Omempathy
Il existe un endroit où le printemps et l’hiver règnent ensemble, un endroit où la tiédeur n’empêche pas de frissonner. Dans la musique, il existe un tel endroit, un tel chemin… There is a path / A green line... Ce lieu a pour jardinier Michael Begg. Seul ou en duo, il fait de Human Greed le terreau d’une réflexion qui s’échappe de la musique pour revenir s’y replonger. C’est ce dont la musique se charge alors qui façonne Human Greed en place de mystère éclairée, de paradoxes aussi vivants que le miroitement capricieux de la labradorite irisée. Car il est bien question de lieux, ceux que l’on ne peut quitter comme ceux que l’on ne peut atteindre ; à notre image, la musique erre dans la nuit, comme le papillon à l’entour de la flamme. Let the Cold Stove Sing (« Que chante le poêle froid ») est certainement le disque le plus sombre de Human Greed. Il n’a pas été conçu comme une entité, contrairement à plusieurs des derniers albums du duo maintenant animé du seul Michael Begg. C’est une collection de titres qui ont pour point commun d’avoir été pensés pour le théâtre, des galeries ou des installations, c’est-à-dire pour accompagner un lieu. Mieux : pensés pour être diffusés dans ce lieu, cet instant. C’est pourquoi ils montrent, presque plus que leurs prédécesseurs, la nostalgie de leur empreinte physique. Qu’ils gémissent (pianos et d’autres cordes) sur le morceau éponyme de l’album, qu’ils fredonnent dans une nappe mélancolique (Pendrachin Wood: Pollen and Frost), ils portent tous la marque, nous dit Michael Begg, de la fracture qui existe entre la musique et le lieu. L’invention de l’enregistrement, puis celle de sa diffusion, ont changé à jamais notre rapport à la musique, auparavant possible uniquement au moment et dans le lieu de son exécution. Un nouveau comportement est alors apparu, le besoin de répéter l’écoute à l’envi. Indéniablement, nous sommes devenus des animaux fouisseurs, « archéologues » dit Michael Begg, en ce sens que nous re-parcourons indéfiniment les compositions que nous aimons – le terme de lecture prend alors un sens bien plus profond. Cette archéologie sonore que Michael Begg porte à l’évidence, ses morceaux s’en veulent donc les témoins, comme le prouvent les field recordings plus nombreux qu’à l’habitude (Paris is Closing, Francis Bacon : A Room, Louise Bourgeois: A Cell, Leisure in F…). J’en reviens à l’obscurité qui décidément habite tout cet album. Du charbon – engramme du noir – que sont devenues les braises dans le poêle froid, Michael Begg a tiré l’analogue du support froid, vinyle, bande, aluminium ou pire encore : fichier digital, et qui attend dans son immobilité notre volonté de le re-virtualiser, de le faire remonter à la lumière, à la chaleur. Ici, le doux paradoxe est donc de faire chanter le froid, le noir, d’investir le possible avec du mouvement : le piano pleut souvent – comme dans un été écossais – sur ce dégradé de gris anthracite, il nettoie la brume, effiloche le drone et, telle la flammèche dans le poêle qui s’éteint, promet de dormir sous la cendre et de s’éveiller au premier souffle.
Denis Boyer