Les Nouvelles Propagandes
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Vétéran de la pratique d’une musique dite industrielle, Jean-Yves Millet s’est fait connaître sous le nom de Cent Ans de Solitude et avec son propre label Les Nouvelles Propagandes. Le terme de musique industrielle, tel qu’il a surgi à la fin des années 70 dans le sillage de Monte Cazazza et Thobbing Gristle a ensuite accédé à la postérité que l’on connaît, jusqu’à sa translation vers l’électronique pure ou le métal, mais cela montre aussi la vigueur d’un tel concept qui ne peut sans doute rester contraint aux seuls bruits de l’industrie détournés en œuvre musicale. Aussi bien pourquoi ne pas préférer pour nommer l’esthétique industrielle old school le terme de « musique futuriste » puisque son programme était défini bien avant les retombées du punk, avec L’Art des bruits de Russolo en 1913…
On le voit, la musique industrielle ne peut longtemps rester enfermée dans les murs de l’usine, elle intègre et reflète souvent la vie du siècle, le plus souvent ce que celui-ci recèle d’horrible, de mortifère, car la musique de l’industrie montre avant tout l’aliénation, l’écrasement, la déshumanisation. Certains alors lui ont associé les pulsions des déviations les plus extrêmes. La musique industrielle est-elle finalement si déshumanisée ou bien humaine, trop humaine ?
La charogne, la machine, la beauté effrayante de la bielle, les échos de la guerre, les retombées atomiques, voilà ce qui semble en partie nourrir Cent Ans de Solitude. Mais s’y limiter ce serait ignorer que Jean-Yves Millet a emprunté son pseudonyme au monumental roman de Gabriel García Marquez. A priori pas grand chose de commun avec le village sud-américain imaginaire de Macondo, les progrès de plusieurs siècles agrégés en quelque cent années déroulant le récit à la fois cyclique et rectiligne de la famille Buendia, née autant de la chair que de la magie des légendes. Mais il n’est pas impossible d’écouter ce CD live sous cet angle précisément, d’associer le geste musical de Cent Ans de Solitude au « réalisme magique » de Cent Ans de solitude. Alors on ne peut que penser aux premières pages, lorsque le gitan Melquíades apporte à Macondo l’énorme aimant qui attire à lui jusqu’aux charnières des huisseries, fait grincer le métal dans toutes les maisons. Il n’est pas besoin de pousser l’écoute très loin pour entendre le bruit du fer, réalisé en live avec différentes pièces apportées par le musicien : l’artisanat, prototype de l’industrie. Dans les couloirs et les chambres de la maison des Buendia, dans les rues multipliées de Macondo, les odeurs, les cris, les rêves, les guerres, les amours et les meurtres s’enfilent comme dans le corridor d’un rêve sans fin. Une telle ambiance à la fois palpable et éthérée s’entend aussi bien dans ce concert de Cent Ans de Solitude où les voix nombreuses s’imposent et disparaissent en cris, en imprécations ou en faisceaux démembrés, jusque dans les stridences du métal travaillé.
Telle une fumée, la musique de Jean-Yves Millet s’élève et se condense en altitude : elle donne à voir de haut. La musique industrielle aurait pu s’inventer comme la bande originale du film Stalker de Tarkovski (R. Rich et Lustmord en avaient d’ailleurs ensemble créé une), contemporain de son invention, elle pourrait aussi rétrospectivement être la bande son du roman L’Île de béton de Ballard, du cycle A Boy and His Dog (Vic & Blood) de Harlan Ellison. C’est-à-dire qu’elle s’adapte, pour peu qu’elle s’accorde un minimum de plasticité, aux récits de terres dévastées ou en passe de l’être puisqu’elle met en avant les risques de la technologie, de l’industrie, pas seulement ceux de l’aliénation. Cent Ans de Solitude avait ainsi, en compagnie de Flint Glass, publié et présenté en live à plusieurs reprises l’accompagnement imaginaire du film muet Sprengbagger 1010, où la machine joue un rôle central.
Alors, bien sûr, lorsque la texture se solidifie, lorsque les voix narrent, elles peuvent rapporter les échos d’une tension née des blocs totalitaires. Même loin de Macondo, elles font écho à la guerre des libéraux (au sens politique) contre les conservateurs dans le roman de García Marquez, dont l’un des personnages principaux, le premier Aureliano, devient le héros puis l’exécuteur froid des idées libérales rapidement détournées. Car avant tout, semble nous dire le texte comme la musique, c’est la guerre. Et qui lui sacrifie, quelle que soit sa cause, finit par perdre l’homme de vue.
Ce live à Lille est un modèle d’une appropriation personnelle bien qu’orthodoxe des canons industriels, il évolue dans le cadre très défini d’une esthétique nappée de musique ambiante mais aussi respectant les cadences, les lointains appels de la corne, la fusion du métal et des voix dans la cheminée de l’usine – de l’homme et de la machine dans le haut fourneau. C’est déjà l’écho du bouleversement du 19e siècle, où s’achève à peu près le récit de García Marquez.
L’air vibre dans la musique de Jean-Yves Millet et soyons sûrs que ce n’est pas d’un tremblement vernal mais plutôt d’un frisson hivernal. Pourtant… Macondo est traversé de proche en proche par l’exaltation des jeunes sangs, de l’amour qui bien souvent paraît promis au malheur, pourtant… la musique de Cent Ans de Solitude est parfois survolée de bourdons d’harmoniques qui projettent indéniablement sur elle une lumière orangée, voire le fredonnement sur le morceau The Unacceptable Face of Beauty. C’est de ce fatalisme que Jean-Yves Millet semble se souvenir sur scène, lorsqu’il tisse patiemment avec les métiers qu’il connaît si bien une nouvelle trame industrielle. La répétition dans l’évolution, le rougeoiement sans cesse renégocié des braises dans le fourneau, en font une œuvre très maîtrisée d’une abstraction narrative, ou de manière tout aussi oxymorique, d’une lente mais certaine progression dans la répétition. Aussi bien, l’aïeule Ursula Iguarán Buendia, dépassant pour ce qui la concerne l’âge de cent ans, constatait-elle inlassablement que « Le temps ne passait pas (…) mais tournait en rond sur lui-même ».
Denis Boyer