Cent Ans de Solitude & Flint Glass – Sprengbagger 1010

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Les Nouvelles Propagandes

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Un homme montre le déchirement existant entre la nostalgie de ses racines rurales et le progrès technique ravageur que ses talents d’ingénierie vont précipiter par la mise en œuvre de sa monstrueuse machine excavatrice. Voici le thème de Sprengbagger 1010, film de 1929, que Cent Ans de Solitude (J.-Y. Millet qui anime le label Les Nouvelles Propagandes depuis le milieu des années 80) et Flint Glass (G. Trémorin) ont éclairé de leur musique. La tâche est compliquée, on le sait ; créer l’accompagnement d’un film muet demande le respect scrupuleux non seulement de l’œuvre, mais aussi de son script, c’est-à-dire impose des rythmes et des densités, des tensions et des éclairages qui sont extérieurs et antérieurs à la musique. L’exercice exige dans le même temps une démarche assez originale pour ne pas se cantonner à la musique à programme, pavlovienne. En un mot une appropriation respectueuse.

Sans avoir vu la projection pour laquelle le duo a travaillé (déjà présentée à Paris en 2016 ainsi qu’au festival de Wroclaw (Vratislavie) en Pologne le 2 novembre 2017), il est acquis que la synchronisation a été au cœur du dispositif. Il reste à examiner pour qui souhaite écouter l’album témoignant du projet, l’autonomie musicale des compositions, de leur agencement et leurs différentes vertus. Il n’est pas question de trahison de l’œuvre lorsqu’il s’agit des différentes images et symboles que lève un « soundtrack », puisque c’est avant tout sa vocation. Le duo français a pris à sa charge d’interpréter, dans ses styles de prédilection, la fameuse tension au cœur du film de Carl Ludwig Achaz-Duisberg, et surtout le rôle central de la machine qui, moderne moloch, épuise la substance et la volonté du travailleur. Les compositions, la plupart de courte durée, emmagasinent chacune la vitalité de la puissance industrielle, la virtualité des vapeurs de la machine, sous forme ambiante, bourdonnante et fluctuante, et les différents appels à un retour pastoral lequel très étrangement semble résonner sous forme de mélodies, ou d’évocations mélodiques, électroniques qui parfois se reconvertissent en sifflement de vapeur. Ces vagues, l’apport de Flint Glass, ne cèdent en rien de leur identité et traduisent la lumière, les espaces ouverts, un âge d’or aussi sans doute – avec toute la part de fantasme qu’une telle notion induit. À aucun moment l’exercice n’obéit à ce que l’on appelle depuis des années l’électro-industriel. L’équilibre se fait ailleurs dans une pression dramatique et, des sons de l’industrie (les chaînes sont manipulées en direct) à ceux d‘une machine électronique, il y a fusion au service d’une tension. La part assumée de rétrofuturisme cligne de l’œil vers une époque encore imprégnée artistiquement de Futurisme, mais aussi, répétons-le, signe une approche originale et assumée de l’affrontement nature vs. technologie, comme si l’homme était engagé à exprimer jusqu’à sa naturalité par le truchement unique de ses appendices technologiques. Sans que la musique y ressemble si souvent, c’était aussi la réussite, au cours des années, de ce grand projet polymorphe que fut Coil.

La qualité des trames, des éclairages de Sprengbagger 1010, de cette bande-son, l’arrivée toujours à propos des plages ambiantes dans une couleur industrielle mesurée, constituent, à mon sens, l’une des réflexions musicales récentes les plus abouties sur le modernisme parvenu à ses limites après la Première Guerre Mondiale, la première guerre industrialisée.

Denis Boyer