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Orfèvre du son, Ben Lukas Boysen n’est pas que le concepteur de rutilances ultra-rythmées sous le nom de Hecq, rutilances parfois trop enchevêtrées pour ne pas entraîner la migraine ou pour le moins le ballonnement chez qui, habitué à plus de sobriété, se voit asséner des géométries de breakbeats chromés sans relâche. Mais, répétons-le, Ben Lukas Boysen n’est pas que cet architecte. D’abord parce que Hecq est parfois devenu un lieu qui sans abandonner le rythme l’a distribué avec mesure et variation de densité, ensuite car un album sous le même pseudonyme de Hecq, intitulé Night Falls, avait déjà révélé un amour et un talent indiscutables pour la face nocturne et froide de la musique électronique instrumentale. Je considère même ce disque comme l’ouverture de ce que Lukas Boysen dévoile désormais sous son propre nom. Pour commencer, il faut comprendre cette musique comme hautement romantique, paysagiste, respiratoire, en un mot pictogène. Et les paysages qu’elle dessine s’accordent d’abord avec les images des autres. Les deux premiers albums de Lukas Boysen, Restive et Mother Nature sont des bandes-son de films – la chronique de Restive est disponible sur les archives de ce site. L’on entend tout de suite que Mother Nature est moins nappé, moins bourdonnant que Restive, et que les cordes y prennent plus de relief. Ainsi, moins sombre et peut-être plus sentimental, il s’approche un peu plus de ce que l’on nomme curieusement modern classical, c’est-à-dire d’une composition dans laquelle l’emprunt à des instruments à corde et à des styles hérités tant de la période symboliste que de celles qui se sont ensuivies dans le minimalisme (et donc bien loin de la musique dite classique !), dans laquelle donc cet emprunt a pu laisser des traces, celles-ci se superposant à des constructions abstraites et étirées telles que, à la fois la musique ambiante et l’exercice de la BOF ont apporté à la musique instrumentale. L’album Mother Nature, bande originale d’un film de Johan Liedgren est donc tout cela, et bien plus puisqu’il parvient (ce qui maintient l’intérêt dans l’écoute décontextualisée de la bande-son) à se montrer parfaitement autonome. Les cordes frottées allongent parfois leurs harmoniques pour devenir un chant de lumière, tandis que les ténèbres de notes synthétiques basses ouvrent sur des résonances à la façon d’une porte sur un crépuscule pluvieux. D’autres sons traversent alors l’espace, de tonalité et de nature plus claire, tempérant une nouvelle fois, quel que soit l’équilibre choisi, la variation sur l’éclairage. En cela véritablement filmique, dans toutes les acceptions du terme, la musique de Mother Nature organise les fondus, les zones de passage de l’action à la texture, de la narration à l’ambiance, pour une mise en abyme proche, non dans la forme mais dans l’esprit, du travail du Darrin Verhagen sur la trilogie Witch de Shinjuku Thief.
Fort de cette expérience de fabricant de bande-son, Ben Lukas Boysen a ensuite réalisé ce qu’il convient peut-être de considérer comme son véritable premier album (je veux dire en dehors de toute commande et sans la dictée d’aucune image sinon des siennes), avec le disque Gravity. Faut-il s’étonner que, ainsi que sur Night Falls de Hecq, la figure nocturne soit constante, depuis des titres de morceaux – Nocturne 1 et 2, Only in the Dark – jusqu’à la forme des compositions. Les figures dans l’espace nocturne perdent de leur netteté, c’est un truisme, peut-être faut-il préciser que la netteté se perd tant dans la surface que dans le contour, et c’est ce périmètre effiloché, aboli, qui est exploré dans ce disque. Pour cela, la musique, de tempo très lent comme sur les deux B.O. s’alentit plus encore en laissant les notes de piano perdre leurs harmoniques dans l’espace synthétique qui les englobe, l’avalement de la lumière dans le bleu. Les boucles mélodiques minimales forment ainsi un piège de mélancolie, comme Ben Frost sait aussi les assembler, en une fausse fragilité. Ici, pour solidifier ce circuit de souffle coupé, des instruments rock sont parfois convoqués, creusant le rythme dans le sol. C’est la batterie, la basse de loin en loin, qui enracinent ainsi les pianos ; sans quoi ils s’envolent vers les étoiles, ne les rejoignant peut-être jamais, se perdant dans la nappe fuselée. Comme de nombreuses musiques, celle de Gravity ajourne le temps, perdant la nuit en elle-même, l’enfermant dans son propre cœur en multipliant les extensions de son contour flouté, chantant en un fragile écho de plain-chant une nuit éternelle, un monde autonome et non plus un passage de jour à jour, une boucle sacrée de lumière noire, une ébauche de cathédrale.
Denis Boyer
2014-09-17