Idiosyncratics
On a souvent qualifié la musique de Charlemagne Palestine de minimaliste, et de répétitive. Quant au minimalisme, je pense que l’on se trompe. Le drapé d’une plage de sable peut sembler minimaliste mais, pour peu que l’on s’y penche, apparaît l’amoncellement sans cesse recomposé d’innombrables grains de quartz. De même, la musique de Charlemagne Palestine, dans son tissage fuselé, présente un complexe entrelacs d’harmoniques à l’oreille assidue. Pour la répétition c’est autre chose. Que vise la répétition ? L’illusion de la fixité ou le ralentissement du déroulement afin de piéger le présent ? Pour Charlemagne Palestine, il me semble que c’est cette deuxième voie qu’il explore avec tant de bonheur. L’album Ssingggg Sschlllingg Sshpppingg, composé d’une unique pièce, et enregistré spécialement pour le label belge Idiosyncratics fondé par Yannick Franck, met en valeur selon ce même label, les qualités de chamane du musicien new-yorkais. Écoutons : sur un tapis de bourdons lumineux, une voix aigrelette, celle de Charlemagne Palestine, psalmodie des sons comme une glossolalie. Puis, rapidement, survient ce mot, répété dans le rythme infime de la respiration du drone : sing ! Il résonne, se mêle aux autres phonèmes, se décrit lui-même tout autant qu’il invite l’auditeur à bourdonner à l’unisson du réseau de lumière volatile. La voix se retire, et dans sa laisse dévoile combien le jeu d’élytres s’est agrémenté au cours des minutes alors qu’on le croyait fixe : plus granuleux, grésillant de vie, épaissi, visant le zénith. Alors il invite de nouveau l’incantation qui remonte, grossie par endroits d’un fantôme de cloches en hommage à l‘eau et au vent. La répétition s’est faite superposition puis édification.
Puis, dans la quinzième minute, se produit quelque chose que la seule coïncidence du chant et du savant canevas d’harmoniques peut provoquer : rappelons-nous, dans le film La Nuit du Chasseur, le chant de Pearl sur la barque qui glisse, entourée des branches et des animaux bienveillants qui surplombent les enfants ; de même que le chant de Pearl dans ce contexte transmue irrémédiablement l’histoire en conte de fées, de même la fragile psalmodie de Charlemagne Palestine, cousue dans le tissu bourdonnant, fait basculer la pièce dans cette magie que le mot chamane induit : le chamane n’est pas soumis aux forces magiques comme le prêtre, il négocie avec elles, il les plie parfois, les visite d’égal à égal. Ici, la musique devient l’univers tout entier, tout de bruit émerveillé : les émanations de la bouche, de la voix au gazou, participant à la treille des vagues bourdonnantes. Lumière et sol, esprit et matière, c’est une musique plénière, qui convoque jusqu’à des cliquetis de métal, des percussions martiales, d’autres voix, affairées, à l’arrière-plan ; est-ce une ville plutôt qu’un ciel ? C’est un monde, que le chant a fait lever. Un monde qui s’achèvera dans le plus ténu du filin, dans le plus dérisoire de la voix.
Denis Boyer