Gruenrekorder
Ces deux compositrices, l’une allemande, l’autre d’origine néo-zélandaise, appartiennent à l’une des premières générations de la musique acousmatique. Leurs chemins se sont déjà croisés, aboutissant à une première collaboration à la fin des années 1970. Elles ont chacune travaillé pour un CD de ce double album, puis se sont mutuellement soumis leurs sources pour d’éventuelles insertions. Annea Lockwood compose principalement à partir de sons environnementaux, d’origine aquatique, spatiale ou tellurique, ici principalement extraits des fréquences inaudibles à l’oreille humaine, avec bien sûr un traitement sur la tonalité, permettant leur accessibilité. S’y sont mêlés les sons de Christina Kubisch, pour l’essentiel issus de champs électromagnétiques. C’est leur point commun dans la démarche mise en lumière ici : mener à l’écoute ce qui d’ordinaire ne s’entend pas. Les compositions de Lockwood, irradiées des champs magnétiques de son amie, gardent trace de leur origine naturelle, et l’on se prend à opérer des rapprochements avec les pièces les plus discrètes d’Artificial Memory Trace ou Yannick Dauby, qui seraient prises dans le tissu bourdonnant linéaire d’Éliane Radigue. Pourtant, quelques aspérités sonores rendent par endroits ce travail plus aride, même si les ondes voyagent, jusque dans les tubulures les plus fines, propulsant les échos assourdis dans toutes les matières traversées.
Quant au disque de Christina Kubisch, traduisant lui aussi « la vie secrète de l’inaudible », il intitule sa première pièce Nine Magnetic Places et veut rendre hommage au livre de Breton et Soupault, Les Champs magnétiques, l’une des œuvres fondamentales du surréalisme, élaboré suivant la technique de l’écriture automatique. Pourtant, pas d’image sonore stupéfiante. La sobriété de forme de sa collaboratrice est respectée par Ch. Kubisch. À ceci près qu’elle dirige sa composition, qui tient tout autant de la révélation puisqu’elle rend audible des fréquences électromagnétiques, sur un fil électro-ambiant la rendant plus musicale, estampillée par le geste des canons de l’acousmatique peut-être, mais aussi passée au filtre de la musique industrielle minimaliste. Des fuseaux traversent la pièce de loin en loin, qui évoquent aussi les expériences cosmiques de années 70. Sa deuxième pièce, plus longue, s’établit dans le même champ esthétique et confirme la compositrice allemande dans une forme de musique ambiante qui reste éminemment concrète, un paradoxe assumé puisque l’objet sonore de base est intangible.
Il semble alors que tant dans la forme que dans toutes les figures techniques et symboliques de son œuvre, elle parvienne, involontairement sans doute, à la dimensionner plus loin que celle d’Annea Lockwood, en ceci qu’elle réserve dans ses respirations, ses vagues voyageuses, une imagination qui déborde l’austérité de son timbre. Il n’y a pas de raison particulière de se prévenir contre cette austérité, elle revêt souvent les œuvres de Slavek Kwi, de Thomas Tilly. Mais ici la juxtaposition des exercices montre que l’avantage est à Christina Kubisch car si l’une comme l’autre nous promettaient « la vie secrète de l’inaudible » – une vie secrète, voilà une suggestion romantique – elle est bien la seule des deux à en avoir évoqué le mystère par ses épiphanies de musicalité.
Denis Boyer