du temps, et c’est aussi ce que ces compressions presque insectoïdes tentent de nous dire. Et que nous dit, de manière plutôt désordonnée, Thomas Köner de cette musique ? Qu’il aimerait que ces queues de pitch transformées en texture panoramique sur leur socle mouvant de vascularisation boisée soient la musique jouée sur les dance-floors de demain, que le mouvement – motus – s’accommode de la presque immobilité, que le danseur – seul, statique ? – oscille de bas en haut, des profondeurs au ciel, du chtonien à l’ouranien.

Et que sans doute cette musique, à la manière d’un arc électrique, montre que les inverses ne s’annulent pas vraiment, mais génèrent assez d’interférences pour façonner cette forme primitive jouée par les synthétiseurs granulaires, entendus en marge du blanc, en marge du noir, dans une gamme infinie de gris comme celle que déclinent Leif Elggren et John Duncan, et que, à défaut d’emporter le souffle, d’embuer le regard, de diffuser le frisson comme l’ont fait ses blocs d’effondrement glacés, cette musique traduise comment un picotement électrique au bout des mains peut suivre le tracé complexe des sillons digitaux.

Denis Boyer