Headphone Dust / Die Stadt
Il est des histoires fantastiques dans lesquelles on rêve chaque nuit du même monde, dont le décor change insensiblement, où les mêmes êtres sont présents, des rêves qui portent une vie parallèle. Mais enfin, pour que celle-ci se distingue de la vie réelle, il lui faut un goût, une densité, une couleur, une hygrométrie, que sais-je encore qui, combinés ainsi, ne se rencontrent que dans l’imagination, en un mot il lui faut cette étoffe du rêve. Ainsi du Little Nemo de Windsor McCay, ainsi de La Cité des songes de Rudyard Kipling…Un rêve qui n’échappe plus sans pourtant se laisser domestiquer, un rêve dont on est l’habitant… Il en est de même de la musique de Fovea Hex, ce groupe formé autour de Clodagh Simonds. Une première trilogie, Neither Speak nor Remain Silent, où se réalisait le koan zen (« Ne parle ni ne te tais »), une musique véritablement logée entre le silence et le son solidifié, au cœur de quoi la voix suspendue – affranchie de l’attraction sans sacrifier sa gravité – se trouvait parfois happée en un instant anéchoïque (Bloom) ; puis un album, Here Is Where We Used to Sing, à la justesse mélodique intemporelle, avaient plaqué l’empreinte d’un phénomène musical aussi étrangement familier et inaccessible que les mondes de sérénité utopique que l’on fréquente en rêve, y retrouvant demeure à volonté.
La nouvelle trilogie, The Salt Garden, s’est ouverte par un premier EP en 2016 – j’avais parlé d’ « un point de vibration qui prononce la fin ou le début de la fragilité ». Cet espace d’équilibre, ou se suspend tant la lumière que le souffle, la pesanteur que l’évanescence, le mouvement que le minéral, a pris pour emblème ces croissances minérales que l’on joue à créer en manière d’agrément (« jardin de sel »). Réduit, précaire, mais reproduisant en vertige fractal la beauté complexe et illimitée de la formule du monde.
The Salt Garden II prolonge donc l’exploration de ce monde situé dans les interstices du rêve éternel. Symbolisme et romantisme y vivent leur plus sobre expression, dans un pastoralisme au couvert de nuages courant sans menace. La voix de Clodagh Simonds (souvent réverbérée sur plusieurs pistes) traverse, telle la courbe des collines, telle le cours du ruisseau dans l’herbage, miroitant de fugitives étincelles, un paysage musical aux formes dociles comme l’herbe au vent (violon, claviers…). Les paroles de Clodagh Simonds chantent ce ciel où la lumière coule au travers de nuages, inondant pour un instant les champs de l’existence singulière. Elle chante l’extase de saisir ces courants de lumière, jusqu’à fondre sa voix, dans le morceau All Those Signs, avec celles de Laura Sheeran et de Brian Eno, venus alimenter le faisceau. Michael Begg et Colin Potter, magiciens de l’expérimentation expressionniste, sont toujours les discrets et patients jardiniers de ce paysage, dont l’art du flou l’emporte sur celui de la barrière. Ils finissent, peaufinent le tracé onirique : la rosée que Colin Potter disperse sur les pianos de Clodagh Simonds dans le morceau de fermeture, Piano Fields I, tremble de ses petits feux, à moins qu’il ne s’agisse des phosphènes qui tapissent les paupières du rêveur au seuil du réveil.
Denis Boyer