Auf Abwegen
Pour beaucoup, l’album Equator d’O Yuki Conjugate, publié en 1995, fut et est encore une borne, un repère où menaient divers courants tous plus ou moins marqués de couleurs musicales franches : musique industrielle, ambiante, d’influence ethnique… Equator, quatrième album du groupe, est à cet égard, et pour la qualité de ses compositions, leur chef d’œuvre. Produit par Paul Schütze, il incorporait de très nombreux instruments, la plupart exotiques, et parfois cette basse que l’on entendait précisément sur les albums de Paul Schütze et que Paul Smith (Blast First) fit onduler si élégamment lorsqu’il accompagna le musicien australien sur scène. Paul Schütze et les musiciens d’O Yuki Conjugate n’ont pas seulement donné la couleur parfaite d’une époque qui célébra l’ethno-ambient, ils ont, tout autant qu’Eno et Jon Hassell avec Possible Musics, et dans leur sillage, laissé sur le paysage un disque indémodable, tout en lentes respirations humides, en reptations arborescentes, en ondulations lumineuses. Il était moins question qu’aujourd’hui de field recordings. Je ne crois pas que leur ajout aurait augmenté le disque d’aucune manière, il portait déjà l’évocation de la forêt équatoriale, restant à chaque moment éminemment musical. Point de référence à l’aune duquel je suis souvent amené à mesurer d’autres compositions, il reste le modèle auquel je compare l’Orbus Terrarum de The Orb, et non l’inverse.
Un peu plus de vingt ans après Equator, Andrew Hulme et Roger Horberry (le « noyau » d’OYC) ont ressorti des bandes datant de l’époque d’Equator, et en quelques mois en ont façonné deux nouveaux morceaux (The Fate of Less Valuable Animals et Darkness Was Here Yesterday), qu’ils ont réunis sous le nom de Tropic. De l’équateur aux tropiques, de 1995 à 2017, le monde d’O Yuki Conjugate est resté le même. Ce sont les densités, les éclairages, les durées qui ont évolué avec la latitude.
Aussi luxuriante que celle d’Equator, la vie de Tropic est aussi plus allongée ; ce n’est pas uniquement la longueur des morceaux (environ 25 minutes chacun, l’édition en LP prend tout son sens), mais aussi leur métabolisme, qui semble se modeler sur les plus impondérables ambiances d’Equator. Si ce dernier était un disque pluvieux, Tropic est brumeux. Ce qui n’empêche pas de trouver, en de multiples endroits, les liens serrés qui les unissent. Le second répond véritablement au premier. C’est d’ailleurs sans surprise que l’on entend sur la première pièce une manière de fredonnement, une séquence empruntée à l’introduction de Skinned, le quatrième morceau d’Equator (les morceaux d’Equator se prêtent de toute manière à la réinterprétation, comme l’avait montré avec bonheur l’album de remixes Sunchemical en 1995). Tropic, de la même manière que son aîné, s’ouvre en lumière, en vague de lumière, et se peuplera progressivement de motifs, à l’arrivée toujours discrète, mais aussi notables que des rythmes dans la partie finale de Darkness Was Here Yesterday ou des résonances boisées. Ce sont autant de reliefs dans ce terrain onirique et mouvant, jamais fracturé.
L’air vibre, chargé d’embruns cuivrés, d’insectes furtifs et de froufroutements de feuilles. Derrière les troncs, des mirages semblent jouer à cache-cache, ils respirent lentement et se déploient jusqu’à se confondre avec l’atmosphère. C’est bien affaire de respiration et, intimement plongé dans le déroulement de cet ambient dynamique, en parfaite familiarité, on se laisse happer à son tour par le sinueux des nappes, les torsades d’harmoniques, et l’on accorde son propre souffle à la matière de ces deux tropiques crépusculaires.
Denis Boyer