Anemone Tube, Jarl & Monocube – The Hunters in the Snow

 

Auf Abwegen

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De la peinture de Pieter Bruegel, on établit trois grandes périodes. La deuxième met en scène principalement les mois, les saisons. C’est celle qu’Anemone Tube a décidé de « contempler ». La description, l’analyse de tableaux, ont donné lieu depuis longtemps à d’impressionnants exercices d’élucidations, c’est-à-dire à la lettre, d’éclairage. Les tableaux de Bruegel s’y prêtent plus que d’autres, riches en détails de la vie profane des Flandres dans les derniers échos du Moyen Âge. Le discours s’arrange d’offrir à la peinture ses prolongements. Huysmans, dans un court récit d’invention intitulé La Grande Place de Bruxelles, a recréé l’ambiance, le courant, l’esprit et j’irais jusqu’à dire le timbre des compositions de Bruegel.

Rares, très rares sont les exercices d’accompagnement musical d’une peinture. Musique d’évocation, de miroir projetant le reflet d’un autre plan, d’une autre dimension, elle prend à sa charge une part de la correspondance. Ici, Anemone Tube, pseudonyme de l’Allemand Stefan Hanser, accompagné sur quatre des cinq morceaux de l’album The Hunters in the Snow tantôt par le Suédois Erik Jarl, tantôt par Monocube (de Russie), une autre fois par les deux, a projeté les impressions traduites en musique de sa contemplation des cinq tableaux « saisonniers » de Bruegel l’Ancien (le sixième ayant été perdu).

Peut-être conviendra-t-il tout simplement de mettre en regard ces cinq tableaux de Bruegel et leur évocation initiée par le musicien allemand. La manière de celui-ci est décidément marquée par les esthétiques ambiantes sombres et post-industrielles, autant que par un certain ésotérisme représenté par les volutes pré-mélodiques. Pour The Gloomy Day (La Journée sombre) par exemple, le ciel lourd de la fin d’hiver, le dénuement des branches, le drame des bateaux maltraités par la grosse mer au dernier plan, la grisaille verdâtre du ciel et de la terre, rencontrent un lent mouvement musical de drone fluctuant, ponctué du tintement de ce qui est peut-être la chute des perles de glace depuis les branches nues, un tissage d’harmoniques comme le rayon de lumière perçant courageusement les nuages pesants. Il ne s’agit pas d’une musique à programme ni d’un exercice de description (ici pas de cris, de chants, de pas), c’est bien plus que cela, c’est une traduction intime dévoilée en miroir, et il ne semble pas déplacé d’y trouver les courants secrets qui lient la peinture et sa musique, leurs correspondances synesthésiques. Encore, sur The Hay Harvest (La Fenaison), le son est pris dans un mouvement mécanique, un travail sur le métal et la terre cuite, perdu dans l’écho comme le grand lointain devant quoi les paysans évoluent. Mais il semble que là où le travail de composition de Bruegel s’apprécie particulièrement dans la construction en profondeur, dans le jeu de la perspective, celui d’Anemone Tube et de ses collaborateurs semble progresser en manière de balayage. Ce n’est pas simplement la qualité de déroulement de la musique qui mène à ce sentiment, c’est aussi le rythme qui la sous-tend, une lente répétition, un étalement en bas-relief musical de la peinture de ce plat pays.

Cela mène jusqu’à l’insolite sonorité maritime dans la pièce liée au tableau The HarvestersLa Moisson. L’ambigüité du timbre est levée pour peu qu’on considère comme englobante voire étouffante la chaleur dont certains se reposent déjà au premier plan du tableau. Le soleil, la masse de blé qu’il reste à moissonner et, tout de même, en arrière-plan l’étendue aqueuse surplombée de brume de chaleur. C’est ainsi que très curieusement cette pièce finit par prendre une coloration très industrielle, concentrée sur le bloc de son et ses échappements. On aurait pu s’attendre à plus de mélancolie lorsque le soleil de midi menace ainsi, mais c’est la pièce suivante, réalisée par Anemone Tube seul, qui est la plus affligée. C’est La Rentrée des troupeaux ; il est vrai que le rythme lancinant de la marche des bêtes, leur destin prochain sans doute, mais aussi le ciel noirci, inclinent à ce beau mouvement tidal presque dark ambient.

Quand l’album se conclut, sur une pièce animée par les trois musiciens réunis, c’est pour la pièce titre, la plus longue aussi (dix-huit minutes), s’accrochant à l’un des tableaux les plus impressionnants de Pieter Bruegel, Chasseurs dans la neigeThe Hunters in the Snow. Ici encore, comme pour la pièce d’ouverture, le balayage domine, scannant le tableau en deux dimensions et répondant perpendiculairement au fond du paysage, à la dureté inexorable de roche et de neige. Progressant, la musique pourtant se heurte à la vie des premiers plans, opiniâtre face au petit âge glaciaire : les chasseurs peu chanceux, leurs chiens, les occupations auprès des habitations, le feu et, moins grave mais tout aussi essentielle, l’activité des patineurs en contrebas. Même sans écarter l’étrange concordance mer / blé de la troisième pièce, on trouve dans cette musique, principalement dans la première et la dernière pièces, une lente mise en branle de l’immobile, une animation par la respiration. Il me semble également que Thomas Köner a souvent fait de même survolant les étendues arctiques réputées invivables, dévoilant l’imperceptible mouvement de la lumière sur le bourdon immobile.

Denis Boyer