Databloem
L’univers de Roberto Galati s’est construit sur un socle de glace, et c’est sa particularité d’avoir injecté dans ce bloc d’isolationnisme arctique tel que nous l’avons exploré dans les pages du Fear Drop 17, les étirements et les vaporisations de cordes hérités de MBV, Labradford, Fennesz, Stars Of The Lid… L’orangé alors vient se mêler aux écailles bleutées de la banquise.
Toucher un infini, en rapporter l’expérience, c’est forcément le faire parler, et pour opérer ainsi, il faut le corrompre, le faire entrer dans le mouvement. Il me semble que Roberto Galati n’a jamais prétendu autre chose, que son appropriation du drone arctique n’est rien d’autre qu’un délicat éveil de la glace à la fusion, aux courbes qui portent la mélodie dans ses craquelures.
Sur ce nouvel album, Fragility, Roberto Galati a rendu compte de ses périples dans des espaces isolés ajoutés à ceux des pôles. Ce n’est pas contre toute attente, car l’expérience de la solitude dans la marche, celle de la confrontation aux grands espaces peut se passer en partie de la glace. Certes, on y perd l’illusion du statique, le grondement, mais il subsiste précisément dans cette musique le lent déploiement des harmoniques, le mouvement du dessous des choses, de la terre, de la pierre et même du dessous du vent. Ici, les vagues de cordes traitées, les fantômes mélodiques allongés, survolent le pépiement, l’écho dispersé d’un pitch comme le salut d’un oiseau, les clusters de concrétions minérales.
Cette musique ambiante, élargissant son rayon de translation symbolique, sa relation à la géographie, gagne en couleurs d’harmoniques, enrichit sa mélancolie des lumières d’autres crépuscules, Roberto Galati y traçant de larges veines, les tirant des mêmes flux que Troum.
De la même façon que Johannes Malfati a réfléchi à la mise en mouvement de la glace par la surge afin qu’elle quitte sa position d’absolu et entre dans le domaine de l’exprimable (https://denisboyer-feardrop.blogspot.com/2017/04/surge-le-dernier-chant-des-glaces-donne.html), de la même façon Roberto Galati témoigne que sa visite dans les confins l’a mené aux sources de l’expression : l’expérience de la matière n’est communicable que parce que celle-ci subit dans son cœur quantique comme dans ses interactions physiques, une multitude d’événements. La musique est cela, aussi proche de la fixité et du pur présent soit-elle, elle se déplace dans le temps. Le drone est l’événement le plus proche de la trame des choses sonores. Sa vocation de voyageur des grands espaces isolés paraît avoir donné à Roberto Galati la possibilité d’occuper en tant que musicien un espace qu’il élargit sans dommage aux marges de la matière, mettant son clavier et ses guitares sur le métier du tisseur de mouvements premiers : la fragile oscillation de basses synthétiques absorbées par le lointain, le souffle des cordes allongées déployé comme dans un Orient sans frontière, traversé du mystère d’autres cordes pincées avec économie dans le sable.
Dans le désert le vent souffle et soulève ce sable, aux pôles de larges pans de banquise se décrochent, la tectonique et les éléments modifient imperceptiblement les montagnes (comme celle qu’il a photographiée pour la pochette, à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan) – c’est cette fragilité de l’infini que Galati a traduite ici. Parce qu’il se souvient que le temps ne nous sera jamais communicable que comme l’éternité mise en branle.
Denis Boyer