Spectre Records
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Le premier album de Kraken que j’ai pu entendre, il y a dix ans, s’appelait Aquanaut. Il peignait l’esthétique des profondeurs que le simple nom de Kraken (monstre des profondeurs) suffisait à évoquer. Mais au contraire de Lull, Kraken jouait alors sur la représentation des conditions physiques qu’impliquent les grandes profondeurs. Quand Mick Harris / Lull effiloche, ondule, distribue de rares rayons lumineux et d’épaisses nappes de froid, quand il fait s’activer une faune opiniâtre et babillarde dans cet absolu aveugle, Kraken figure la forte pression et la quasi-impossibilité de mouvement : des sons relativement courts pour le style dark ambient qu’il avait élu. Si aujourd’hui il peut toujours revendiquer le même étendard (pour peu que cela l’intéresse), il a comme opéré une remontée vers des eaux plus proches de la surface, plus propices à la diffusion des sons et à leur prolifération. Abandon de l’absolu – de ce que visait son approche – pour la sécularisation des sons postindustriels ambiants dans une mer, il faut le dire, plus polluée. C’est bien cette corruption de la nappe que décrit ici Kraken, un courant où se mêlent voix et sons concrets, et toujours les couches droniques qui parfois se tordent dès qu’elles sont affectées. Pour avancer, passons d’une image à l’autre, jusqu’à celle que Kraken a placée dans l’encart accompagnant le disque : ces quelques lignes décrivent un monstrueux Aleph à la Borges, un trou par lequel on peut apercevoir tout un monde. Ici, c’est le cauchemar surréaliste de bâtiments qui deviennent mobiles la nuit, se nourrissent d’ordures, entretiennent un douteux commerce dans d’immondes toilettes. Ces eaux sales, toujours, sont ainsi peuplées de scories mais aussi de vestiges de souffles fuselés et lisses. C’est une musique hybride entre acousmatique et ambient drone, comme Mick Harris / Lull justement l’a pratiquée sur Brook, comme Thomas Köner est en passe de la faire sur Lithosphères. Drift vacille comme dans une tempête, ballotté de fins tourments, grésillements et chuintements métalliques qui, aspirés par l’invisible siphon de l’Aleph, survolent puis rejoignent le tissu bourdonnant qui continue de soutenir le disque, jusqu’à restaurer ses prérogatives de bas-fonds sur Zonder morgen. Car le miroitement et la densité reprennent épisodiquement la direction du disque. Des percussions parfois, en séquence hypnotique sur De patroondenker, et l’on trouve alors, par cette aisance de mouvement, l’ondulation qui manquait à Aquanaut. Riche en détails par endroits, retranché dans un minimalisme lumineux ailleurs, Drift marque un progrès remarquable dans la musique de Kraken, son entrée dans le monde, ses terreurs et ses pérégrinations. Séculariser le drone n’est pas un exercice facile, mais ainsi accompli, le mélange participe au renouvellement du genre. La régénération par le réel n’a de valeur qu’ainsi : contrée de proche en proche par la réactualisation de la matière poétique filandreuse du drone. L’équilibre ici est complet.
Denis Boyer
2009-02-22