Sonic Area – Eyes in the Sky

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Ant-Zen

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On avait laissé Arnaud Coëffic / Sonic Area dans les folies d’absinthe et les fantasmagories du spiritisme sur l’extraordinaire album Music for Ghosts. C’est quatre ans plus tard, « le regard dans le ciel » que l’on reprend connaissance, et l’on a franchi en réalité plus d’un demi-siècle, soit la durée qui sépare la sépia où se côtoyaient les fantômes de Huysmans, Méliès et Redon, du technicolor de la conquête spatiale : Eyes in the Sky est publié, à escient, cinquante-cinq ans jour pour jour après la mise en orbite de Youri Gagarine. Cette date du 12 avril 1961 semble, pour Arnaud Coëffic, cristalliser tout ce que la première migration de l’homme hors de la Terre peut faire rayonner, en soi et à rebours, de rêve et d’imagination. Cette musique du « Futur antérieur » poursuit les rutilances spatiales de la science reine comme des premières textures synthétiques qui sont ses filles – la fusée Vostok commandée par les claviers de Tangerine Dream.

La musique de Sonic Area est essentiellement électro, j’ai hésité à écrire électronique mais je crois qu’il est encore juste de la nommer électro. Pourtant, dès ses premiers disques, mais plus nettement depuis Music for Ghosts, cette électro est l’ADN mutant d’une musique qu’elle contient en germe, formule augmentée d’autres hélices ; là un tournant de siècle, ici un carrefour stellaire.

Eyes in the Sky se déroule ainsi en spirale, plus prosaïquement cela signifie que les constructions y sont plus répétitives, bouclées, hypnotiques, et même en apparence plus minimalistes. Les motifs synthétiques, respirant sur de longues périodes, se répondent comme signaux de radar et échos stellaires. Mais ce minimalisme n’est que de façade car peu à peu, sur le morceau d’ouverture (Neon Tunnel Drive) par exemple, s’adjoignent d’autres énergies, qui élargissent l’empan, séquenceurs et nouvelles réponses, rythmes et vibrations chromées… voilà pour la première mise en orbite, déjà ellipsoïdale. Tous les titres évoquent cette ère de progrès que la science et l’ouverture à l’espace promettaient – extension du positivisme – autant que la mélancolie des lendemains qui déchantent (Loneliness of the Physicist, The Soul of a Robot, Spacewalk Incident), et la musique adopte cette même posture paradoxale. Les œuvres des pionniers cosmiques, Schulze, Tangerine Dream…, se prolongent dans l’électro, leur regard rétrospectif est partagé : ces musiciens électroniques de plusieurs générations sont les débiteurs des rêves d’espace devenus réalité. Les morceaux de Sonic Area vibrent de cette même émotion, s’allument dans les mêmes aubes panoramiques, se tranquillisent dans les mêmes cratères lunaires, fredonnent autour des mêmes nuages – le morceau Dancing With Clouds mêle joliment souffle ouranien et ritournelle de lumière sur son de synthétiseur vintage. Ailleurs, la musique semble avoir fait escale sur quelque astéroïde, et forte des échantillons qu’elle a collectés en son sol, tellurise ses sonorités, sature le séquenceur sur quoi pleuvent les rayons cosmiques d’une formule robotique. Ainsi fertilisée, l’atmosphère se dilate, épaissit des vapeurs et s’achève en rythmes que l’on se risquerait presque à qualifier de « boisés ». La musique de Sonic Area se révèle alors démiurgique, ensemençant tant les froideurs cosmiques qu’elle traverse que l’imagination de qui l’écoute. Dans la nuit perpétuelle des faces cachées, l’imagination s’apparente au rêve et c’est  ainsi que l’on peut entendre cette charnière de l’album que constitue le sixième morceau Pale Blue Dot. Tenté par sa mélancolie « terrestre «  (le rêve du cosmonaute ?), la nostalgie du petit point bleu, j’ouvre la porte de la vidéo qui l’illustre (https://vimeo.com/160434634), m’aperçois que la maison abandonnée que j’arpente, la chambre que j’observe, sont tout entières dédiées à celui qui, au XIXe siècle, inaugura ces rêves d’espace, d’exploration lunaire (Autour de la Lune, De la Terre à la Lune) ; le portrait de Jules Verne comme ses livres se repèrent facilement sur le papier peint jauni. Sonic Area, les « yeux dans le ciel », musicalise-t-il notre époque qui se souvient de Gagarine, ou celle de Jules Verne qui, via Méliès, rêve et imagine Gagarine ?

Alors, sans plus trop savoir si le regard joue rétrospection ou prospection, on se dit que pour conduire de Music For Ghosts à Eyes in the Sky, il n’a suffi que de changer d’au-delà.

Denis Boyer