ferme-l’œil
Anywave
Le métier des deux frères Charlot formant Maninkari est vaste, vaste comme l’océan. Il arrive que celui-ci s’agite et éclabousse, s’élève et rugisse. Il arrive aussi qu’il préfère sa surface miroitante, comme sur le précédent album L’Océan rêve dans sa loisiveté. Il déploie alors, dans la plus obscure évidence, la surface du rêve. Qui observe les éclats d’un soleil rasant sur une eau à peine troublée mais jamais plus calmée que les feuilles du tremble, aperçoit dans le même temps l’insaisissable du songe ; telle est la musique de Maninkari. À l’instrumentarium varié, et débordant l’habituel orchestre acoustique / électronique du musicien bourdonnant, les frères Charlot ont préféré dans Organolaficalogramme le socle baroque de l’orgue, du violon, de l’alto et des percussions. La vibration s’ancre alors aussi profondément que la basse d’orgue le permet, celle-ci rêvée en fantôme des phrases plus claires, filant une seule ligne où la psychonavigation s’accomplit. Autour de ce fuseau d’orgue, compactant l’expérience sensorielle en la seule lumière, volètent les étincelles de cordes. À elles toutes elles illuminent un peu la nuit et peut-être plus encore elles la percent. Musique sacrée d’une mystique probablement sans dieu, Organolaficalogramme dessine en pulsant l’ampleur du manteau d’ombre, trace le contour d’une nuit dont le songe est musique seule. Dans l’expression la plus minimale, qui sied à cet exercice, les frères Charlot se montrent une nouvelle fois oniromaîtres, terme que je me permets d’inventer, singeant de loin leur cryptophasie de jumeaux qui dans certains de leurs titres d’albums, de dessins, relève d’une syntaxe « onirisée ».
Semblable encore en cela au domaine du rêve, la pratique des frères Charlot peut verser de la musique au dessin comme deux plans se croisent et s’alimentent. Le nom de Sphyxion, qu’ils empruntent plus volontiers avec leurs expériences graphiques, est aussi devenu depuis peu leur alias pour la composition d’une musique qui ne doit pas moins au rêve et à l’élargissement de la conscience mais parcourt pour cela des voies plus technologiques. Cependant, comme le rêve est souvent une forme de la nostalgie, Sphyxion joue une musique que l’on qualifierait sans scandale de rétrofuturiste, empruntant à la cold wave et aux synthétiseurs minimaux des pionniers cosmiques. L’extérieur intérieur, le « désintégré réintégré » de Moebius, voilà peut-être de quoi ce rêve synthétique des jumeaux est le paysage. Aussi loin que le regard porte dans cette musique, il entrevoit un horizon bleuté qui pourrait aussi bien être la toile de fond d’un espace suréclairé. Sous la surface aqueuse, peut-être une peau, peut-être une carène de vaisseau, la musique pulse, ondule, caresse ; la matière électronique revendique alors, et pour le reste de l’album, son tropisme organique. C’est probablement ce qui fait de Shyxion, plus encore qu’une continuité des expériences électro cold des années 70 à 90 (de Kraftwerk et Eno à Autechre et Seefeel en passant par Section 25), une manière d’équivalent chromé de Rapoon… Le rêve, le paysage, jusque dans ces souffles lents et verticaux, rasant les reliefs et les assimilant. Sur cette chaloupe hypnotique, une voix féminine (Zoé Faget) navigue parfois de conserve, sirène sous la brume, répétant de sa voix froide la prétention au sang chaud que proclament les belles vagues de synthétiseurs : le silicium se rêvant humeur.
Denis Boyer