The Cure – Songs Of A Lost World

11th novembre 2024 by

Polydor

https://shopfr.songsofalost.world/

 

« …le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. »

Claude Simon, La Route des Flandres

 

Disintegration paraissait destiné à rester le dernier chef d’œuvre de The Cure, même si nous n’avions sans doute pas pris la mesure de son importance en 1989 – nous avions vingt ans –, et il a fallu périodiquement jeter un regard rétrospectif pour apprécier son caractère monumental.

Comme Eric Draven, le héros de The Crow (The Cure a signé avec Burn l’un de ses meilleurs morceaux des années 1990), Robert Smith semble tirer sa force de son affliction. Le spleen, le chagrin, la mélancolie, que sais-je encore, tout cela serait-il le meilleur moteur de l’énergie créatrice de Robert Smith ? C’est un cliché, gravé dans le marbre depuis le premier romantisme, mais les albums piliers Seventeen Seconds / Faith / Pornography témoignent en sa faveur.

À ceci près que le jeune homme de vingt-trois ans chantait « It doesn’t matter if we all die », et qu’aujourd’hui oui, la mort est grave.

En 2022 avec le début de la tournée « Shows Of A Lost World », il était évident que l’album à venir serait différent des enregistrements quasi insignifiants qui avaient suivi Disintegration. Dès la première date, à Riga, deux nouveaux morceaux étaient dévoilés, Alone en introduction et Endsong pour conclure le premier set, positionnement qui ne doit rien au hasard. L’attente du nouvel album devenait exaltante, en raison de la sombre beauté que Alone et Endsong promettaient, bien plus que pour combler une absence discographique de seize ans.

« This is the end of every song we sing », ce sont les premières paroles de Alone, qui ouvre très naturellement cet album, Songs Of A Lost World. Des paroles qui surviennent après une introduction instrumentale de plus de trois minutes – trop longue jugeront certains – qui permet à mon sens de mener la musique à son point de pression atmosphérique nécessaire, une densité portée par la réverbération et surtout par le contrepoint devenu une donnée fondamentale dans les compositions de Robert Smith au cours des années. Car non, il faut se faire une raison, The Cure n’est plus minimaliste. En cela déjà Songs Of A Lost World répond davantage à Disintegration qu’à Faith.

Alone donne aussi le ton général de l’album par son texte. C’est déjà une Endsong : « La fin de toutes nos chansons ». La fin aussi des rêves, des espérances, c’est un effondrement des illusions propres ou partagées ; et l’on ne peut se prévenir de penser ici au récent album d’Eno Foreverandevernomore. Tout s’effondre dans Alone, les oiseaux, les mots, l’amour.

Songs Of A Lost World est donc un long chant d’affliction : solastalgie, vieillissement, angoisse de la guerre, mais aussi les douleurs personnelles de Robert Smith. Le jeune homme s’obsédait d’une vision romantique de la mort. L’homme âgé a vu la mort prendre corps ou plutôt les voler ; la perte de sa mère puis de son frère a fait la mort éminemment présente.

Ces chants parcourent ainsi un monde perdu, l’arpentent et en définissent la géographie, le relief, les reflets. Répétons : Alone ouvre l’album quand le long Endsong le conclut et reprend le motto « The end of every song » (emprunté au poème Dregs d’Ernest Dowson). L’un se reflète dans l’autre, le boucle. Songs Of A Lost World débute donc sur une fin et s’achève sur le néant.

Le deuxième morceau And Nothing Is Forever trouve ses symétriques dans les deux avant-derniers, le très émouvant I Can Never Say Goodbye et le très « Cure-classic » All I Ever Am. Quant aux deux morceaux centraux Warsong et Drone:Nodrone – le dernier de la face A et le premier de la face B si l’on considère l’édition en vinyle – ce sont les deux compositions les plus épaisses, les plus ouvertement rock (Push et The Baby Screams étaient positionnés de la même façon sur The Head On The Door).

Et l’on ne peut s’empêcher encore de comparer Songs Of A Lost World à son devancier Disintegration. Tout d’abord par sa coloration musicale, par la mélancolie qu’il porte, par la place importante qu’y trouve dans l’instrumentarium la basse Fender VI établissant sa densité dans l’atmosphère crépusculaire. On pense aussi le parallèle qui peut être construit entre certains morceaux. A Fragile Thing par exemple, et c’est un sentiment éprouvé dès son écoute, dès que les paroles s’entendent, tient la place que Lovesong occupait dans Disintegration, chanson d’amour en léger décalage avec le reste de l’album. Même rythme. Mais quand Lovesong s’entendait comme un épithalame, l’archétype de la déclaration d’un amour éternel, A Fragile Thing en décrit la matérialité corruptible, la désillusion. Et c’est exactement la façon dont Robert Smith commente ce titre à la sortie de la vidéo, « la plus puissante des émotions […] et dans le même temps la plus fragile ». Portée par une belle ligne de basse, la chanson incite au déhanchement dans la tourmente. Plus loin Drone:Nodrone semble se donner la place qu’occupait Fascination Street, avec un son plus dur. Mais la régularité de ce dernier ne parcourt pas Drone:Nodrone qui dans ses riffs (le guitariste Reeves Gabrels y est trop bavard) s’entend comme plus proche du single de 1990, Never Enough.

L’autre morceau le plus dur, Warsong, est bien plus intéressant. Il hypnotise par son léger motif flûté mais surtout il donne à l’album la même tension centrale que Alone en inaugurale et Endsong en finale. Warsong cristallise de façon magistrale l’influence que The Cure a pu avoir sur la scène « shoegaze metal », et s’entend comme le feed-back de la façon dont Aidan Baker / Nadja ou Justin Broadrick / Jesu ont pu s’inspirer de The Cure, jusqu’à en enregistrer des reprises. À cela près que Robert Smith y pose un chant sans effet, plein de jeunesse jusqu’à rappeler curieusement sa démo de Mouth To Mouth dans The Glove en 1983.

Si les guitares habitent constamment chacune des huit chansons de l’album, deux autres instruments marquent particulièrement leur présence, le piano fréquemment utilisé en motif d’introduction, soulignant la mélancolie, et la basse de Simon Gallup jouée majoritairement avec une importante distorsion. C’est aussi pour Gallup une mise en lumière avec des lignes de basses complexes, très présentes, portant souvent la mélodie et participant pleinement au contrepoint, jouées volontiers en accord, plaqué ou délié. C’est un point important qui contribue pleinement à la densité musicale. Car l’affliction n’est pas synonyme de fragilité.

La nostalgie semble ici la plus présente des mélancolies, c’est un rappel incessant à ce qui n’est plus. Elle regarde ce que le temps a rongé. Smith a chanté le regret de l’innocence (Primary), il s’est parfois projeté en vieil homme (Sinking), aujourd’hui il en éprouve la réalité dans All I Ever Am et Endsong, et son regard se porte sur ce qui a disparu comme sur ce qui n’a jamais pu se produire. Il fait chanter le souvenir de ce qu’il y a de plus ancien en lui, c’est-à-dire le jeune homme (pour l’homme fait c’est l’enfant qui est ancêtre), et se demande comment il est « devenu si vieux », la mort de ses proches rendant plus évidente sa propre précarité. Et la dynamique dissolvante déjà à l’œuvre dans la trilogie glacée s’exprime très clairement : « I’ll lose myself in time, it won’t be long » (Endsong).

La déclinaison de ces thèmes au long des huit titres n’est pas simplement littéraire, elle est en parfait accord avec la musique, et la très grande qualité émotionnelle de ce groupe est retrouvée, comme au temps de Faith. Une musique portant les larmes dans un regard qui ne fléchit pas.

Nous ne savons pas ce que seront d’éventuels prochains albums de The Cure. Mais pour l’heure ces Songs Of A Lost World résonnent en nous comme le chant d’un monde retrouvé.

 Denis Boyer

Galati – Cold As A February Sky

19th octobre 2024 by

Glacial Movements

https://glacialmovements.bandcamp.com/album/cold-as-a-february-sky

 

Il a toujours été question, dans la musique de Roberto Galati, de mesurer un équilibre entre la fixité des glaces qui le fascinent – dans sa vie de voyageur comme dans son exercice musical – et le mouvement pré-mélodique. À ce dernier on peut assigner l’image des mille détails que la glace peut dessiner, trompant de loin le regard trop rapidement convaincu d’uniformité. Mais aussi les jeux de la lumière : miroitement, diffractions, jeux d’ombres, autant d’audaces métaphoriques que l’on peut tenter en décrivant la musique de Galati.

Les cordes de la guitare permettent tous ces jeux, leur traitement, leur égrènement, leur vaporisation, le déliement en arpège comme la condensation en accord, et c’est avec elle que Galati compose la plus grande partie de ses morceaux. Mais il faut lui adjoindre parfois, comme ici, la basse, les synthétiseurs, le violon.

Vaporisation, certes. Mais avec ce nouvel album Cold As A February Sky, la lumière n’a jamais été tant déclinée, analysée, spectrographiée dans la musique du compositeur italien. Le titre semble d’ailleurs fixer la musique à distance des sommets et des pôles. Plus proche d’une expérience quotidienne, celle de l’hiver bien sûr mais conceptuellement plus familière à chaque auditeur. Musicalement, cela se traduit par une approche plus marquée des frontières mélodiques, du fredonnement naissant. Il y a dans cet élan la belle brûlure des claires journées totalement froides et ensoleillées du début d’année. C’est aussi plus de lumière franche et en cela le jeu sur les delays, l’allongement des boucles, le fuseau miroitant d’harmoniques inaltérables, éclairent incontestablement ces compositions étirées. Le regard toujours tourné vers les durs sommets qu’il affectionne, Roberto Galati traduit aussi l’implacable bleu du ciel. Quand l’œil se plisse et étire le rayon devant son âpre ensoleillement, les cordes répètent leur motif ; quand le poumon s’emplit d’air froid et sec, la texture délicate d’allongement et d’égrènement pousse la distorsion jusqu’au poudroiement.

Certains rapportent de l’expérience des glaces et des paysages extrêmes une toile sonore intouchable, encore d’un autre monde. Galati, lui, infuse le sacré dans l’émouvant, le frisson dans le flot, le toucher encore engourdi dans la vibration.

Denis Boyer

Melaine Dalibert – Eden, Fall

29th septembre 2024 by

Mind Travels – Ici d’Ailleurs

https://mindtravels.bandcamp.com/album/eden-fall

Hélène Cixous définit la répétition comme « du rappel qui se déplace ». Cette ambigüité, digne d’un koan zen, ne pourrait mieux marquer ce qui fait le cœur d’un art reposant sur les variations, accidentelles ou méditées, de l’infime.

Le travail du pianiste Melaine Dalibert, qui évolue dans les formes d’un répertoire minimaliste, répond ici parfaitement à cette définition. Il a choisi de construire les trois titres de l’album Eden, Fall à partir de suites mathématiques, dans une démarche de composition algorithmique, c’est-à-dire d’imbrication dans un schéma prédéterminé.

Connaître cette démarche a priori permettra d’apprécier dans toute sa valeur la répétition de la phrase musicale de sept notes qui forme l’ossature de la première pièce, Eden. Longue de pratiquement trente-huit minutes, elle joue sa structure avec elle-même, sur elle-même. Reprenons : le rappel qui se déplace. C’est ce déplacement qui garantit, à la différence d’une frise dont on peut considérer toute la longueur dans un seul empan, que les éléments puissent se disjoindre, se chevaucher, s’espacer, se rappeler sans toujours se confondre, et presque aboutir à un contrepoint, comme l’avait projeté au 17e siècle Athanase Kircher en pionnier de la musique algorithmique.

Eden demande ainsi d’être écouté en gros plan, c’est-à-dire avec une attention soutenue, tout autant qu’en rappel décalé de ses phrases déjà déroulées. Souvenirs d’elles-mêmes, embuées comme la mémoire, comme la vitre après l’orage, parfois plissées comme l’herbe par la brise, elles répètent à l’envi ces sept notes qui se réverbèrent de loin en loin, de proche en proche, de proche en loin. Dans ce qui ressemble ici à l’équivalent d’une respiration apaisée, la résonance joue un rôle majeur. Les notes semblent miroiter encore lorsqu’elles sont remplacées, rappelées, et l’élégante trame lumineuse qui ondule discrètement en arrière-plan suivant une courbe savamment – mathématiquement – changeante, s’appelle peut-être temps.

Il est impossible de ne pas penser à ce célèbre précédent que constitue Music For Airports de Brian Eno. De même, sur la première pièce, celui-ci travaillait de manière tout aussi insensible au premier abord mais tout autant impressionnante, le déphasage des boucles.

Fall, la troisième et dernière pièce est aussi la plus aride, contrastant avec les résonances lumineuses des deux premières. De lumière il est encore question, mais de façon quasi stroboscopique, avec ce que Melaine Dalibert appelle une étude de percussion : une à plusieurs notes s’égrènent, se superposent en accord pour presque parvenir à une impression de bruit blanc, en un tableau sonore bien moins évocateur que les deux précédents.

Et si cette dernière partie s’intitule Fall, comme l’automne mais aussi comme la chute, la seconde, Jeu de vagues, est la plus courte, comme un intermède. Pour une vision eschatologique, la vie entre l’éternité de l’Éden prénatal et celle de la mort, n’est peut-être qu’une infime parenthèse. Jeu de vagues, comme un pont jeté entre Debussy et Philip Glass – entre La mer et Metamorphosis II – ondule avec la grâce de l’éphémère, sautant de touche en touche pour revenir à son principe, revisité par sa propre évocation décalée, ainsi se reflète sur elle-même la vie dans son miroir favori nommé souvenir.

Denis Boyer

Empusae – Pilgrimage to Ganriki

18th juillet 2024 by

Les Nouvelles Propagandes

www.lesnouvellespropagandes.bandcamp.com

 

Sous le nom d’Empusae travaille l’artiste belge Nicolas van Meirhaeghe, musicien électro mais pas que. Il s’emploie régulièrement, seul ou en compagnie d’autres musiciens (Marc T., Flint Glass, In Slaughter Natives…) à faire vibrer les codes de la musique électronique postindustrielle. Sa maîtrise des percussions, de la mélodie, du contrepoint même, en font un artiste au terrain plus vaste, quasi cinématographique.

Le pèlerinage dont il est question ici a réellement eu lieu, au temple du dieu japonais Ganriki, sur le Mont Inari de Kyoto. Plusieurs heures sont nécessaires pour l’atteindre et l’on sait combien le chemin est au moins aussi important que le but. C’est pourquoi sur ce disque les morceaux s’épandent lentement, mesurent le temps presque cyclique au rythme discret de la crécelle ou du roulement épisodique, du bâton frotté dans l’écuelle ou du mécanisme lointain. Aussi bien le rythme ostentatoire ne semble plus nécessaire pour Empusae, et cela depuis quelques albums déjà. La progression organique des compositions suit le souffle comme sur le morceau bien nommé Ascending Mount Inari. Partout autour, sur presque tous les morceaux, le vent souffle doucement, sous la forme du shakuhashi, qui porte la mélodie comme une harpe éolienne domestiquée.

Le mystère tout autant dès que les allongements, les samples peut-être, font tomber un voile de brume ; et quand il se lève c’est pour laisser paraître, tel un relief encore inaperçu, une rangée de percussions presque martiales autour de quoi dansent les cordes du koto. C’est assez pour faire monter à ce moment un souffle épique que les nappes figurent sans défaut.

Véritable mise en scène de l’expérience du temple, de sa découverte, de l’épiphanie (selon les termes de Nicolas van Meirhaeghe), l’album Pilgrimage to Ganriki se construit effectivement en progression, ne ménageant que des changements infimes, mais riches, entre les éclairages, les allongements, les paliers d’ascension de la masse instrumentale.

Pour la forme, on ne peut que penser à une autre incursion d’un musicien électro en terre japonaise, celle de Sonic Area avec l’album Ki ; cette conformité vaut pour l’équilibre des forces, mais quand chaque morceau de Ki est un chapitre différent, ceux de Pilgrimage to Ganriki sont autant de stations ascendantes puis descendantes, sans solution de continuité. Et quand Empusae conclut son album avec le Ganriki Theme, c’est en manière de réminiscence du titre central Ganriki-San. Ainsi agit la mémoire avec le souffle, le pas, l’épiphanie.

 Denis Boyer

Aidan Baker – Pithovirii

24th juin 2024 by

Glacial Movements

www.glacialmovements.com

 

Ceci n’a rien d’une musique à programme. Un thème est établi, celui de la menace virale, dont la réalité a saisi le monde. Pas la menace du sars-covid, tant se sont épanchés sur lui ; Aidan Baker s’est intéressé à des virus très anciens, les pithovirus que des scientifiques ont découvert dans le permafrost sibérien. Ces virus ne s’attaquaient qu’aux amibes, mais le réchauffement climatique pourrait mettre au jour d’autres souches, celles-ci dangereuses pour l’homme…

Voilà pour le thème, pour la glace aussi, dont la mobilisation est obligée avec chaque disque hébergé par le label Glacial Movements. Redisons, ce n’est pas une musique à programme, mais la menace qui a plané sur l’esprit de l’artiste lui a donné une tonalité, une teinte.

C’est donc une musique d’inquiétude, qui n’en dévoile pas l’objet. Nous le connaissons, il pourrait en être autrement et la musique produirait sans doute un effet similaire.

Aidan Baker, formé à la flûte, est pourtant bien plus connu pour son travail sur les cordes. Ici, tous les sons ont été produits depuis la guitare et la basse. Un travail que l’on peut comparer à de l’orfèvrerie, qui met en évidence l’expérience et la délicatesse dont l’artiste canadien est coutumier. La résonance bien sûr – jusque dans les caves, dans les caches – , mais aussi le grondement, les étoiles comme des phosphènes, les vaporisations, tous naissent du métier à cordes et des effets maîtrisés. Seulement cette forme ne suffit pas à faire de ce disque l’un des plus profonds et des plus émouvants de cette année. Pourtant il l’est. Car en matière de composition, Aidan Baker parvient aussi à figurer, puisqu’on le suit, un voyage moléculaire dans la glace, et par son clair-obscur, la potentialité du danger viral qu’elle héberge.

Ainsi mené lentement, presque insensiblement, plutôt que lancé, on assiste au déploiement vaporeux et dense dans le même temps (la peinture comme la musique permettent l’oxymore) des cordes bleutées, à l’allongement de leurs effets, à l’enfouissement de leurs harmoniques dont l’écho revient en fredonnement mélancolique – celui-ci ne quittera jamais le déroulement des deux longs morceaux. J’ai dit bleu, d’un bleu nuit, éclairé d’une lumière que l’intériorité peut projeter. Infinite guitar peut-être, délicatesse des allongements jusqu’à la respiration. Le souffle se cristallise bientôt, et pour cela quelques virgules métalliques viennent biffer la trame bleu cobalt pour figurer la condensation. Vient alors le souvenir d’un archétype, le très minimaliste et extatique morceau Flow de Final, car la comparaison peut naître en ces moments de symétrie vibrante entre le dense et l’évanescent.

Non, ce n’est décidément pas un programme, mais indubitablement une évocation, la palette et son écoulement la font picturale, émouvante et organique. Une œuvre de maître, au même titre que Le Moine au bord de la mer de C.D. Friedrich, car l’homme y est seul, bientôt absorbé peut-être, mais encore souverain de son émotion aux abords de l’immensité abstraite.

Denis Boyer

Désaccord Majeur – La Lumière des jours

7th juin 2024 by

taâlem

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« Fontaine je ne boirai pas… » ou plutôt « je ne boirai plus de ton eau… », ils sont nombreux à avoir retrempé leur lèvre à la coupe – Christian Renou avec Brume, Robert Hampson avec Loop… et Jérôme Mauduit qui avait mis un terme à Désaccord Majeur.

Son retour à la musique s’est fait progressivement, à partir de 2017 d’abord à la faveur d’occasions motivantes, comme les expositions de sa compagne la plasticienne Sophie Videgrain.

Le style de Désaccord Majeur, onirique s’il en est, empruntait beaucoup, durant sa première et riche période des années 1990 et 2000, aux instruments exotiques, alors intégrés dans un schéma de composition évidemment circulaire, influencé par les codes ambiants et postindustriels de :zoviet*france:, O Yuki Conjugate ou Muslimgauze.

Ainsi, les circuits mélodiques et rythmiques résultaient d’équilibres très pensés entre différentes couleurs musicales. Et il convenait de les suivre dans leur circularité horizontale.

Les Primordiaux crépusculaires, compilation publiée par le même label quelques mois avant ce nouvel album La Lumière des jours, expose des morceaux inédits ou issus de compilations, dont une moitié composés entre 2017 et 2021. Grâce à quoi on comprend ce qui a mené à La Lumière des jours, ce que la lente décantation de Désaccord Majeur a permis de conserver et ce que son nouveau sang a apporté. Quoique toujours organique et allongée, éthérée parfois ou volontiers solide, la musique s’est faite souvent plus linéaire. Le premier morceau de La Lumière des jours, intitulé Les Nombres transfinis, semblera d’abord contredire cet aperçu, c’est une lente chaloupe qui emmène, fidèle à son titre, déambulant à l’infini et au-delà, mais sur ce terreau électronique se déploient une discrète progression soufflée, lumineuse, et même des effilochements de cordes électriques. On n’a jamais vécu de traversée sans vagues, sans l’aléatoire de leur forme, aussi huileuse que fût la mer.

Le labyrinthe mathématique, et sur l’autre versant, tout aussi important dans l’œuvre de D.M., philosophique, poétique – au reste la philosophie et l’art poétique n’empruntent-ils pas volontiers aux mathématiques ? – ce sont Émile Verhaeren (Les Villes tentaculaires), Michel Foucault (L’Utopie du corps), et puis la source mythologique (La Tribu des Dryades). Sur ces morceaux, une nouvelle fois la continuité s’établit de manière linéaire, le rythme naît lentement, les ampleurs de vagues synthétiques ou de samples semblent des respirations, et sur tout cela surviennent les ébauches mélodiques comme des écoulements autonomes d’une fontaine cachée, les formes métalliques fredonnantes, les escarpements des étagements rythmiques.

C’est de nouveau un monde composite que Désaccord Majeur propose de parcourir en sa compagnie – en allant de l’avant – un monde dont l’on connaît tous les composants, les saveurs, les instruments, mais dont lui seul, à la manière du jardinier, sait dessiner la savante, discrète et envoûtante géographie.

Denis Boyer

 

Brume – L’Ombilic des rêves

9th mai 2024 by

taâlem

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Si le titre de ce nouvel album de Brume fait directement référence à l’ouvrage L’Ombilic des limbes d’Antonin Artaud, c’est bien plus que pour se permettre un jeu de mots. Le prolongement d’un mode d’expression surréaliste a toujours caractérisé les travaux de Christian Renou sous le nom de Brume, et cet album ne fait pas exception.

Si le rêve – et, partant « le fonctionnement réel de la pensée » – se trouve au cœur de cet album, c’est, suivant les notes de pochette, dans la version cauchemardesque, c’est-à-dire accotée au risque, à l’inquiétude, qui siéent à l’univers de Brume.

Cette musique se veut comme un pendant du rêve, c’est-à-dire, et c’est en cela qu’elle atteint admirablement son but, qu’elle parvient à coudre ensemble des éléments décousus, en une créature composite. Un monstre musical, émouvant cependant, comme put l’être dans le roman de Mary Shelley le semblant d’humain créé par le moderne Prométhée. Un mutant sonore enchaîné à son créateur. Dreams Are Not Free nous dit le cinquième titre de L’Ombilic des rêves, peut-être en hommage au premier disque de Die Bunker, plus certainement pour rappeler que, pas plus que les rêves, la musique expérimentale, teintée d’onirisme, d’industrie, d’orientalisme parfois, ne s’est affranchie de l’inconscient de son créateur.

Aussi bien la signature de Brume, depuis les débuts, c’est cette fascination pour l’agencement des étages décalés, des textures contradictoires, des rythmes bancals et des fredonnements, des fragments de voix et des respirations en vagues. Dans son atelier sonore, les instruments, les synthétiseurs, les bandes, les enregistrements et leur assemblage chirurgical, tout cela est œuvre de maîtrise.

Mais le surréalisme n’est pas la seule avant-garde historique convoquée ici. Au début du XXe siècle, en Italie d’abord, la fascination pour la machine, pour la vitesse et la technologie, ont fait naître le mouvement futuriste. Il est de nouveau utile, à cet égard, d’examiner la méthode de Brume. Christian Renou est, indéniablement, répétons-le, un artisan. Pendant des années, il a travaillé sur des bandes, coupées, collées, puis après beaucoup de méfiance il a intégré à son instrumentarium l’ordinateur, le sampler. La machine sans le geste physique, ou si peu. L’aboutissement futuriste. Est-ce faire si peu de cas de l’accident, du risque ? Non, « La destruction d’une séquence, dans Brume, sert à construire la suivante » nous déclarait Christian Renou en 2002. S’il a un temps mis Brume en pause, travaillé sur une musique plus apaisée, harmonieuse, ambiante, il a repris Brume avec la fougue première. Ici l’accident est assumé, comme dans le rêve, comme dans la machine qui déraille… Le pénultième morceau s’intitule Dead Marinetti, et si cette ballade métallique chaloupée s’entend bien sûr comme un hommage au fondateur du Futurisme, elle s’amuse aussi de la possibilité d’insérer le grain de sable dans la machine : quelques minutes avant, le morceau précédent nous prévenait « La macchina non funziona più! ».

Denis Boyer

Boban Ristevski & Wilfried Hanrath – Be Here Now

3rd avril 2024 by

Attenuation Circuit

https://emerge.bandcamp.com/album/be-here-now

 

C’est, comme l’on dirait d’un livre, in media res que l’on pénètre dans cet album, au cœur des choses, de leur déroulement. D’ailleurs, bien que linéaire, la musique du premier morceau se présente comme circulaire. L’artisanat du musicien, plutôt des deux musiciens, est tel celui du potier antique, d’un geste dont la régularité est émaillée de mille minuscules scories, de subtiles variations de textures, qui feront l’apparence finale de la faïence parfois proche d’un dessin de guêpier ou d’un camaïeu de reflets, comme toutes les vieilles terres cuites en recèlent.

En reprenant à leur compte pour intituler leur album le titre du livre de Ram Dass qui a contribué « à introduire les spiritualités orientales dans les contrecultures occidentales », les deux musiciens affirment dans le même temps l’abolition du déroulement linéaire. Pour autant la musique n’emprunte rien d’évident aux formes indiennes. C’est plutôt l’esprit du mantra qui habite leurs compositions. Et le timbre, les textures leur appartiennent, ou plutôt ce sont, appropriées avec talents sur les deux premiers morceaux Be Here Now 1 & 2, ceux d’une drone music postindustrielle et ouverte aux sons concrets. À cet égard, le deuxième morceau, long de plus de trente-cinq minutes, est plus délicat encore, il se tisse plus lentement, reste campé plus longtemps dans la grisaille aussi et, parti pris des musiciens, dévoile les instants de sa naissance, de la construction aussi certaine qu’insaisissable d’une éclosion de fleur. Il s’amplifie alors de la même manière que le morceau précédent, gonflant peu à peu ses harmoniques, égrenant ses inserts concrets et installant insensiblement un rythme respiratoire. Une musique littéralement organique.

Quel dommage cependant que le troisième morceau, bien que débutant dans le bourdon, n’emprunte pas cette même forme libre et riche de possibles, et se cantonne à la démonstration plate de notes de synthétiseurs sans ampleur. Aussi, on oubliera cette conclusion qui n’ôte rien au potentiel onirique et à la richesse de tons des deux premiers Be Here Now.

Denis Boyer

Uruk – The Great Central Sun

18th mars 2024 by

Ici d’Ailleurs / Mind Travels

https://icidailleurs.fr/product/great-central-sun/

 

La ville antique d’Uruk passe pour être le berceau de l’urbanisme comme celui de l’écriture. Autant dire la matrice de ce que l’on nomme civilisation.

C’est le nom qu’ont choisi pour leur duo Massimo Pupillo et Thighpaulsandra. Le premier est principalement bassiste mais aussi un multi-instrumentiste dont on ne compte plus les collaborations. Son récent album Our Forgotten Ancestors chez Glacial Movements montre un délicat sens de la mise en scène dramatique dans la musique ambiante. Le nom du second est attaché, plus encore qu’à ceux de Spiritualized ou Julian Cope, à celui de Coil dont il fut un membre éminent lors de la très active deuxième période du groupe, débutant avec Music To Play In the Dark en 1999.

Le quatrième album d’Uruk (deuxième sur Mind Travels), suit la veine que l’on peut qualifier rapidement d’ambient sombre et c’est dans cette couche géologique, archéologique mais aussi cosmique qu’il convient d’observer les variations orchestrées par ces deux musiciens à la formation tant académique qu’expérimentale. Tout d’abord ils ne craignent pas comme le veut le genre de naviguer en musique d’inquiétude. Si le titre de l’album, The Great Central Sun, suggère d’abord la clarté, la pochette tempère cette impression tant le visuel est imprégné d’obscurité par l’explosion solaire figurée. C’est un soleil qui meurt, un rouge qui se noircit comme la braise sur le point de devenir charbon. Un point central, comme le fut Uruk, berceau de la civilisation, et l’on sait que nombre de civilisations ont connu leur crépuscule, leur nuit.

Voilà pour la métaphore. La musique, que je qualifie d’inquiète, se tisse dans cette zone incertaine d’obscurité que l’album Mysterium Coniunctionis dessinait déjà. Pourtant, on y entend plus de variations, différentes en amplitude. La basse bien sûr, mais aussi le mellotron pour les échos cosmiques, qui avec différents synthétiseurs et traitements électroniques constituent l’arsenal du duo. Une impression de calme épopée, presque entropique se déroule d’abord, empruntant des sons de cor rapidement érodés. Ces vagues calmes, et leur retour granuleux qui l’est tout autant, progressent lentement – a-t-on besoin de se presser pour arpenter l’infini ? Car de ce grand point central qu’est le soleil effondré – qu’est la ville d’Uruk –, on aperçoit un horizon sans limite. La musique respire ainsi proche de l’apnée tout au long de la première pièce Per Speculum In Ænigmate. Elle laisse filtrer quelques accidents numériques parfois erratiques jusqu’à des fragments de voix parasites perdus dans l’espace. Mais surtout elle finit par dessiner, toujours avec ses amples sons de cor, un fredonnement mélancolique qui s’est élaboré insensiblement au cours des quinze premières minutes. La deuxième pièce, Radiating Rainbows, ne paraît pas placée ici incidemment. Elle débute dans un drone très lumineux évoquant un chant lointain, bien plus solaire que celui qui arme la pièce précédente, mais à l’instar du Lux Æterna de Ligeti, celle-ci fait de la stratification chorale une matière presque dure, densifiée par le froid de l’espace peut-être. Et les cristallisations cette fois sont bien moins hasardeuses, qui participent à une joaillerie infiltrant peu à peu le fuseau, dont la décroissance figure peut-être la fin de toute chose, du soleil, d’une cité fondatrice, laissant pour toute trace l’irréductible du sacré.

Denis Boyer

Massimo Pupillo – Our Forgotten Ancestors

4th février 2024 by

Glacial Movements

www.glacialmovements.com

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la musique inspirée par l’imaginaire des glaces n’est que rarement le reflet de l’entropie, rarement plane et arrêtée. Elle semble même parfois, traduisant les plus hautes valeurs de l’albédo, déployer ses nuances en raison inverse du degré d’engourdissement que suggèrent les températures extrêmement basses. Le label Glacial Movements, depuis de nombreuses années, se veut le témoin de cette richesse d’interprétation, de ce potentiel romantique ou impressionniste.

Massimo Pupillo est un artiste italien qui a travaillé et collaboré dans de multiples domaines toujours à l’avant-garde musicale et chorégraphique… la liste est longue, citons Meg Stuart, Thurston Moore, F.M. Einheit, Damo Suzuki, Alvin Curran, les sœurs Labèque, David Tibet… Multi-instrumentiste, il connaît les effets et le potentiel d’harmonie auquel chaque instrument peut atteindre. Son album Our Forgotten Ancestors se range sans surprise dans le large panorama ambiant qu’explore le label, mais de façon certainement beaucoup plus figurative que beaucoup d’autres de ses références. Ici prend donc forme une musique très cinématographique, possédant le pouvoir de hâter le souffle par sa propre évocation, sans image pour support ; elle est, comme les Australiens de Soma l’avaient défini il y a déjà longtemps, un « cinéma intérieur ». Principalement bassiste, Massimo Pupillo prend possession ici d’un éventail plus vaste. Les instruments joués ou échantillonnés sont autant ceux du souffle que ceux de la corde, ceux du tintement que ceux que la synthèse électronique permet. Orchestrale en un sens, la musique suit à l’empan de l’horizon une houle tranquille, accompagnant parfois un fredonnement, comme le cétacé le navire. Souvent aussi, elle ménage ses effets de déploiement et de rétractation, et c’est ici qu’elle se fait le plus dramatique. Massimo Pupillo parle dans ses notes de “chant primordial”, je dirai de fredon. Quelque chose d’originel quoi qu’il en soit, éminemment originel. Seule la musique, antérieure, sinon dans le temps du moins dans l’expression, au langage articulé, peut rendre compte à ce point de notre connivence avec l’origine. Et si parfois une image peut lever une pareille sidération, cela confirme la puissance pictogène d’une telle musique qui, si elle vise à jeter un pont jusqu’à la silhouette de lointains ancêtres, c’est pour s’arrimer à la singularité de chacun, à la plus haute solitude que chacun peut, pouvait, pourra ressentir, non pas comme affliction, mais comme mélancolique coup d’œil souverain, comme devant l’immensité du glacier.

Denis Boyer

Joana de Sá – Lightwaves

18th novembre 2023 by

Sirr

https://sirr-ecords.bandcamp.com

Loin de négliger l’abstraction, y compris celle que nos environnements sonores quotidiens offrent parfois, les pages de Fear Drop s’émeuvent particulièrement lorsqu’il est question de saisir le moment de passage, la zone de transformation, d’intégration, d’apparition de motifs figuratifs, rythme et proto-mélodie s’extrayant de la gaine texturale.

À cet égard, l’album de la Portugaise Joana de Sá est exemplaire. La musique de Lightwaves naît dans le brouhaha, un conglomérat sonore de field recordings en mouvement. Ce départ organique n’a pourtant rien d’un berceau musical. Comme l’œil s’habitue peu à peu aux ténèbres pour discerner les formes, l’oreille ici distingue d’abord au cœur d’une masse liquide des répétitions, des motifs, qui progressivement montent à la lumière pour opérer leur complète transmutation. Des crépitements, des clarines, offrent le passage, alors s’épand la vague lumineuse, à peine oscillante, et comme chez Steve Roden, l’informe prend corps, épouse les contours d’un réceptacle que l’on devine circulaire. Le ton est donné et désormais tout va servir cette montée vers le fredonnement. Sur ce même long morceau d’introduction, éponyme de l’album, c’est le violoncelle qui se charge dans une boucle mélancolique de pérenniser le mouvement de houle.

Ce tropisme vers une ébauche de figuration, Joana de Sá le maîtrise, et elle renégocie sur chaque morceau le tracé vers le formel. Chaque fois, le bain primordial, le liquide qui sert de matrices aux premiers instants de la pièce, se purge, se filtre, laisse peu à peu paraître les motifs qui vont s’assembler, tantôt en nappe (la fragile délicatesse du nimbe bourdonnant dans le morceau Sobre o rio e as pontes), tantôt de manière plus géométrique, pour former des boucles (la bielle rutilante sur le même morceau), des phrases, des épiphanies.

C’est pourquoi la quatrième pièce peut surprendre et dans un premier temps décevoir, car le surgissement tarde et quand un drone paraît il est granuleux, presque strident et sans vertu organique mais, se corrodant en bordure, il finit par s’offrir à l’ondulation, s’effacer pour ouvrir le chant à l’allongement de cordes bien plus souples, charriant des échos de voix, offrant encore et toujours un passage vers l’ébauche d’une figuration, mais pas n’importe laquelle, le fuseau lumineux de l’émouvante musique ambiante minimaliste.

Techniquement dans cet album, il s’agit pour Joana de Sá d’installer, peu à peu depuis le field recording un traitement d’harmoniques, des manipulations faisant naître la musicalité grâce aux insertions de guitare et de synthétiseurs. Poétiquement, elle s’acquitte d’un grand travail de joaillerie, de taille et de mise en valeur de chacune des facettes, du fredonnement au tremblement lumineux, à la vague lumineuse.

Denis Boyer

Stefan Węgłowski – Smooth Inertia / Aware – Requiem For a Dying Animal

9th octobre 2023 by

               

Glacial Movements

http://www.glacialmovements.com/

 

Si le label italien Glacial Movements continue après tant d’années de maintenir son catalogue riche en nouvelle références, ceci est autant dû à l’opiniâtreté de son directeur Alessandro Tedeschi illustrant musicalement sa passion pour les univers glacés, polaires, qu’à l’inattendue variété des interprétations des artistes invités.

Ainsi, mettons en regard deux des dernières références, l’une du compositeur polonais Stefan Węgłowski, et l’autre de Aware, pseudonyme de Alexander Glück.

On a beau être prévenu par le cahier des charges du label, par la pochette ensuite (silhouette dans la tempête de neige), l’album Smooth Inertia de Stefan Węgłowski débute dans un panorama a priori plus vernal qu’hivernal. Les lents déploiements d’harmoniques, les ouvertures presque végétales des réverbérations pré-mélodiques s’entendent comme un éveil, à quoi s’ajoute le field recording de chants d’oiseaux. Oui, mais… on sait que les oiseaux peuvent présenter un certain courage à chanter dans le vent glacé, que parfois les premières semaines de printemps réservent des nuits bien froides, que la surface cirée des feuilles peut garder l’empreinte de glace que lui a déposée la nuit et qui disparaîtra au soleil de midi. Smooth Inertia est effectivement un album jouant sur ce moment liminal. C’est un disque, de l’aveu de son compositeur, construit sur l’idée de solitude, et telles sont les touches de piano, les souffles de vagues tremblantes, les tamis de lumière jaune qui, ensemble, forment ce tableau impressionniste de la transition, de l’éblouissement que peut laisser tant le soleil rasant des saisons intermédiaires que l’apparition de la lumière sur la neige (l’épaississement des cordes de guitare sur le morceau Frozen Memory). Et si Stefan Węgłowski compte ici rendre hommage à ses « idoles » Fennesz, Aphex Twin et Ethan Rose, on pense également au Reflection d’Eno.

À l’endroit précis où se termine cet album, on pourrait situer, si l’on consent à filer la succession des saisons, le début de celui d’Aware, sorti quelques semaines plus tard sur le même label.

Cet album, Requiem For a Dying Animal, prend certainement place dans un environnement plus froid, et le morceau d’ouverture, sa vague mélancolique, ses agencements concrets évoquant le craquement de la fameuse empreinte glacée des feuilles, cette fois bien fixée, montrent une fidélité au canon du label. Mais cette esthétique se double, ou plutôt se trouve au service du fameux « mono no aware » japonais, si difficile à traduire – la douce empathie pour la fugacité des phénomènes. Ici elle s’applique particulièrement à la disparition de ce que notre espèce contribue à balayer dans son délire d’expansion, à la façon aussi dont la musique peut donner une consolation.

C’est ainsi que la délicatesse, la crainte peut-être de blesser, habite cet album. Les frêles épanchements d’harmoniques y charrient, surplombés de vagues d’une mélancolie pré-mélodique, toujours ces inserts concrets comme les échos d’une joaillerie de glace, et invoquent d’autres vagues comme des fantômes de voix.

On pense à Richard Chartier, à Steve Roden ou plus encore à Celer. Autant dire que la finesse de ce froid, tout comme celle si différente de Stefan Węgłowski, loin de paralyser le mouvement, l’aide à s’épancher.

Denis Boyer

Lull – That Space Somewhere / Final – I Am the Dirt Under Your Fingernails

10th juillet 2023 by

          

Cold Spring

Fourth Dimension

www.coldspring.co.uk

 

C’est au moins depuis 1986 que les noms de Justin Broadrick et de Mick Harris sont liés, quand encore adolescents ils enregistraient à Birmingham en compagnie de Nick Bullen la première face du séminal album Scum de Napalm Death.

On retrouve les trois musiciens ensemble en 1991 pour le premier album de Scorn, Vae Solis, et l’on mesure le chemin parcouru non seulement depuis Scum, mais aussi dans le déroulement même de l’album qui s’établit depuis un hardcore industriel, glisse vers un hommage aux Swans puis pose dans sa dernière partie les prototypes de « l’ambient dub » expérimental qui brillera sur les deux albums suivants (sans Broadrick) : Colossus et Evanescence.

Mais au début des années 90, les noms de Broadrick et Harris sont souvent associés parallèlement à leurs projets rock – Godflesh et Scorn (Harris se trouve même batteur sur la tournée de Godflesh en 1991, Robert Hampson assurant la deuxième guitare) – puisque c’est à ce moment qu’ils développent leur alter ego textural et ambient, Final pour le premier, Lull pour le second.

Si Final est en réalité la toute première expression musicale de Justin Broadrick, initiée en 1983 alors qu’il n’a que treize ans, c’est alors un bouillon expérimental souvent noise. Plusieurs cassettes autoproduites et de nombreuses participations à des compilations de power electronics et de musique industrielle au cours des années 80 témoignent de cette première manière. Cependant c’est en 1993 que paraît en CD l’album One de Final qui globalement peut être qualifié d’ambiant bien que gardant épisodiquement des traces d’abrasion et de pulsation.

De son côté Mick Harris publie dès 1992, parallèlement à Scorn, ses premiers travaux non rythmiques, essentiellement texturaux, et dynamisant une approche non figurative, une musique ambiante profonde, abyssale, sous le nom de Lull.

À cette époque, avec Thomas Köner, ils établissent les canons d’une nouvelle musique ambiante postindustrielle, sombre, profonde, isolationniste, dans le sillage de Zeit par Tangerine Dream, de On Land par Eno et de Trances and Drones par Robert Rich.

Broadrick et Harris ont été tous deux profondément marqués par les jalons ambiants de Brian Eno. Broadrick avoue lui-même que Final était au départ un prétexte pour imiter T.G. et Whitehouse, et que la découverte d’Eno et Maurizio Bianchi lui a fait franchir un nouveau pas (https://www.self-titledmag.com/justin-broadrick-on-justin-broadrick/). Quant à Mick Harris, il dit que les travaux ambiants d’Eno lui ont « élargi l’esprit et [l’] ont profondément influencé ». À cet égard, Sunstroke, le morceau final de Colossus est incontestablement un rappel des dernières minutes d’Index of Metals, long morceau de Fripp & Eno.

Ceci dit les différences restent notables entre les exercices ambiants de Broadrick et ceux de Harris, et la récente sortie presque simultanée de I Am the Dirt Under Your fingernails par Final et de That Space Somewhere par Lull, permettent de les mesurer.

Justin Broadrick, aussi divers que soient ses exercices, garde pour instrument principal la guitare. Ce sont les cordes qui sont le plus souvent traitées ici. On aura peut-être en mémoire la première fois que leur utilisation dans Final aura été manifeste, avec la phrase pré-mélodique presque extatique du morceau Flow sur le EP du même nom en 1995. Ici, le ciel est plus nébuleux, et l’album débute dans une grisaille qui peu à peu s’extrait du silence. Mais c’est déjà un fredonnement primordial qui semble se dessiner derrière le grésillement savamment entretenu, par-delà le souffle d’un vent maritime régulier. Et bien vite d’autres cordes jouent des notes isolées, portant le relief, ou plutôt la profondeur, un plan plus loin. Cette musique ambiante est volontiers mélancolique, conserve ses ocres, ses rouilles, et les timbres convoqués évoquent puissamment moteurs et sirènes, sons d’une civilisation industrielle à l’abandon. Les images de Stalker paraissent immanquablement.

Dans le même cadre, l’évolution de la musique de Lull paraît, si cela est possible, plus monochrome encore. Ici la profondeur s’efface, au profit de l’empan panoramique. La musique de Mick Harris / Lull, invariablement (si l’on excepte les morceaux concrets de l’album Brook que nous avons publié en 2001) s’éploient en manière de nappe. L’eau est à perte de vue sensible à la lente dilatation des harmoniques jusqu’à la réverbération pure. Les abysses répondent par un grondement ténébreux, en un jeu maîtrisé de fata morgana. « As above, so below » pourrions-nous dire alors dans un élan hermétique. Toute expansion harmonique semble résonner d’une même onde dans les strates modérément éclairées et dans les autres, vrombissantes. Partout elles parviennent à s’épandre sans croiser l’appareil, le vestige, le bâtiment ni le vaisseau, en un mot sans que l’homme interfère. Le son semble ainsi dans cette musique ambiante des plus sombres, trouver sa respiration naturelle, primale, d’avant le geste, dessiner les lentes et savantes figures d’une formule oubliée, le code d’une lumière noire et de sa propagation jumelée au seul résidu crépusculaire, à perte de vue.

Solitudes deux fois, mais chez Justin Broadrick / Final, les formes portent encore la trace du passage, fragmenté, et semblent le répéter. Les paysages de Mick Harris / Lull sont à l’inverse splendidement désolés, allongés sans fin. C’est une musique de début ou de fin du monde, sans obstacle, sans souvenir.

Question de tempérament peut-être, en tout cas de fidélité à une direction : d’un même départ les deux hommes ont dégagé leur propre chemin, l’un plus peuplé que l’autre. Mais je vois à l’horizon de chacun, un grand crépuscule d’introspection.

Denis Boyer

 

Bu.d.d.A. – Diese Anmut von Trophäen

7th juin 2023 by

Attenuation Circuit / Zhelezobeton

www.attenuationcircuit.de

 

Cette alliance de Chris Sigdell (b°tong) avec Sascha Stadlmeier (Emerge) peut s’entendre comme une condensation, un point d’étape du geste de la musique ambiante industrielle, plusieurs années après sa théorisation. Cela ne signifie pas qu’elle en accumule les poncifs, mais plutôt que la musique de ce duo s’organise suivant un A.D.N. solidement codé quoiqu’encore libre de mutations.

L’héritage se manifeste tant de manière électronique que physique, dans la corde que dans l’effet ; l’ambiance – puisque la musique ambiante, même de manière inconsciente, se ressent dans l’atmosphère qu’elle fait naître – l’ambiance est généralement celle de la claustration, de l’inquiétude, de la grisaille, peut-être pas tant par complaisance, que par adhésion à une esthétique entropique.

Voici donc à l’intérieur de quoi évolue la musique de cet album. Elle est d’abord exhalée par des cordes, s’allongeant lentement en vapeur, dessinant en seconde instance leur cocon de drone, et fredonnant presque avant d’évoquer une musique rituelle. Le long morceau d’ouverture, constituant à lui seul un tiers de l’album, peut ainsi évoquer les lointains prédécesseurs Zero Kama ou Skullflower, à cette considérable différence près que les cordes ne se déchaînent pas après avoir élevé leur température. La chaleur est ici maîtrisée pour maintenir les boucles évanescentes, et laisser lentement, très lentement s’installer, si ce n’est s’instiller, le rythme venant confirmer la lente élaboration organique que les musiciens s’ingénient à figurer.

C’est une particularité qui n’est pas nouvelle (pensons à Troum) mais qui a toujours le mérite d’enrichir un tel exercice : refuser de se cantonner à l’évocation du métal, de la poussière, du béton, laisser la chair et les fluides coloniser le geste, cela rend l’image plus subtile, plus riche de possibles. En tout cas c’est une ouverture plus large que celle choisie pour clore le morceau, celle des voix fantomatiques, gimmick éculé dans le style, puisqu’il plaque une ambiance singeant disons, Le Bunker de la dernière rafale. N’est pas Lustmord qui veut et cet ajout, répété plus loin dans l’album, marque les moments les plus dispensables.

Heureusement la progression dans la suite des morceaux se fait de manière plus paysagère, posant ses reliefs, ses dépressions, ses traînes de fredons mélancoliques tout en conservant les écoulements industriels. Le deuxième morceau est à cet égard un modèle d’équilibre, fortement émotionnel tout en conservant un socle abstrait affranchi d’une pesante narration.

Le dernier morceau, Featherlike, occupe un tiers de l’album, tout comme le premier, dont il peut s’entendre comme le reflet : condensé sur des émanations de cordes traitées, balisé de quelques échos de percussions lointains, il est lui plus lumineux, montrant qu’une même ascension peut dévoiler des images différentes, suivant le climat. Plus prosaïquement ici ce sont les résonances utilisées, qui aussi consentent à s’assombrir avec de nouvelles interventions de voix, plus à propos par l’installation d’une véritable herse rythmique, borne du campement humain dans la brume rocailleuse et funeste.

 Denis Boyer

Galati – Alps

9th mai 2023 by

Databloem

https://databloem.com/home/1899-galati-alps.html

Toujours, dans son délicat exercice de cordes, Roberto Galati a entretenu l’équilibre entre fixité et éloquence, et sa fascination pour les étendues glacées répond de manière plus que métaphorique à ce geste. Voyageur, arpenteur tant des cordes de guitare que des paysages extrêmes, Galati est dans sa musique aussi maître de lui qu’il doit l’être dans sa marche. Les drones, les vagues, les amplitudes, les boucles et les cheminements pré-mélodiques s’entendent – et se voient, presque – dans ses compositions comme la stase des cordes de guitare. Équilibre donc, entre l’animé et le gelé, fragile posture du fredonnement à travers les lèvres bleuies.

Mais sur la glace se réverbère le soleil et Galati a aussi compris que pour donner voix à l’absolu il faut le corrompre, lui accorder l’accès au monde des phénomènes, l’entraîner dans le mouvement. À cet égard, Alps, sorti très peu de temps après le précédent album Oneiric, marque un pas plus loin, même si Roberto Galati les ressent comme très proches l’un de l’autre : Oneiric est, si l’on consent à l’analogie paysagère que suggèrent toutes les dérives de Galati – musicales, intellectuelles, randonneuses –, un album encore très marqué par le mouvement des profondeurs, les vibrations de l’ombre. Et si la lumière comme sur le morceau White Mantle vient éclairer le jeu et le traitement jusqu’à l’élégance mélodique, c’est parce que le nuage poussé par le vent a dégagé le ciel et que, partant, le soleil s’est projeté sur la surface crénelée, mais le vent souffle encore, qui repousse le nuage suivant et repose la zone d’ombre.

Avec Alps, le ciel s’est totalement dégagé, et jamais le musicien italien n’avait paru aussi mélodique. Ses influences assumées, telles que celle de Labradford, semblent se faire plus évidentes, elles apparaissent sous les réverbérations. Alps débute dans un paysage cold wave, ou plus précisément dans cette apesanteur que créaient par endroits Robin Guthrie et les Cocteau Twins, car guitare, basse, textures synthétiques s’éploient, les unes bouclées les autres se déroulant, comme une fine évaporation. Après celle-ci, toujours aussi lumineuse, c’est la condensation (comme sur le morceau Underneath the Noisy Glacier), héritée de Robert Fripp et comme la pratique aussi le duo Troum.

Il existe ainsi un territoire, celui-ci est montagneux et souvent gelé, par essence, mais cela ne modifie pas sa géologie, dont Galati s’est fait géographe par excellence, c’est celui de la transition exacte entre la texture de cordes et la mélodie. Celle-ci se fredonne en suivant les arpèges et les courtes phrases synthétiques. Une mélodie qui ponctue le complexe écoulement de la glace en faible fusion, son lent mélange à la matière rocheuse ; comme les fleurs des éboulis alpins sur la rocaille.

Le drone de cet album est ainsi bénéficiaire de l’épiphanie lumineuse, de la lente phrase harmonique qui s’élève délicatement, comme au cœur des gazéifications du morceau titre, Alps : la récompense du marcheur comme l’extase de l’auditeur.

 Denis Boyer

bvdub & Netherworld – Equilibrium

26th mars 2023 by

Glacial Movements

http://www.glacialmovements.com/

L’empreinte musicale que laisse un artiste peut ressurgir en ondes dont la pseudofréquence défie les lois de la propagation ; celle de l’Italien Netherworld, Alessandro Tedeschi, résonne à la découverte de chacun de ses nouveaux travaux. On goûte sa formule constante, bien que la tournure évolue, celle d’une musique ambiante polaire pré-figurative, émouvante sans être sentimentale.

Netherworld est un projet solitaire qui reste ouvert à la collaboration, Nadja, Oophoi ou Eraldo Bernocchi dans le passé. Cette fois il s’allie à bvdub dont il a déjà publié plusieurs œuvres sur son propre label Glacial Movements.

bvdub, pseudonyme de l’Américain Brock Van Wey, est un projet bien moins isolationniste que Netherworld qui, lui, ne récuserait pas cette étiquette dénoncée par certains il y a plus de vingt ans quand elle a pris trop de place dans les descriptions, mais qui traduit parfaitement le sentiment qui émane de certaines compositions ambiantes, surtout quand elles entendent évoquer les solitudes glacées. bvdub exprime une musique généralement plus organique, plus frontalière de la figuration.

Pour qui est familier de la mélancolie des étendues gelées telles que traduites par le romantisme de Netherworld, certains gestes de l’album Equilibrium pourront surprendre. Il faut bien prendre en compte qu’une telle rencontre est affaire de compromis mais également d’osmose. Quand des voix féminines prennent le devant, dès le premier morceau No Trees for Miles, elles sont tapissées de givre, et c’est, sans négliger le pas mélodique indéniable que prend cet album, une délicatesse technique qui s’accorde à l’esthétique de Netherworld, et du label Glacial Movements plus largement : le chant des glaces. On pense alors, sans le timbre, à ce remarquable équilibre que Sigur Rós a su maintenir sur l’album (). C’est, dans le principe d’une esthétique de l’entropie, voire de la disparition, le beau courage humain –  « sing while you may » pour s’emparer du slogan essentiel d’un groupe qui l’est tout autant. No Trees for Miles est, comme les trois autres morceaux de l’album, long d’une vingtaine de minutes ; et chacun se développe lentement, cheminement sur l’étendue gelée, découvrant mille détails que la vue lointaine de soupçonnait pas. Ce sont quelques circonvolutions et particulièrement l’un des gestes les plus lumineux de la musique ambiante, celui de l’écoulement des fontaines d’harmoniques, principalement traitées depuis les cordes, amplifiant les résonances, gonflant les vibrations pré-mélodiques, tout en laissant un angle ouvert au contrepoint des synthétiseurs qui s’évaporent ensuite comme souffle au soleil. Ailleurs, comme dans Darkness From the Sun, ce souffle naît au ras du sol gelé, discret, à peine relevé, et la vibration qui le surplombe de peu semble dessiner la figure complexe du cristal de neige. Mélancolie encore, évocation d’une solitude ; isolationnisme toujours, bien que fruit d’une rencontre, c’est l’épanouissement d’un nouveau fredonnement, saisissant, comme celui lancé il y a une cinquantaine d’années par Klaus Schulze ou Tangerine Dream, pionniers explorateurs d’un absolu. La musique de la banquise est celle d’un autre cosmos, froid, lointain, fascinant, un nouvel équilibre entre la texture et la forme.

Denis Boyer

Mathias Delplanque – Ô Seuil / Geins’t Naït + Scanner + Laurent Petitgand – Ola

4th février 2023 by

            

Ici d’Ailleurs / Mind Travels

https://mindtravels.bandcamp.com/album/seuil

 

Division du label nancéen Ici d’Ailleurs, Mind Travels bénéficie d’une esthétique visuelle conçue par Francis Meslet, autour de ses photographies de bâtiments désaffectés (on peut rapidement utiliser le terme « urbex »), évoquant autant une Terre abandonnée des hommes que recolonisée par les plantes.

À l’exception notable de l’imposant album d’Uruk et d’un autre, plus fragile de Melaine Dalibert, la quasi-totalité des œuvres présentées dans cette collection sont des compositions ou des improvisations foisonnantes, dirigées à contre-courant d’une musique ambiante minimaliste. Elles sont, à la manière de ces architectures déchues et remagnifiées par la photographie, luxuriantes jusqu’au maximalisme parfois.

Les deux dernières références, Ô Seuil de Mathias Delpanque et Ola de Geins’t Naït, Laurent Petitgand et Scanner, loin d’infirmer cette remarque, permettent aussi d’examiner comment ces constructions compliquées répondent à des règles différentes.

Il faudra tout d’abord accepter de s’étonner, de marcher en terre étrangère du moins étrange. Parce que Mathias Delpanque s’est souvent illustré par son dénuement, son économie de moyens, sa facilité à extirper l’image hors de la texture monochrome. Il n’est pas jusqu’à son projet initial, le plus rythmique, Lena, qui ne montre cet attrait pour le minimalisme.

Ô Seuil est un organisme musical bien différent, semblant se réorganiser à chaque nouvelle écoute. Naissant dans le sable, il s’hydrate peu à peu, reçoit le vent, les feuilles, une musique rock psychédélique qui tournoie et s’élève suivant des principes krautrock, pour s’évanouir comme l’eau dans le sable et s’évoquer en fantôme dans les planances émouvantes des plages suivantes. De la même manière la matière y croît, s’entrecroise, crée des motifs mélodiques, d’autres restant à l’état de fredon, s’insinuant dans les rythmes de plus en plus élevés comme au cœur du morceau Seuil 3. Telles des reliefs minéraux dans cette musique qui doit autant au paysage qu’au cinéma, à Eno qu’à Some More Crime, Soma voire In Slaughter Natives (Seuil 5), les guitares mêlent l’industrie et l’organique, le réalisme et l’onirisme, le rythme et l’implacable clair-obscur d’une mélodie primale.

Le fonds composite de Geins’t Naït, lui, a toujours témoigné d’une grande versatilité, du théâtre industriel de l’absurde à la musique cinématographique surréaliste. Les voix, souvent, comme un élément happé, capturé depuis les ondes, les souvenirs, les rêves interviennent comme un instrument. Cette infusion de la voix comme outil musical a peut-être été déterminant pour initier la collaboration de Laurent Petitgand et Thierry Mérigout (Geins’t Naït) avec Robin Rimbaud (Scanner) sur l’album Ola, et c’est ici un premier travail en commun après un split-EP. Rappelons que le nom de Scanner reflétait les captations pirates de conversations téléphoniques que Robin Rimbaud introduisait à ses débuts dans sa musique.

La voix, les voix, plus ou moins présentes, mais déformées, métallisées, érodées pour glisser du signifiant à l’outil – et cette réflexion affecte naturellement l’utilisation de la voix de Gilles Deleuze (figure tutélaire partagée de GN et Scanner) sur le troisième morceau, Gilles. Fiction futuriste ou surréaliste, peinture aux perspectives effondrées, aux points de vue télescopés, aux temporalités fusionnées. Étalés dans la texture, les trois premiers morceaux évoluent en réverbération, en résonance, en crépitements, tout en maintenant une tension narrative et un ancrage pré-mélodique.

Après cela, la construction travaille d’une autre manière, s’anime dans sa corrosion, dans le travail de ses fibres, le film se fait dans le même temps plus panoramique et plus microscopique – aussi bien le mode de composition permet de jouer les deux points de vue simultanément. Field recordings, musique ambiante, ritournelle, musique industrielle, cold, aucune ne peut revendiquer la préséance. Il s’agit, et ceci n’est aucunement péjoratif, d’une musique expérimentale « à l’ancienne », comme lorsqu’on travaillait uniquement sur bande, découpée, collée, superposée, dans l’esprit du collage post-dada autant que post-industriel (et ici je pense à Brume, notamment sur le morceau Bed). S’il faut comparer une dernière fois cette musique à une palette picturale maximaliste, on ne pensera plus alors à une toile, mais à un aquarium où seraient diffusés les fluides musicaux, samples, instruments, voix, textures, impressions, à la façon de ces encres qui, une fois injectées dans l’eau, dessinent un savant brouillage dont la formule échappe peut-être encore aux physiciens, des encres qui vont s’envelopper les unes les autres, caresser leurs couleurs sans les mêler, respecter l’eau hospitalière que l’on aperçoit encore en trame.

Denis Boyer

Brian Eno – Foreverandevernomore

22nd décembre 2022 by

Opal

https://www.brian-eno.net/

 

Foreverandevernomore n’est pas comme on le lit souvent le premier album chanté d’Eno depuis Another Day On Earth, car les plages vocales étaient remarquables sur The Ship, en 2015, et surtout elles permettaient de découvrir l’épaisseur, l’ampleur et la solidité que cette voix a prises au fil des années (il en était de même sur le EP réalisé avec Kevin Shields). Mais cette solidité n’est sans doute que de forme, de façade, aussi intimement fragile derrière ses dimensions hiératiques que les ruines grecques sous la tutelle desquelles Eno s’est placé lors du concert à l’Acropole d’Athènes en 2021, où il a également enregistré la vidéo du single There Were Bells extrait de Foreverandevernomore.

There Were Bells est une chanson pleine de tristesse, une affliction, une élégie pour un monde en train de disparaître. C’est un morceau introduit par les oiseaux, un programme dont les paroles malgré leur tournure parfois sibylline ressemblent trop à l’Apocalypse de Jean pour qu’on ne comprenne pas la gravité qui traverse l’album. La crise climatique principalement, les catastrophes qui semblent irrémédiables, ont inspiré à Eno ce long poème en dix chansons comme un chant offert par l’Homme à son monde, un chant façonné par ses outils, la technologie et l’art.

Car Eno dont le credo technologique n’a jamais faibli dans le domaine musical, est certainement le plus organique des musiciens synthétiques. La musique de cet album flue et reflue telle la circulation de fluides vitaux, ponctuée par endroits de boucles minéralisées, de crépitements comme des poussières d’étoiles. C’est aussi le lieu de la rencontre intime entre d’une part le geste exemplaire de Brian Eno sur l’outil synthétique et ses traitements, et d’autre part les instruments classiques (guitare de Leo Abrahams, piano et accordéon de son frère Roger Eno, claviers de John Hopkins et Peter Chilvers) et les voix, celle d’Eno lui-même, de sa fille Darla, de sa nièce Cecily, de Marina Moore, de Kyoko Inatome, de Clodagh Simonds (Fovea Hex)…

Le traitement apporté à ces chants respecte chaque fois le timbre général du morceau, pondéré ou évanescent, mais aussi sa teinte, comme sur Garden of Stars, sans doute le plus sombre et le plus solennel de l’album, où la réverbération sur la voix grave d’Eno répond aux égrènements des cordes vitrifiées.

Ainsi, le travail des voix, de celle d’Eno ou des chanteuses, témoigne d’un climat, d’une luminosité tamisée par des pauses, respirations, des filtres qui sont comme le chœur d’une scène qui déjà s’efface. Ces petites choses, ces « petits bruits » qui s’enfuient lorsque le duo Eno / Simonds fait fuser ses chants vers la terre qu’il convient de retrouver, avec laquelle se réconcilier avant de s’y laisser absorber.

« Plus jamais à tout jamais » chante ainsi Eno, et comme les Lamentations de William Basinski, Foreverandevernomore est un bel et discret hommage à la Terre, loin des gesticulations et des mensonges, des tartufferies et des coups d’éclat, un bel hommage d’un maître du minimalisme, une haute poésie « de l’effacement » qui à peine éclose se dissout tantôt dans la lumière, tantôt dans la nuit. En équilibre, pour combien de temps ?

Denis Boyer

Phil Von – Von Magnet

27th novembre 2022 by

Unknown Pleasures Records

https://hivmusic1.bandcamp.com/album/uprgold023-von-magnet-cd

 

Grain de sable du désert dans la machine, danseur flamenco dans la friche industrielle, rêveur solitaire dans la nuit des cités rutilantes, pôle magnétique dans la géographie mouvante des douars, Phil Von est tout cela et plus encore.

Plusieurs décennies après qu’il a cofondé Von Magnet, Phil Von, infatigable arpenteur des routes réelles, technologiques et oniriques, publie un album qui porte le nom de… Von Magnet.

Peut-être sent-il venu le temps de se retourner, de jeter un regard sur sa planète, sur le chemin parcouru, de se redire que Von Magnet est né et a continué d’évoluer sur le principe des « rencontres », des « mélanges » (Mezclador) de l’acoustique et de l’électronique, du flamenco et de la cold wave, de la chair et du métal, du froid et du chaud, de l’homme et de la machine… Il faut voir double pour apprécier Von Magnet – magnet, l’aimant lui-même suggère autant le magnétique que l’amour.

Il n’est donc pas étonnant ici, comme pour un survol, un arpentage panoramique, de trouver chez celui dont la première syllabe du véritable patronyme s’entend presque comme le mot initial de son groupe, un nouvel écho à ce manifeste pour une œuvre globale, où il est accompagné de collaborateurs habitués (Def, Flore Magnet, Hugues Villette…) et d’autres plus récents.

« Tout est en moi, je suis en tout, tout est en toi, nous sommes le tout, le monde vibre en nous, en vous se dissout… », chante-t-il dès le deuxième morceau. Cette volonté d’habiter le monde par tout son corps, tout son esprit mais aussi de partager ses expériences a fait de Von Magnet, maintenant endormi depuis dix ans, un groupe, une troupe, un collectif, qui a accueilli, s’est enrichi de nombreux musiciens, danseurs, techniciens… et dans sa musique encore une fois Phil Von célèbre la greffe de la musique arabo-ibérique et de l’électronique moderniste. Les mélodies, agrégeant leurs obédiences, s’accordent sur une douce mélancolie, accommodée à un long crépuscule qui célèbre encore la vie jusqu’au dernier rayon du soleil et apprend à la nuit à donner refuge au mouvement.

Au gré des morceaux, de la chaloupe, du déhanchement, les cordes et les séquenceurs alternent ou équilibrent leur préséance, pourvu que, une fois assemblés, ils restent au service de la peau, de la voix chaude et triste comme celle du cantaor. Mais aussi, et c’est encore en cela que la chair, le souffle, l’esprit – l’humain – sont toujours les maîtres ici, d’idéales oasis presque ambiantes se déploient de place en place, redessinant à l’aide de cordes allongées et d’électronique réverbérée, les sinuosités que le vent a laissées sur le sable. Oui, Von Magnet a été tout cela, et aujourd’hui encore, Phil Von lui refait un archipel, une planète.

Denis Boyer

Michael Begg – Moonlight and Sentiment

26th octobre 2022 by

Il existe une continuité entre la Vanité de Philippe de Champaigne et L’Île des morts de Böcklin, entre la Mélancolie de Dürer et Le Moine au bord de la mer de Caspar D. Friedrich. De la même façon il existe une continuité, entre Der Leirmann de Schubert et Stabat Mater d’Arvo Pärt, entre les Leçons de Ténèbres de Couperin et les pièces baignées de lune de Michael Begg. C’est la coïncidence de la mélancolie et du crépuscule.

Depuis que la musique de Michael Begg, d’abord sous le nom de Human Greed en compagnie de Deryk Thomas, puis en solitaire, s’est éloignée de l’expressionnisme pour se loger dans une forme à la fois plus pastorale et plus céleste, elle s’est en même temps engainée dans un romantisme nocturne pleinement assumé.

C’est, plus encore qu’une fascination, une véritable nature dans son expression musicale, au fur et à mesure de ses albums : il peint le drone dans son nuancier de bleu foncé, d’ocre, semé de poussière d’étoiles. Plus prosaïquement, ce sont des synthétiseurs, des cordes, des field recordings, des percussions discrètes et, de plus en plus souvent, le piano.

Plus encore que la nuit, c’est dans le crépuscule que ce musicien écossais stationne le plus souvent, quand les formes s’estompent, qu’elles finissent de figurer et commencent d’évoquer. C’est un temps de transition, un interstice, une zone liminale.

En ce sens, Moonlight And Sentiment s’annonce, et s’entend, comme l’accomplissement d’un projet déroulé depuis plusieurs années, et même : un manifeste.

Il faut maintenant souligner l’approche originale qu’imprime Michael Begg à ce romantisme nocturne. Homme de son temps, de la technologie de son temps, il ne lui est pas soumis, mais la plie à sa volonté ; on se rappelle sa récente série Witness, où il convertit en une musique émouvante des données purement informatives (localisation, météorologie, cartographie…). Homme de mémoire et de goût, il a pris, et c’est sans doute ici ce qui le lie à d’autres comme Richard Chartier ou William Basinski, la leçon du minimalisme.

Il s’agit tout d’abord de respiration, d’un souffle qui gonfle à peine et laisse sourdre le peu de lumière que la lune permet derrière les nuages. Car c’est bien une « moon musick » telle que l’a caractérisée Coil, une redéfinition auditive et presque tactile des sons comme joués sous la clarté de la lune. Cette lumière sélène, que Michael Begg figure ici, prend la place centrale, et tout son impressionnisme l’enveloppe. Les tintements, les frottements de percussions, les cordes qui s’éploient lentement, semblent marquer le mouvement de la lune elle-même, et la fluctuation des sentiments de qui s’y baigne. Le drone s‘épanouit alors, timidement, comme dans les nuits polaires les plus profondes de Thomas Köner, et tout cela finit bien par évoquer une mélodie, un fredonnement, quand la lune se dévoile. Le piano la peint alors, comme sur le morceau Wrong Hole Captain, un piano lentement parcouru, nimbé d’un léger delay qui le fait résonner comme ceux de Harold Budd ou Roger Eno. Aussi bien, Michael Begg n’a peut-être jamais été aussi proche de Brian Eno, dont l’influence sur lui est pleinement assumée, que sur le morceau suivant, December Is Light And Warm. On pense aussi à la domestication du silence comme l’a définie Debussy au début de La Cathédrale engloutie.

Avec Moonlight And Sentiment Michael Begg semble avoir atteint la totale justesse, les équilibres d’une musique que, si l’on veut bien excuser la pirouette rhétorique, il serait frauduleux de qualifier de dark ambient, car ce n’est pas une musique ambiante obscure, mais bien la musique ambiante de l’obscurité.

Denis Boyer

Galati – Oneiric

3rd octobre 2022 by

Midira

https://www.midirarecords.com/release/md-082-galati-oneiric/

 

Quand d’autres font tourner crânement un seul motif dont les saturations s’échafaudent en stratifications géologiques, Roberto Galati ajoute à cela des phrases pré-mélodiques, des respirations lumineuses, des fredonnements solitaires et, de la même manière que Troum ou Aidan Baker, il ne craint pas de peupler sa toile.

Son travail lent et précieux affirme une maîtrise des effets de cordes, au service d’une manière de tension entre le fixe et le mouvant. C’est pourquoi l’image du glacier est si présente dans ses albums, et ce depuis le début. L’océan de glace, figé et monumental, se corrompt par endroit et finit son entrée dans le relatif par son reflet dans l’œil du contemplateur. Roberto Galati est celui-ci, qui s’abîme dans la fixité, s’y absorbe et traduit ses miroitements. Qu’il ait appelé son nouvel album Oneiric témoigne sans doute du pas de côté qu’opère nécessairement l’esprit d’êtres discontinus face à un tel témoignage d’éternité – et l’on sait désormais combien cet éternel n’est que de façade, quand il est assailli par le bouleversement climatique. L’onirisme est la fiction intérieure, la plus enfouie, l’autoréflexion. Galati devant le glacier éprouve l’illusion du temps et sa musique s’en fait l’écho. C’est parce qu’il n’est pas éternel que l’artiste rêve d’éternité, c’est parce qu’il a le sang chaud qu’il rêve du cœur froid. C’est parce que, malgré toute son empathie devant l’incommensurable de glace, son propre cœur bat encore.

Rarement jusqu’à maintenant sa musique s’était faite si ouvertement lumineuse, ou plutôt éblouie. Elle tremble, frémit dans les phrases les plus aiguës et, partant, les plus étincelantes de son œuvre sur le morceau White Mantle, fredonnant presque l’image du flot et du jusant face à cette mer arrêtée ; ou encore au cœur du long morceau suivant, Motionless Ocean, lorsque ce qui semble un glockenspiel fait pleuvoir avec une infinie délicatesse les premiers effondrements bleutés des larmes de glace transformées en liquide, encore et toujours en un fredon primordial. En réponse les cordes adoptent ainsi une fréquence profondément émue, alors qu’ailleurs elles embrassent un horizon plus vaste, vibrant encore en boucles mouvantes d’un souffle pesant sur l’ampleur des cymbales et le drone bleuté, voyageant en sinuant sur les dessins compliqués des séracs, et semblant chercher la réverbération des galaxies lointaines. Car cette musique naturellement polaire adopte aussi quelques tournures cosmiques, dans les allongements, dans les effets presque pulsatiles. Alors le musicien semble avoir trouvé la place cardinale, à l’exacte position médiane dans le faisceau onirique reliant la nébuleuse au glacier.

 Denis Boyer

William Basinski & Janek Schaefer – … on reflection

24th août 2022 by

Temporary Residence

https://temporaryresidence.bandcamp.com/

 

Répétition et boucle sont parmi les mécanismes communément utilisés par William Basinski et Janek Schaefer qui, l’un comme l’autre, font grand cas du temps et de sa manipulation dans leurs travaux respectifs. Ils jouent souvent, par le retour et par la texture, et plus facétieusement par le décalage des superpositions, un jeu d’illusion de la durée, de son escamotage ou de son étirement.

On nous dit que huit années d’échanges de sons, de traitements, ont séparé le début de la confection de cet album de son accomplissement… encore le temps qui à bien des égards semble aboli sur …on reflection.

« On reflection », « À la réflexion » en anglais, mais le titre est bien plus ouvert. La réflexion prise pour huit années de composition, et encore « le reflet » autour duquel toute cette musique est construite.

« …sur le reflet » comme d’autres peignent « sur le motif », au plus près de la matière à représenter, de sa ductilité, de sa variabilité, de sa sensibilité à la lumière et aux météores. Ce sont, dans le cas présent, des images de vaguelettes à la surface à peine ridée d’un étang, d’un bras mort, des vaguelettes scintillantes semblables mais jamais identiques. Les notes de piano, cadencées lentement, effleurant la mélodie sans jamais y céder, créent une telle ambiance, et sont comme autant de miroitements du soleil sur le coin de l’eau calme où le vent plisse assez pour que les reflets y jouent. Autant d’écailles mouvantes que de vagues, autant de douces réverbérations de cordes que de touches jouées (sensiblement les mêmes, dans une répétition décalée). Et à l’arrière, le fond de cette pièce d’eau est nimbé d’une autre grâce tant lumineuse qu’aérienne ; ce sont les field recordings, parfois plus devinés qu’entendus, fins bourdons, esquisses de conversations, et surtout des chants d’oiseaux. Une esthétique du dénuement s’y déroule, tout ajout ayant été pesé jusqu’à la limite de l’impondérable, afin que sa présence participe sans paraitre s’ajouter.

Il faut tout de même concéder que le déroulement de cette musique n’emporte pas l’entière concentration. Souvent l’esprit s’échappe, et l’écoute s’absente. Mais je parierais que c’est là un effet souhaité. Aussi discrète qu’intéressante, ainsi Eno (dont un album récent s’intitule Reflection) définissait-il la musique ambiante. Néglige-t-on une toile ou même un meuble que l’on apprécie quand on les voit sans les regarder ? Certainement pas, et même ils influencent inconsciemment notre façon d’être dans la pièce familière. De même pour tout paysage ouvert, dont l’arbre, le bâtiment, le cours d’eau composent un équilibre dans quoi l’esprit s’enchâsse justement. Modifie-t-on l’un de ces paramètres, et l’esprit sensible immédiatement s’en émeut et se remodèle. Cette musique devient décorative, mais d’un décor fluctuant.

Dans les premières pages de La Prisonnière, Proust semble dire cela lorsqu’il écrit « En notre être, instrument que l’uniformité de l’habitude a rendu silencieux, le chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique : le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre ».

Ainsi, les légers changements dus à l’arythmie et au décalage des boucles, mais aussi l’appel de l’extérieur lancé par les pépiements des oiseaux, influent-ils sur la perception de cette musique créatrice d’une ambiance intime et flottante.

De sorte que, lorsque la pluie de réverbérations de piano cesse sur le troisième morceau, tout est alors concentré dans la profondeur de la trame. L’esprit comme sorti de son étourdissement se rapproche de la musique, apprécie d’autres vagues, plus longues, d’une autre mélancolie. Et c’est ainsi que se renégocient les équilibres entre les deux compositeurs, entre les sons circulaires et les sons migrateurs.

Cet objet de maîtrise totale du minimalisme (on pense à Lawrence English citant Tony Conrad : « Le minimalisme ce n’est pas faire moins mais plus profond ») est dédié à Harold Budd pour qui la modification de la note dans le temps, depuis son émission jusqu’à sa disparition, était si importante.

 Denis Boyer

Fabio Orsi – Late Afternoon Tapes

21st juillet 2022 by

Attenuation Circuit / Grubenwehr Freiburg

www.attenuationcircuit.de

 

La discographie de l’Italien Fabio Orsi, tant solo que collaborative, est pléthorique et il fait partie de ces artistes qui, à la manière de certains peintres impressionnistes, parcourent sans relâche le même monde, pour saisir ses variations telluriques, climatologiques, lumineuses. Précisément lumineuses, car dans ces Late Afternoon Tapes on ne saurait faire la part des cordes et celle du synthétique, tant les allongements des unes et le fuselage de l’autre s’absorbent dans la réverbération. C’est bien la lumière ici qui varie progressivement au gré des textures, celle d’une fin d’après-midi, qu’Orsi tente de peindre, jusqu’à l’arrivée du soir.

Selon le label, Fabio Orsi se place dans le sillage de Fripp ou encore Fennesz. Je dirais peut-être plus encore dans celui de Fripp & Eno, inventant ainsi rétrospectivement les prémices de leur Evening Star. On n’oubliera pas non plus qu’Eno s’était lui aussi attardé sur un après-midi, avec Thursday Afternoon.

Mais la répétition n’est pas le geste principal de Fabio Orsi dont les cinq « Tapes » de cet album évoluent aussi sûrement que la course imperceptible du soleil dans un ciel légèrement voilé. C’est la fin de l’après-midi qui se déroule, une période de transition, un moment liminaire, ou plutôt liminal.

Pour qui l’observation est une habitude, elle dévoilera la flottabilité des sensations, un accompagnement des respirations lorsque depuis leur lent déploiement, les cordes poussent quelques pointes comme un sanglot de cuivre. Des touches miraculeuses, comme autant de gouttes d’une pluie d’or, creusent alors l’horizon vers le haut, vers un ciel à jamais baigné d’une lumière douce, en éternel transit vers la nuit, qui se dessine plus manifestement dès Tape Three lorsque le profond drone cosmique en figure le premier appel.

C’est la grande maîtrise des cordes et des touches que l’on observe ici, dans la tradition d’autres musiciens italiens tels que Oöphoi ou Alio Die, ou de ceux qui ailleurs leur correspondent, comme Steve Roach (on pense à l’album Structures From Silence), Taiga Remains ou à certains égards Vidna Obmana.

Sans être programmatique, l’album Late Afternoon Tapes répond parfaitement à son but, accompagner le lent déclin de la lumière et l’on qualifiera bien sa réalisation d’impressionniste, déployant le grand pouvoir d’une musique ambiante dynamique, à la fois hautement décorative et puissamment évocatrice.

 Denis Boyer

 

Netherworld – Vanishing Lands

6th juillet 2022 by

Glacial Movements

http://www.glacialmovements.com/

 

La vague, le miroitement, les figures savantes que le vent imprime sur la neige – comme ailleurs sur le sable – depuis la crête jusqu’au thalweg, voilà le fonds textural et poétique qu’Alessandro Tedeschi exploite depuis qu’il compose et joue sous le nom de Netherworld. Artiste sensible, fasciné par le grand nord et ses imposantes étendues glacées, il leur a aussi dédié son label, Glacial Movements, où il invite des figures connues de la musique ambiante, et d’autres qui le sont moins, à donner leur bande-son du tableau septentrional.

Vague et miroitement n’ont pas été balayés ici, dans ce nouvel album Vanishing Lands, mais fragmentés. Car sans jamais être une musique à programme, celle de Netherworld est assez sensible pour toujours témoigner de l’état d’esprit qui a guidé sa composition. Évitant le sentimentalisme, Alessandro Tedeschi parvient à figurer la fragilité de l’instant sans effacer l’éternité. Ici, le « cri de désespoir » qu’il dit lui-même faire passer concerne à l’évidence le danger et les conséquences désastreuses que le bouleversement climatique imprime sur les régions boréales. Alors sa musique, comme jamais avant, prend de nouvelles tournures expressionnistes. Ce sont celles de la lente érosion, qui font apparaître les différentes strates de manière plus manifestes, et laissent entre elles un espace plus important, qui devient demeure de manifestations plus… humaines.

Des fantômes de voix, des samples d’instrument à corde comme un lent coup de lame, des crépitements, quelques chutes infimes… tout cela met sur la peinture isolationniste une touche formelle qui, sans s’étendre jusqu’à la figuration, effleure la composition orchestrale. Seul pourtant, avec sa sensibilité, son projet, son talent, Netherworld atteint la justesse d’un William Basinski lorsqu’il dépeint l’affliction en combinant des boucles d’une beauté lacrymale empruntées à un idéal pastoral. Mais Netherworld, à l’inverse de l’artiste américain, ne joue que très peu sur la répétition. Le train complet de sa musique, jusque dans les recoins les plus ténus, survolés de voix fantômes bouleversantes, les plus proches du silence, de l’effondrement, ne cesse de s’étendre, toujours devant, subtilement changeant, planant ou fondant sur un paysage désolé, mais toujours baigné d’une fragile lueur qui parfois s’augmente jusqu’à l’éblouissement mélancolique. Grondements, effritements, fredons, restent opiniâtrement héliotropes, en attendant l’effacement…

Denis Boyer

Loop – Sonancy

6th juin 2022 by

Reactor

https://loopbandofficial.bandcamp.com/

Il se dit beaucoup, depuis la sortie récente de l’album Sonancy, que c’est un saut important dans l’évolution de Loop, si l’on considère comme précédente étape l’album A Gilded Eternity, sorti en 1989 et dernier de la période originelle du groupe de Robert Hampson. Les ruptures rythmiques d’un morceau comme Afterglow sur cet album pourraient a posteriori sembler annonciatrices de l’évolution constatée, mais c’est ignorer, ou du moins négliger le E.P. Array – pour ainsi dire un mini-album –, paru en 2017 qui marque véritablement le nouveau départ de Loop. C’est donc dans cette double perspective qu’il convient d’examiner Sonancy.

Sur Array, particulièrement avec Precession le morceau d’ouverture qui lui sert d’étendard, les traitements du son, de la voix en particulier, mais aussi la couleur générale et les structures rythmiques exploitées, se sont déjà détachés du psychédélisme brumeux des trois premiers albums. Plus encore ce qui de manière remarquable signe la nouvelle manière, c’est la contraction sonore, la densification des distorsions, des réverbérations. Bien que les trois musiciens qui aujourd’hui complètent Loop en compagnie de Robert Hampson constituent un nouveau line-up, ce principe est conservé, et la production d’Array est reconduite, sans rupture. Plus encore, le riff saccadé de Precession se trouve presque dupliqué sur trois morceaux au moins de Sonancy. C’est désormais, plus qu’une ellipse, qu’une « boucle » (« loop »), une succession de crêtes et de sinus que semble figurer cette musique. Le morceau Halo, qui pourrait aisément être extrait en single, en figure l’archétype.

Plus encore que chez les Spacemen 3 (les deux groupes ont souvent été comparés, jusqu’à provoquer entre Sonic Boom et Robert Hampson une profonde inimitié), la mélodie a toujours été centrale chez Loop. La modification du chant, de son traitement – moins lointain mais toujours enrubanné de nébuleuses métalliques –, de la densité des guitares, n’empêche en rien la constance de la qualité mélodique. C’est assurément une nouvelle signature qu’adopte Robert Hampson, elle est à la fois plus compressée comme on l’a vue, mais elle a aussi assimilé toutes les années de dormance du groupe, pendant lesquelles il avait poussé jusqu’aux confins de l’abstraction Main, son avatar suivant, centré sur les possibilités de la guitare. Ici, fort de ce long travail qui l’avait mené jusqu’au GRM, il tapisse le maillage chromé des morceaux de vagues, de granulosités, et même d’impressions d’infinite guitar.

Le niveau d’influence de Loop – et même de vénération pour un groupe dont le succès en Angleterre fut important il y a trente ans – a imprimé une trace profonde. Ce retour, fort des nouvelles manières qui ne trahissent en rien les anciennes, comme on l’a vu, la ravive aussitôt, si jamais elle s’était estompée. Le noyau dur des passionnés a pu suivre Hampson dans ses expériences, sans jamais oublier son rock froid et stupéfiant, modèle du genre. Nombre de ses pairs eux-mêmes, aussi divers que Steve Von Till (Neurosis), Stuart Braithwaite (Mogwai) ou Robert Smith (The Cure), tous trois remerciés sur la pochette de Sonancy pour leur considération (les deux derniers au moins ayant programmé Loop en concert), ont mordu à la boucle sans jamais s’en détacher.

 Denis Boyer

B. Bondonneau, L. Marchetti, J.-Y. Bosseur – Le Diable ermite, Augiéras

22nd avril 2022 by

Casta

http://lechantdumoineau.radiodordogne.com/?page_id=555

Comme Benjamin Bondonneau avait choisi il y a quelques années de travailler sur la matérialité de la poésie avec l’album Phonolithes, autour des Pierres de Roger Caillois (https://denisboyer-feardrop.blogspot.com/2015/08/normal-0-21-false-false-false-fr-x-none.html), il présente aujourd’hui un travail inspiré par l’écrivain « maudit » que fut François Augiéras, dont l’œuvre n’est pas non plus exempte de matière. C’est plus particulièrement autour de son livre posthume Domme ou l’essai d’occupation que la lecture sonore et musicale du Diable ermite semble élaborée. Pendant plusieurs mois, à Domme dans le Périgord, fuyant la civilisation, celle appesantie par la modernité, le consumérisme, le christianisme, l’incompréhension de la nature, Augiéras a vécu la nuit dans un hospice et le jour dans une caverne puis dans une autre. Et c’est là qu’il s’est employé à construire un monde tenant tout autant du microcosme que d’un voyage vers l’archaïsme.

C’est à l’aide de pierres, bois, orties, cordes, qu’il espérait, de manière pathétique à certains égards, de rebâtir une manière de lien au primordial et d’annoncer un homme nouveau, dont la nouveauté serait précisément l’ancestralité.

La figure du « voyant », au sens rimbaldien, n’est peut-être pas absente de la posture adoptée par Augiéras. Elle n’est pas éloignée non plus de la démarche de Bondonneau qui, aux alentours de la grotte-sanctuaire de l’écrivain, a ramassé divers matériaux, bois brûlés, pierres, totémisés et guidant la composition.

Composition est peut-être un terme insuffisant pour désigner la méthode de cet album, car s’il y a composition elle est triple. Field recordings et clarinette, opérés par Benjamin Bondonneau, ont été confiés à Jean-Yves Bosseur et Lionel Marchetti qui, l’un après l’autre, à force de notations, de partition graphique, de traitements, ont de manière égale participé aux sept peintures sonores. Musique concrète et instruments, délicatement tissés ensemble, assemblent ainsi une sorte de poésie du lieu, un supplément d’âme comme celui d’Augiéras avec ses pierres posées à l’entrée de sa grotte.

Ce sont autant d‘incursions extrêmement imagées bien que toujours discrètes. On y marche, on y crépite, on y entend le concert des oiseaux de sous-bois, on y déverse la poudre, mais aussi on y entend siffler, jouer de la clarinette. C’est un lieu d’images où les éléments ont la plus belle part, l’eau de la Dordogne, le vent parfois, l’effritement de la terre, et le crépitement du feu. Cette musique, concrète pour l’essentiel, est aussi parfois un lieu d’inquiétude comme savait en ménager Varèse, à coup de cuivres élevés puis incisés.

L’apex de Domme ou l’essai d’occupation, avant la conclusion édénique de l’enfant jardinier, c’est l’immense feu de la Saint-Jean d’été – du solstice – qu’Augiéras allume en forme de roue solaire sur le tertre surplombant sa grotte. Bondonneau insiste tout autant sur l’analogie de ses propres visions avec celle du brasier, décrivant Augiéras comme un « forgeron mythologique ». Mais c’est loin de l’incendie dévastateur que la musique de ce disque se déroule ; lorsque le feu paraît, c’est un feu ami, dans quoi se reflètent le drone, la vague d’harmoniques, le pépiement de la clarinette qui profite de l’air chaud pour s’élever jusqu’au ciel. À sa manière, le trio a érigé une musique comme l’un de ces arbres que les mythologies ont contés, reliant la terre et le ciel, la matière et le rêve.

Denis Boyer

Sphyxion – 3

9th avril 2022 by

Zoharum

https://zoharum.bandcamp.com/album/3

 

Le temps du rêve qu’explorent inlassablement les jumeaux Charlot au sein de Maninkari se déroule depuis quelques années dans un univers double, Sphyxion, où les boucles de synthétiseurs vintage remplacent les errances de violon et de cymbalum. Cette manifestation électro minimale sait capter d’autres fils oniriques, comme on a pu l’entendre dans les deux premiers albums.

Dans la forme ce numéro 3 ne diffère pas sensiblement des deux premiers albums, il s’agit de flâner autour d’une ossature minimale, et dans ce laboratoire, alors que certaines de ces pastilles, presque des vignettes, se présentent comme des ébauches, d’autres atteignent une forme achevée. Elles parviennent à recréer une pulsation, une oscillation, d’esthétique synthétique 70/80 et qui curieusement n’appelle pas la danse, sauf bien sûr à pratiquer le statik dancin’.

Parfois il semble impossible de dissocier une écoute de l’époque où elle se produit ; encore faut-il que la musique possède assez de cellules sensibles pour colorer de même celui qui la reçoit. C’est le cas ici, pour froides que soient les nappes, les pulsations, pour distants que restent les échos, ils s’harmonisent presque tous de manière organique, et pénètrent doucement l’imagination jusqu’à ajuster le souffle sur leur calme cheminement. Mais plus certainement encore, cette musique entre en résonnance, particulièrement sur certains morceaux (tous ne sont que sobrement numérotés, du 24 au 35) : les 26 et 27, le 30, le 32, le 35 –, avec les tourments qu’impose le monde actuel, qu’ils soient environnementaux, belliqueux, épidémiques, politiques…

Ainsi une profonde mélancolie s’épanche de ces très simples séquences et, franchiraient-elles un cap que leur composition ne leur a pas permis, elles se fredonneraient. Fredonnons la couleur à défaut d’une mélodie, celle que d’autres, des cosmiques allemands aux premiers OMD, avaient déjà imprimées à des corps synthétiques réputés trop gris alors qu’ils s’en sont saisis pour sidérer le bleu.

De l’infiniment vaste à l’étrangement intime, les frères Charlot ont opéré une involution qui rend tout aussi manifeste la capacité d’émouvoir avec le peu et le glacé, de faire vibrer les cils dans le même temps que le séquenceur, de caler sa période de respiration sur le faisceau de néon, de tanguer doucement au gré de la boucle.

 Denis Boyer

Bora Scura Reimagined (interprété par Paul Schütze, Mark Spybey, Daniel Menche, Simon Šerc, Neo Cymex, Max Corbacho, Sunao Inami, Alexei Borisov, Vomir, KK Null.)

7th mars 2022 by

Pharmafabrik Recordings

https://music.pharmafabrik.com/album/bora-scura-reimagined

 

Il y a plus de dix ans, j’avais consacré un numéro de Fear Drop à l’esthétique musicale du vent. J’y examinais quelques disques significatifs, dont le monumental Wind Patagonia de Francisco López. Celui-ci avait capté des vents, parmi les plus sauvages de l’hémisphère austral – « les vents les plus rapides du globe » selon Roger Caillois. À l’opposé, ou presque, de la planète, le Slovène Simon Šerc a enregistré quelques années plus tard le terrible vent du nord, Borée, qui souffle plus de quarante jours durant la saison froide dans son pays, puis a publié un album, Bora Scura.

Connaître les aspects les plus dramatiques de l’impact des vents froids et rapides sur l’activité humaine, que Simon Šerc rappelle et place à la même échelle que la pandémie, n’interdit pas de considérer une nouvelle fois le vent et ses rafales pour leur potentiel esthétique.

Souhaitant accorder à la musicalité plus de place, Simon Šerc a décidé d’opérer et de faire opérer une réinterprétation de ses captations de vent. On pense immédiatement à une démarche identique, celle que le label australien Dorobo avait lancée à partir des enregistrements de vent excitant des câbles abandonnés dans le désert, réalisés par Alan Lamb et retraduits par R. Ikeda, Th. Köner, B. Günter et Lustmord.

Mais alors que les quatre musiciens invités par Dorobo devaient travailler une matière déjà vibrante (les câbles se comportant comme des harpes éoliennes), les artistes conviés par Simon Šerc pour Bora Scura Reimagined façonnent la matière du vent sauvage, recueilli soufflant, maltraitant arbres et clôtures, hurlant à la façon de folles divinités antiques.

Le jeu musical se joue alors plus ou moins loin de la texture, chacun laissant souffler plus ou moins librement le courant d’air et agglomérant les grains qu’il charrie pour leur donner forme.

Paul Schütze par exemple, reconstruit en une formule compliquée un jeu percussif de fragments de métal heurtés, tandis qu’il fait naître en fantôme erratique une réverbération de cymbale éclairant un dialogue de vrombissements lointains. Simon Šerc lui-même a pris de la distance et mené une évocation mélancolique par vagues, un fredon crépusculaire et vibrant qui mène au-dessus du ressac, alors que Neo Cymex a poussé le vent jusqu’à la nappe cosmique et Max Cornacho jusqu’au drone.

Un tel travail sur le surplomb de la matière n’est pas dans le propos de Mark Spybey, ou d’Alexei Borisov, qui chacun pénètre au cœur du vent pour le transformer en vibration cyclique synthétique, charriant à la manière d’un flux radiophonique égaré des embryons de ce qui pourrait bien ressembler à des voix. Avec la capacité de puissance et d’abrasion qu’on leur connaît, Daniel Menche (qui avait déjà publié un CD intitulé… Vent) et, plus loin, Vomir, sont encore au plus près de la texture, et font vibrer avec éclat une grenaille pétillante et bientôt respirante.

On peut encore citer, à mi-chemin des nombreuses démarches, celle de Sunao Inami, dont les traitements conservent la dynamique soufflante, mais la compriment en un filin presque lumineux d’où s’élance un nouveau flot granuleux, presque tonal, percutant d’infimes échos qui donnent une nouvelle largeur au paysage ; ou encore K.K. Null qui magnifie la puissance terrifiante du vent de Borée, maltraitant les huisseries et fuyant vers la plaine.

 

Ici et là le vent a été compris, capturé et ensilé parfois, comprimé puis relancé, traité comme un enfant dont les balbutiements méritent traduction ; c’est semble-t-il ce que souvent les musiciens ont fait : donner voix simplement, ou bien surplomber ou pénétrer de vagues pré-mélodiques. Parfois encore, ils ont soufflé sur les braises, pris la fureur à son jeu pour esthétiser sa violence.

Ces différentes postures s’offrent comme un catalogue des approches du vent – et chacun y préférera son article –, depuis la reprise la plus brute jusqu’à la transformation harmonieuse. On y joue à la fois sur la tension que souligne Simon Šerc (les risques du bouleversement climatique, la fréquence des tempêtes), et sur le geste du paysagiste tragique, celui des peintres qui esthétisèrent le Naufrage en mer ou Les Désastres de la guerre.

 Denis Boyer

Pepe Wismeer – Les Serres Chaudes

8th février 2022 by

https://pepewismeer.bandcamp.com/

 

Curieusement c’est peut-être plus aux États-Unis qu’en France que la présence discrète de Pepe Wismeer a été prise en compte. Ce sont en effet les labels Beta-Lactam Ring et Equation Records qui ont permis leurs sorties les plus remarquées. Pourtant ce duo, maintenant trio, est français mais sa musique ne semble rien devoir à un côté de l’Atlantique plus qu’à l’autre. Au contraire, le choix des labels nommés confirme leur intérêt pour une musique – le terme a été usé mais si l’on veut bien le prendre à la lettre, on ne se trompera pas – hybride.

Les Serres Chaudes (titre emprunté au recueil de poèmes de Maurice Maeterlinck) est un album CD qui poursuit l’exploration des chemins de la rêverie, un entrelacs de routes plus ou moins sinueuses, plus ou moins larges, ombragées par les frondaisons d’arbres dont les racines se nomment cold wave, psychédélisme, ambient… d’autres essences rares se laissant reconnaître. Souple comme le scénario du rêve, comme le végétal, cette musique principalement chantée ne fait pas qu’emprunter son titre au recueil de Maeterlinck. Elle abonde en épaisseurs organiques, en moiteurs et en illusions de transparence, que l’on aimerait entendre ceintes d’une production plus luxueuse.

Le clavier, tout d’abord lentement pluvieux avant de se faire textural, pose un socle moussu pour la voix susurrée qui bientôt s’épanche en mélodies ascensionnelles. Les pauses, les bifurcations, jouent avec ce relief en installant dans ces interstices de petits jalons minéraux, des boucles, des samples et inserts concrets. Le paysage onirique est posé, il invite à y pénétrer plus avant, suivant toujours le beau travail mélodique et, il faut l’affirmer dès maintenant, mélancolique. Une langueur à la façon des défunts Red Temple Spirits s’entend dans le chant de Damien Van Lede, alors que sans que le timbre de sa voix s’y apparente, le folk accidenté qu’il gravit croise parfois celui de Martyn Bates.

Claviers, cordes et voix féminines (Anne-Laure Therme et Léa Blaszczynski) mènent plus loin le rêve, jusqu’à des rives lacustres où ils doivent s’accommoder de brumes persistantes. Un orient peut-être, celui que l’on découvre dans les encoignures, entre les boucles vocales distantes, le poème énoncé et l’ovale progression du violoncelle. Les compositions évoluent ainsi en permanence entre le clair et l’obscur, le mélodique et le textural, toutes tendances non pas opposées mais reflétées les unes dans les autres. Souvenirs peut-être, versés dans d’autres souvenirs.

Alors, la lente réverbération du morceau le plus entêtant de l’album, construit autour d’un romantique dialogue de piano et violoncelle (et sonnant comme le fantôme du morceau Despair de Japan), rappelle, et dans son titre – Au Creux des serres chaudes – et dans l’impression presque tangible qu’il laisse sourdre, les motifs de Maeterlinck dans son recueil, une foliation verticale, un bleu à peine discerné, une nuit, quoique tiède et baignée de clarté lunaire, qui réserve encore sa part d’angoisse.

Denis Boyer

Kodak Strophes / Martyn Bates – Post-War Baby

9th janvier 2022 by

Hive-Arc

https://kodaxstrophes.bandcamp.com/releases

 

Le pseudonyme Kodak Strophes a été imaginé il y a longtemps par Martyn Bates, en marge d’Eyeless in Gaza. Mais ce n’est que récemment qu’il lui a donné forme. Volontairement brumeuse, onirique en profondeur, c’est une musique laboratoire, principalement instrumentale et paysagère, où les échos industriels, les field recordings et les nombreux traitements d’instruments dessinent un tableau tendant vers l’abstrait mais toujours empreint de figures. Du moins c’était sensible sur le premier album, publié en 2020 (http://www.feardrop.net/?p=3046).

Mais aujourd’hui avec Post-War Baby (nous avons tous grandi avec la construction d’un roman familial dont les premières pages à l’évidence ont été écrites avant notre naissance), Martyn Bates irrigue Kodak Strophes d’un bien plus grand lyrisme ; son chant est présent sur tout l’album. De même, l’usage d’instruments plus traditionnels est assumé.

Alors, que reste-t-il de la volonté d’abstraction revendiquée ? Sans doute faut-il regarder avec attention le double dénomination Kodak Strophes / Martyn Bates. Si le premier album avait déjà été publié sous ce nom jumelé, c’était me semble-t-il pour des raisons de repérage (qui connaissait le nom Kodak Strophes ?). Aujourd’hui il faut comprendre que l’artiste souhaite mêler deux tempéraments qui l’habitent. C’est l’alliance de lui-même avec lui-même, comme après que le lait a répandu silencieusement son nuage atomique dans le thé et que les deux sont devenus indissociables.

C’est ainsi que, quoique bien plus près de la frontière, et même pour l’essentiel clairement plantés dans la chanson, tous les morceaux sont travaillés avec un grand souci du traitement, de l’allongement, de la répercussion. Telle phrase de guitare arrête son évolution pour être capturée en boucle, telle frappe de cymbale s’effiloche pour s’allonger et devenir comme une lumière filtrant difficilement à travers les persiennes. Pour l’exemple, sur le morceau Paper Swans, l’introduction fait procéder l’écoute directement d’une rue, bientôt par l’ouverture d’un porche livrée à l’obscurité et, partant, à la déformation des notes.

Loin des plus flamboyantes compositions de Martyn Bates car produit d’un folk égaré dans l’atonal et l’incertain, ce lyrisme onirique, parfois chaud mais souvent intranquille, confirme la maîtrise d’un geste se jouant des figures, des barrières entre abstraction et figuration. Déchirement, scansion, effondrement, marches sur la lande ou l’asphalte, mais aussi fredonnement. Et à bien des égards on retrouve cette capacité de Martyn Bates à faire sourdre l’archaïque qui, sur des plages de bourdons plus informelles et plus mélancoliques encore, celles de Mick Harris, coulait déjà quand il chantait ses Murder Ballads.

Denis Boyer

Internal Fusion – L’Incertitude des signes

22nd décembre 2021 by

Attenuation Circuit

www.attenuationcircuit.de

 

Il peut sembler nécessaire, parfois, de se retrancher dans l’incertitude. Ainsi, Éric Latteux alias Internal Fusion, refusant souvent l’imperméabilité des cases – les cases elles-mêmes – a-t-il dans ses compositions, marqué une fusion, une saine confusion, entre différentes sortes de circularité, du post-baroque de la cassette Et la nuit éclaira la nuit (dont les titres des morceaux sont tous empruntés à des nouvelles de Borges) aux ethnofuturismes de son album en compagnie de Désaccord Majeur sous le nom (lui aussi pris à Borges) de Tlön Uqbar. Cette collaboration précise l’attrait pour la boucle, le retour, le cycle, rapprochant sa musique d’un point de vue conceptuel et parfois stylistique de celles de Rapoon, Alio Die ou Muslimgauze.

La naissance de la boucle, ou de l’ellipse peut s’opérer de plusieurs manières, pour certains cela se fait in medias res, mais Éric Latteux se plaît à d’autres approches. Ainsi, l’introduction de son album Om Vaira Sattva Hum (1996) semblait s’extirper du silence, tant les premières minutes étaient ténues.

Aujourd’hui, avec L’Incertitude des signes, c’est à l’inverse dans un bouillon de cliquetis, de torsions, d’évocations de rues comme de souterrains que peu à peu se dessine l’ondulation, un appel au rythme qui, tel le motif que le vent aura dessiné dans le sable, s’imprime en façon de retour horizontal comme de chaloupe verticale. Autrefois comme maintenant les continents semblent se rencontrer, se superposer en un fredonnement unique, le mouvement se dérouler avec légèreté sans rien sacrifier de son attache au sol.

Ce mouvement, peu à peu, à la façon d’une randonnée, se jalonne de phrases de clarinette, permettant la gambade voire le trot avec le retour d’un rythme oriental.

Mais ainsi échauffé le terrain s’accidente de nouveau et, à mi-parcours de l’unique composition qui constitue l’album, le sol se fait pierreux, métallique et ce sont les boucles post-industrielles qui viennent au-devant, mécanisant par la bielle abîmée un paysage qui s’était éclairci dans ses contours plus harmonieux. Cela pourra sans doute décontenancer qui a entendu plusieurs œuvres d’Internal Fusion avant celle-ci, car le disque se parcourt donc pour l’essentiel dans une matière obscure, se remaniant sans cesse, changeant ainsi la forme de ses boucles et laissant dans son sillage un travail méticuleux sur le bourdon, les nappes granuleuses. Autant de signes… incertains presque tangibles dans une musique qui alors n’a plus rien d’ambiant ni de figuratif mais dont la structure est comparable dans sa régularité accidentée à celle des lichens, des écorces, des ocelles dans la fourrure des fauves.

Si le poème est une forêt de signes, la musique l’est tout autant, remarquable en cela qu’elle les organise, sans signification. Des signes incertains dit Internal Fusion dans son titre, complétant au dos de la pochette « Je cherche des signes, mais de quoi ? ».

Dans la nouvelle L’Écriture du dieu, Borges raconte l’histoire d’un prêtre indien prisonnier des conquistadores, dont la cellule voisine avec celle d’un jaguar. Il déchiffre durant les seuls instants de lumière, jour après jour, année après année la disposition des taches sur le pelage, formule, somme de signes sans mots que son dieu laissa à qui pourrait l’élucider et gagnerait plein pouvoir. Mais qu’arrive-t-il à celui qui atteint la certitude, et découvre la trame totale des signes… ?

Denis Boyer

Norscq – 5 Streams (double LP + 7’’)

28th novembre 2021 by

Optical Sound

https://optical-sound.bandcamp.com/

Rappeler ici que Jean-Louis Morgère, Norscq, s’est fait d’abord connaître dans le groupe The Grief, c’est se souvenir qu’il n’a jamais reculé devant la manipulation du bizarre.

Rappeler aussi ses nombreuses contributions techniques à Von Magnet, et jusqu’au projet commun avec Phil Von, Atlas Project, sert encore à comprendre les dessins de vagues sur le sable.

Et replonger dans le premier CD solo revendiqué comme tel, Lavatronic, permet enfin de réviser les lignes du code esthétique d’une musique électronique feutrée, aux tons pastel, toujours effrangée mais jamais loin de la mélodie.

5 Streams est un impressionnant double LP, accompagné d’un 45 tours, réédition « deluxe » et augmentée d’un album initialement sorti en 2008 rassemblant des pièces enregistrées et travaillées entre 2002 et 2006. C’est un panorama encore totalement frais et qui, bien qu’assemblant des compositions conçues pour accompagner deux spectacles du metteur en scène Ibrahim Quraishi donnés à Paris et Tokyo, reste totalement autonome.

Je viens de parler de fraîcheur, car jamais un gimmick emprunté à un quelconque mouvement avancé ne vient s’imposer et risquer de se racornir. Pourtant, une esthétique définie éclaire la totalité des pièces, je l’ai aussi évoqué plus haut. À travers les multiples facettes d’une taille sensible, on peut par superposition définir les lignes directrices, un tissu ambiant qui, quoiqu’assez diaphane pour laisser la place au spectacle accompagné, ne perd pas sa substance. Conçu dans un laboratoire où se mêlent souterrainement sons acoustiques, électriques, échantillons et synthétiseurs, c’est toutefois un travail où la surface domine.

Car légèreté et profondeur atteignent au même but, au même instant, les fuseaux synthétiques, les égrènements électroniques comme les phrases de basse et de guitare, faisant de tous les sons une nappe solidaire fluctuant sous la lumière, dans la lumière, s’humidifiant parfois – et c’est alors comme la décomposition prismatique aux abords de la chute d’eau. C’est une musique qui peut aussi, lorsque la lumière tombe, laisser place aux sons crépusculaires, aux invisibles bavardages des insectes nocturnes s’éveillant, ou même à la narration d’une bête falsifiée, le « courte patte » sur le morceau Fauna and Flora.

Avec Norscq, plusieurs musiciens apportent, qui des voix, qui des field recordings, qui des jeux de cordes – parmi eux Denis Frajerman, mais aussi les complices normands de Quattrophage : Olivier Hüe et Nicolas Lelièvre. Mais ce n’est pas d’eux que vient l’accumulation des énergies dispersées lorsque se produit le seul morceau vraiment rock The Man Without A Plan, où semble se libérer le tropisme mélodique et rythmique, dans un beau déhanchement cold wave. Norscq y est seul, joue sa ligne de basse entêtante, chante, se permet de faire alors la figuration, lui-même, sur quelques minutes. L’exercice de densification est répété sur Nature And Paradise, dans une séquence kraut plutôt hypnotique.

On ne pourra pas terminer le survol de cet album presque faussement ambiant sans évoquer le morceau As A Warrior, I Could Have Danced All Night, présent deux fois car emplissant aussi dans une autre version, live, la totalité du 45 tours bonus. Naissant dans l’indifférencié, dans le murmure des sons, il s’organise peu à peu et, tel une cosmogonie, recrée un monde musical oriental jusqu’à convoquer en dernière instance la voix de l’homme, chant sur le sable, dans le vent chaud, mais encore discret, en un mot : à sa place.

 Denis Boyer

Meta Meat – Infrasupra

16th octobre 2021 by

Ant-Zen / Le Label Beige

www.ant-zen.com

https://lelabelbeige.bandcamp.com/

 

Ce deuxième album de Meta-Meat – amalgame de Phil Von et Hugues Villette (2kilos&more) accompagnés du désormais indispensable Def – c’est comme la vieille parabole de Tchouang Tseu, dans laquelle on ne sait si c’était l’homme qui se rêvait papillon ou le papillon qui se rêvait homme. Phil Von, le meneur de Von Magnet, le Computador, le Mezclador, le cyber-gypsy, est-il l’homme du sable, de la sueur, qui se rêve machine, ou le computeur, le complexe de silicium qui se rêve danseur et chanteur flamenco ?

Au-delà de la chair, encore, « meta »-meat, mais cet au-delà est-il celui de la machine ou celui de l’esprit ? Pour suivre ce chemin de pénombre, intéressons-nous d’abord au rythme qui comme dans Von Magnet est l’ossature indispensable. Un premier morceau, pour des musiciens de cette expérience, n’est pas choisi au hasard. Celui-ci, Animal, débute dans des souffles scandés qui, mis en cadence, finissent par convoquer un rythme tellurique. Tel le haut, tel le bas – infra / supra. C’est ainsi que de l’organique, le mécanique surgit sans déchirer la trame. À ce point de fusion, qui met en œuvre les bras comme les jambes, les formes se dessinent dans le sable, curieux alphabet frappé à coup de tambour et de côtes. Toutefois il peut leur arriver de reléguer le fameux rythme au profit de la viole de gambe (sur le morceau Dichotomy). L’album se veut précisément point de jonction entre l’escarpé et le sinueux, le « primitif » et le sophistiqué, l’inconscient et le réfléchi.

C’est pourquoi il mêle – brillamment – les percussions manuelles et les rythmes digitaux, les inserts acoustiques et les solutions électroniques et samplées.

Bâti de toute façon sur le rêve d’un primitivisme revisité, projeté dans le vingt-et-unième siècle, il n’a rien à voir avec de navrantes bigarrures world music telles que la techno globalisante a commises il y a une trentaine d’années. Ici, le geste est bien plus humble, quand même il se déploie de manière panoramique. De même, les voix, quand elles sont présentes, qu’il s’agisse de celle de Phil Von ou d’autres rapportées, n’ont pas de prééminence appesantie ; ce sont plutôt, comme issues d’un rêve, des voix d’autres ondes, des voix d’autres mondes.

Le travail sur des séquences conçues comme « tribales » montre peut-être davantage la recherche intérieure de ce qui ferait le rythme sinon primitif du moins primordial. Et ne pas se contenter de singer un exotisme fantasmé mais apposer à ces pulsations « retrouvées » le filtre de sa propre modernité répond autant au projet enlaçant immanence et transcendance, infra et supra, qu’à un geste délibérément esthétique fusionnant corps se rêvant machine et machine se rêvant corps.

Denis Boyer

Tomasz Sroczynski – Symphony n°2 / Highlander

6th août 2021 by

Mind Travels / Ici d’Ailleurs

https://icidailleurs.fr/

 

Le compositeur polonais Tomasz Sroczynski, dont c’est ici le troisième album, est aussi violoniste, et quoique de formation classique, il nourrit sa musique d’un bagage moderniste multiple. Le morceau Moderato Pastorale ouvrant la Symphony n°2 (en trois mouvements) peut servir de guide pour saisir une richesse qui ne s’illustre pas par la multiplication des instruments, mais par l’application des influences les unes sur les autres. Car le violon, qui connaît plusieurs pistes, rend compte dans le même temps d’une résonance folk slave et de la leçon des orfèvres de la répétitivité, comme Steve Reich ou Philip Glass. De la sorte, Moderato Pastorale déroule une mélancolie sur une circularité contrariée – une bielle – mais baignée de soleil. S’il est permis d’opérer un autre rapprochement, ce sera avec l’entrain baroque de Michael Nyman.

Ce tableau pastoral, mais d’un pastoralisme presque caravagesque, se trouve vite balancé par la puissance mélancolique de la deuxième composition de l’album, Adagio, qui figure peut-être ce fond de nuit duquel Caravage extrayait sa lumière. Autour des formes donc, évolue un autre travail sur les cordes, éloigné du tourbillon circassien de Moderato Pastorale, et proche, considérablement proche, du premier mouvement de la Symphonie n°3 de Henrik Górecki, c’est-à-dire respirant une lumière d’affliction pour la transformer en ténèbres d’émotion contenue, cordes devenant vagues d’une mélodie crépusculaire s’éployant lentement et pudiquement.

Curieusement, le troisième morceau Diablak semble, telle cette frontière intraçable où la silhouette s’extrait du noir, d’abord amalgamer les deux sentiments, car il s’introduit comme profondément mélancolique, avant de réintègrer les éléments solaires d’une musique slave et la circularité d’un Philip Glass. Petite épopée, c’est la sortie de la forêt, sautant sur des cordes presque tendues à rompre, vibrant d’offrir la rosée au jour. Cahotant sur les ornières des chemins, ces cordes prennent alors un tour oriental, dans une dimension romantique induite il est vrai par le relief et l’immensité évoqués – Diablak est le plus haut sommet des montagnes Babiej en Pologne – mais aussi par l’évocation folklorique de son instrumentation. La séquence centrale de pincement de corde s’y répète sans faillir, les autres glissements la contournent avec un sens de l’assiette doucement chavirée, de l’apparition, du prolongement, qui prononcent une connivence avec le paysage et ses profondeurs sans âge, des plus assombries aux plus claires.

Tomasz Sroczynski réalise une musique de chambre avec fenêtre ouverte, jusqu’à l’échappée des instruments vers le soleil, du levant au couchant, au-dessus des odeurs, des feuilles et des graviers. Peu importe alors si les degrés de composition appartiennent au patrimoine ou à la modernité car assurément ils s’y côtoient. Bien plus remarquable est cette justesse des courants musicaux qui du saut à bourdon, comme le torrent passe du goulot au plat, assurent un écoulement vivant – en témoigne encore celui qui pétille de lumière, jusqu’au crépuscule, dans la texture d’harmoniques de Highlander, morceau ajouté à la Symphonie et concluant l’album.

 Denis Boyer

MonoB vs NoroE (Marc Caro & Gaël Loison) – Exorganics

22nd juillet 2021 by

Unknown Pleasures Records

https://hivmusic1.bandcamp.com/

 

Marc Caro, (MonoB) connu pour ses créations cinématographiques depuis Le Bunker de la dernière rafale en 1981, puis d’autres films en compagnie de J. P. Jeunet, dont Alien IV… est aussi le designer sonore du Bunker avec sa formation Parazite. Quant à Gaël Loison (NoroE), on ne compte plus ses projets musicaux – pour ma part, c’est Tank qui me vient spontanément à l’esprit – mais il est aussi concepteur de synthétiseurs modulaires.

On ne trouvera pas ici d’exercices purement industriels ni de standards krautrock… mais pour autant ils ne sont pas absents de l’album Exorganics, non, car les tentacules, les palpes sont nombreux et, de la même manière que dans Geins’t Naït, c’est le corps musical complet qui demande attention, pas la forme isolée de ses composants.

Exorganics, comme son nom semble l’indiquer, est un album dont les formes sont rejetées en surface pour laisser couler la texture. C’est dans la tradition d’une musique construite comme une trame sans narration que chacun des morceaux évolue, et après Geins’t Naït c’est un autre musicien français de longue tradition industrielle et kraut qui vient à l’esprit : Brume – aussi bien c’est Christian Renou qui avait assuré le mastering de la bande-son du Bunker par Parazite, lorsque le label Rotorelief l’a publiée en 2013.

Comme GN et Brume, Marc Caro et Gaël Loison n’excluent pas l’expressionnisme, le motif dans le tissage. Des échos presque élégiaques par lesquels on entre dans l’album avec le morceau Neotransferase, on a tôt fait de passer à des résonances métalliques, des enchevêtrements de pilons vissés et de cliquetis qui ne se manifestent qu’ici, en manière de portail des fondations industrielles. Comme un autre pénétra en enfer après s’être égaré dans une forêt obscure, ces deux-là ont aussi mis à profit les climats nocturnes pour s’insinuer sous la peau, par-delà les organes, dans les canaux d’un fluide, d’un mélange d’humeurs bourdonnantes où la lumière glisse à travers les cloisons diaphanes. C’est pour l’essentiel une belle musique ambiante peuplée, chargée par endroits de drones proto-mélodiques, de ces fredonnements à venir que seule accorde la nostalgie de la lumière. Infatigable, cette fréquence lumineuse s’enfle, jusqu’à vibrer comme dans le morceau Endotoxic. Pulsation qui se transforme, dans Mutatrophine, au cœur de ce plasma où le synthétique modulaire singe si bien le physiologique, en mouvement systolique somptueux, exprimant dans le souterrain toujours plus de la lumière capturée.

Mais c’est peut-être avec Isogenic, morceau occupant plus de la seconde moitié de l’album, que l’épopée de l’amblyope prend un tournant singulier. Les premières minutes s’y déroulent dans plus d’obscurité, de saturations écrasées, d’humidité ferreuses. On craint d’avoir quitté le fluide pour la rouille. C’est sur ce nouveau terreau que doit encore une fois s’épandre, s’exprimer, ou, mieux dit, se dilater la musique ; de nouveau elle figure une respiration rythmée, dans un flux aussi incoercible que la vie qui s’écoule.

En ce sens cette œuvre à bien des égards d’ascendance industrielle, ne se laisse pas enfermer dans la machine, même à son seuil lorsqu’elle mâche pendant quelques secondes, même sur cette monumentale seconde moitié colonisée par le bouillonnement des oxydes métalliques. C’est une musique qui sait recréer cosmos et voyage, lumière dans la nuit, sève dans le minéral.

Denis Boyer

Mike Vernusky – aatma

13th juin 2021 by

Ferns Recordings

https://fernsrecordings.bandcamp.com/

Recréer un nouvel environnement d’après les signatures sonores du réel est un exercice fréquemment tenté mais les lauréats sont peu nombreux. Il y a, bien sûr, Cédric Peyronnet / Toy Bizarre, dont le talent de tissage mérite d’être cité en modèle, mais aussi Michael Lightborne, Yannick Dauby, Robert Schwarz… On ne dévidera pas de liste bien qu’elle soit moins longue qu’une autre qui rassemblerait ceux qui se contentent de poser le micro, sans filtre, sans traitement mais aussi sans cadrage.

Mike Vernusky est à ranger assurément dans la première catégorie, celle des peintres sonores. Avec Cory Allen il avait fondé le label Quiet Design, qui n’avait pas peur de l‘épithète « ambiant ». L’album aatma, publié en vinyle par le label français Ferns, montre dès le départ ce souci de la mise en scène, du placement, de la profondeur des plans et, le plus important : de l’approche. Au-dessus des vigoureux sons de l’eau, de la vague, s’étalent ceux des oiseaux de mer et, plus lointains, du langage des bateaux, corne puis hommes qui dialoguent. Ainsi le décor s’est dévoilé, et bientôt l’eau est complétée puis remplacée par le flot tout aussi dynamique d’une circulation en ville, d’autres cornes, d’autres voix, mais un seul trait, celui de l’écoulement. Ainsi la première face est un tableau sonore de la ville de Mumbai, en Inde, qui se fait de plus en plus musical au fur et à mesure des minutes, de l’exploration, car au flux des hommes, des véhicules de métal, s’impose et bientôt s’insinue, celui d’échos d’instruments, de chants, bien que les uns et les autres semblent disparaître parfois laissant derrière eux leur impression. On voyage assurément et, au détour des rues plus calmes ce sont les incantations, les prières chantées, peu à peu converties en mélopées, comme issues d’un ancien appareil, à quoi répondent de loin les corneilles qui reflètent les mouettes de l’arrivée.

L’exploration indienne se poursuit sur la deuxième face, évitant ici encore le pittoresque sans renier à aucun moment l’empreinte humaine, ni l’impressionnisme que le musicien phonographe grave de nouveau en juxtaposant puis en glissant insensiblement les pièces d’enregistrements qui recréent, à la manière du souvenir, une image fredonnante. La musicalité est ici pleinement à l’œuvre, de manière surréaliste et onirique, levant à la manière d’une brume les souffles comme les drones, les boucles de voix comme les instruments que joue Vernusky. Car de la même manière qu’un peintre transforme par le passage de ses yeux à ses mains, ce passage de l’enregistrement à la composition s’étoffe, prend la forme et les détails des instruments de musique que Vernusky applique, des résonances pleines, des fontaines d’harmoniques, figurant, à la façon d’un vernis, la pellicule qui montrera toute la lumière à l’œuvre, que l’on peut désormais contempler, car elle est complète, avec un recul panoramique, au moment où le soleil semble se coucher au-dessus de l’eau.

 Denis Boyer

 

Kodak Strophes / Martyn Bates – It Doesn’t Matter Where It’s Solstice When You’re In The Room

6th juin 2021 by

Klanggalerie

https://www.klanggalerie.com/gg357

 

Longtemps Martyn Bates a mûri ce qui allait prendre la forme de Kodak Strophes. Qui est attentif à la musique du duo Eyeless In Gaza qu’il constitue depuis plus de quarante ans avec  Peter Becker sait combien les ambiances sonores, les collages, les textures, les impressionnismes y sont aussi importants que le rythme et la mélodie. En 1979 déjà, avant de fonder Eyeless In Gaza, Martyn Bates avait montré, le temps de deux cassettes sous le nom de Migraine Inducers, son intérêt et sa pratique d’une musique purement expérimentale, évidemment sans l’outil informatique, d’esthétique souvent industrielle et noise, c’est-à-dire conçue à l’aide d’instruments, d’objets non conventionnels, et montée avec la liberté de progresser en dehors des sentiers mélodiques et rythmiques traditionnels. Eyeless In Gaza s’est donc trouvé dès le début capable de travailler la matière sonore de manière crépusculaire et onirique, comme d’explorer le fonds folk qui a nourri la jeunesse de Martyn Bates. C’est cette capacité à évoquer le rêve de manière archaïque et moderne à la fois qui a séduit le jeune John Balance, qui interviewa le duo à l’aube des années 80 pour son fanzine Stabmental, après avoir correspondu pendant plusieurs mois avec Martyn Bates.

En 2020, durant ces mois d’isolement forcé que les confinements successifs ont imposés, la création s’est naturellement rétractée sur l’expression solitaire. Ce fut l’occasion pour Martyn Bates de donner forme à Kodak Strophes. Le premier morceau achevé, Dream Galaxies Of Nebulous Opacities, nous a été donné pour le CD accompagnant le numéro 18 de Feardrop. On en trouve une autre version sur l’album que vient de publier le label autrichien Klanggalerie. Comme la plupart des autres compositions du disque, ce morceau possède un grand pouvoir pictogène, pour ainsi dire cinématographique. Post-industrielle à certains égards, la musique de cet album est tout autant imprégnée de sons naturels, de percussions lointaines traitées, et d’inserts de différents instruments utilisés pour leur timbre bien plus que dans leur déploiement mélodique. Il faut à Martyn Bates tout le métier que les quarante dernières années ont imprimé en lui pour que l’harmonica, les cordes, les peaux ressemblent encore à la brume qui entoure son chant dans EIG, et déjà à un espace onirique dynamique presque déserté par la voix.

Qu’ils s’ouvrent dans une palpitation rythmique ou dans le bourdon lumineux d’un allongement de cordes, tous les morceaux sont très vite érodés par le geste de traitement dont la méticulosité suffit à expliquer le temps que le projet a pris pour se concrétiser. S’il j’ai déjà fait appel plusieurs fois depuis le début de ces lignes aux images du rêve et du cinéma c’est parce que, expérimental au sens noble, et ambiant dans son acception d’environnement sonore englobant, ce travail joue sur la distorsion des sensations, des équilibres, sur le vrillage de la note, l’imposition de l’eau, de l’oiseau, du vent, du feu sur la trame électrique, la superposition des motifs circulaires et de l’arborescence savante des sons de pointe. Hautement impressionniste donc, la succession des compositions donne à l’expérimenter comme une marche, avec ses dénivelés, ses alternances de frondaisons et de clairières, ses ajours et ses pénombres, ses odeurs et ses souffles, ses quelques chants fantômes, ses fredonnements. Hypnagogique, aux lisières de la chanson, mais tout aussi profondément pastorale que la musique d’EIG.

 Denis Boyer

Erik Levander – Jökel

10th mai 2021 by

Glacial Movements

http://www.glacialmovements.com/

Le glacier (Jökel) d’Erik Levander se trouve en Islande. Et sur ce disque, comme sur chaque album publié et commandé par le label Glacial Movements, le chant des glaces est convoqué. Mais avec les années, et les constats alarmants qui se multiplient, à l’esthétique polaire s’ajoute la conscience du danger couru par toutes les glaces, continentales ou littorales. Hommage à la beauté et à la fragilité d’une masse que l’on considérait comme l’image même de l’entropie et, partant, de l’inaltérable.

C’est donc en Islande que le musicien suédois Erik Levander est parti rencontrer un glacier, le Mýrdalsjökull, capuchonnant un volcan éteint. En soi, le phénomène -comme toute l’île d’ailleurs – porte symboliquement l’opposition de la chaleur et du froid. C’est face à cette tension que la musique s’est imposée. Avec des « field recordings imaginaires », tels que les décrit la communication du label, Levander entend donner la sensation d’une immersion dans le glacier. Peu importe leur origine, il aurait pu tout aussi bien nous berner, la logique texturale est adéquate. Plusieurs palpitations, chutes, mouvements lents, grondements, tous assourdis par une paroi lourde et proche, mais aussi par ce qu’on sent bien être une masse liquide en contrebas, constituent l’essentiel du matériau avec quoi le musicien compose. C’est dans un cadre presque géométrique, se rappelant leur nature cristalline, que les sons résonnent entre eux, jusqu’à bien vite lever le drone, sans lequel cette musique serait incomplète, tant en terme esthétique que dramatique. Un courant où le souffle du vent de surface et la lente coulée de la glace au point de fusion se reflètent et se confondent, un fredonnement gelé que l’esthétique musicale arctique sait frotter, faire vibrer. Et celui-ci, dans les troisième et quatrième morceaux, Avstånd et Yta, s’impose immédiatement, drone calme, solide mais triste, occultant un moment les phénomènes physiques qui le portaient jusqu’alors. Mais c’est pour en provoquer d’autres, sa vibration opérant comme une série de craquements titanesques, évoquant les véritables colères de la glace soumise aux changements thermiques, comme a su les rapporter Marc Namblard dans Chants Of Frozen Lakes. Et l’on n’est pas loin, quand l’équilibre est trouvé dans l’ultime morceau, Massa, de retrouver les canons posés par Lull et Thomas Köner.

Dédiée aux glaciers encore existants, cette musique de sous la surface, travaillée par ce bleu insoutenable que la pochette rend très justement, exprime toute la tension des modifications trop rapides qui, de la surge à l’explosion, aussi gracieuses qu’elles s’imposent, n’en rendent pas moins profondément mélancolique.

 Denis Boyer

Matthias Engelke – Resonant Dowland

24th avril 2021 by

Gruenrekorder

https://www.gruenrekorder.de/

Le principe d’érosion est apparu assez tardivement en musique, avec le rock, tout d’abord de manière inconsciente, en soumettant la guitare à la distorsion par exemple. Puis peu à peu, le geste expérimental importé depuis la musique concrète s’est imprimé de manière méthodique sur une catégorie infime mais active des mutations du rock. Ainsi, certains ont joué physiquement avec le concept en enterrant le support, en le faisant voyager sans protection…

Avec l’avènement de l’outil informatique dans la musique électronique, beaucoup de musiciens dans les années 1990 se sont emparés de la notion d’accident numérique, jusqu’à en faire la matière dominante (je pense à Radboud Mens). Ils sont nombreux, qui se sont précipités sur cette méthode, beaucoup sans grande inspiration, mais certains sont considérés à juste titre comme des orfèvres du crépitement et du clic. Je pense à Ryoji Ikeda, à Alva Noto, à Mika Vainio… (Un souvenir de 2002 : ces trois-là jouant ensemble leurs accidents dans le cristal, après quoi je traversai Paris du nord au sud pour assister à un autre concert, celui de Whitehouse dont la musique est érosion pure…)

Mais tout cela, du clic le plus subtil au rugissement tonitruant de la rouille, c’est question d’une musique qui s’érode elle-même, se construit sur l’altération de ses propres sons. Le cas de Resonant Dowland est absolument différent car il prend au pied de la lettre cette notion d’érosion. S’érode ce qui est ancien, qui est usé par la patience des éléments, se corrode ce qui a subi l’assaut répété de l’oxydant sur sa partie métallique. En un mot, c’est l’effet du temps. Alors, voici un musicien, Matthias Engelke, qui applique son geste, celui du 21e siècle technologique, à des pièces chantées des 16e et 17e, composées par John Dowland. Pour l’essentiel sans autre matériau de base que la voix d’un ténor (dont le nom est malheureusement absent) chantant les chansons de John Dowland, Mathias Engelke organise sa colonisation, sa corrosion en prenant soin de ne jamais masquer cette voix. Il l’accompagne, parfois la fait trébucher, lui fournissant une manière d’écrin minéralisé, un canevas de clics tissés, de boucles et de gestes doucement percussifs. Tel qui découvre une gravure ou un meuble resté longtemps dans un grenier constatera de la même manière l’apparition d’écailles, de rousseurs, dont certaines, loin de déparer l’objet, semblent former motif. Donc jamais la voix ne disparaît sous la patine ainsi appliquée – même si elle se trouve parfois altérée – , et Dowland reste, et dans la lettre et dans l’esprit, la vedette du disque. Pour autant, il serait injuste de qualifier le travail d’Engelke de gadget. L’oreille attentive aux multiples incursions insectoïdes et décorations électroniques pourra tout aussi bien reconstruire un environnement pictural surréaliste à ce chant de ténor, en respirer les pauses comme lors d’un concert de R. Ikeda. Reste pourtant le problème de la compatibilité de chacun avec ce genre d’exercice ; certains y verront brillante hybridation, d’autres dégradation – après tout on est en droit de n’accepter que l’œuvre de Dowland intouchée –, c’est question de rapport à la modernité, ou plutôt à la postmodernité, dont on a vu, il faut le souligner, des manœuvres bien moins habiles.

 Denis Boyer

 

Michael Lightborne – Ring Road Ring (LP)

13th avril 2021 by

Gruenrekorder

www.gruenrekorder.de

 

Michael Lightborne, artiste britannique, s’intéresse particulièrement aux sons des environnements, comme le montrent ses deux albums, tous deux publiés par le label allemand Gruenrekorder. Le premier, Sounds of the Projection Box, était construit naturellement autour de sons d’un appareil de projection, et celui-ci, Ring Road Ring, résulte d’un travail de récupération et de réinterprétation de sons du périphérique de Coventry, près de Birmingham. Un périphérique qui avait été conçu comme projet de délestage de la ville au profit de la circulation pédestre, et qui connaît aujourd’hui le sort de tous ces dispositifs, concentration de véhicules et dégradation de l’environnement.

Michael Lightborne a capté différents sons aux pieds des piliers du périphérique, cette « ring road », les assemblant de manière presque brute sur la toute première pièce de la première face, pour ensuite utiliser les mêmes sources comme matériau d’un jeu plus poétique. Lightborne affirme avoir ressenti beaucoup de mélancolie dans la collecte de ces sons. Dans un tel contexte, on le croit sans peine, mais la nature concrète et grise de la texture des sons suffit à produire cet effet. Les constructions sonores qui suivent s’étendent donc au croisement d’un chemin souterrain, aveugle, et de la base de l’anneau, parallèlement à la circulation de surface. Toutes les impressions d’obscurité, d’humidité, de passage au tactile, paraissent dans les résonances, dans l’allongement et la répétition de certains sons frappés, travaillés dans la réverbération. D’autres, plus poudreux, finissent d’amalgamer leurs échos en drone, produisant un effet onirique certain. Si la vue s’est perdue dans l’exercice, le toucher et l’imagination la suppléent, on l’entend, mais c’est aussi avec une perception du temps alentie, l’album glissant peu à peu vers une forme de musique ambiante postindustrielle sans aucun vernis tapageur. C’est une constance de l’album, le gris bétonnier reste à dominer le camaïeu, des sons les plus denses, profonds, presque vrombissants, à l’écho de la circulation de surface, avec entre eux le peuple des fausses lumières et des draperies de poudre soufflée. Toile abstraite et poétique, d’un poème sans mot et, étrangeté, presque sans image : dégradé de gris créant sa propre brillance argentée. Toutes les significations de « ring » réunies ici témoignent d’une même agglomération : l’anneau périphérique, la façon dont il « sonne », et le sillon bouclé, « en anneau », qui clôt chaque face.

 Denis Boyer

Boban Ristevski + Occupied Head – The Secret Teachers

13th mars 2021 by

Attenuation Circuit

https://emerge.bandcamp.com/album/the-secret-teachers

Ils sont nombreux ceux qui ont voulu composer la musique des morts et, bien souvent, ils ont empesé leurs compositions d’un folklore de catacombes ou d’autel précolombiens. Il existe une autre manière de se projeter musicalement au-delà de la frontière, « sur le chemin qui éloigne de toutes les maisons », pour emprunter ces beaux mots à Philippe Jaccottet qui vient justement d’y disparaître. C’est le projet qu’ont formé le musicien macédonien Boban Ristevski et l’Allemand Dieter Mauson alias Occupied Head. Ils se sont placés dans la tradition du Livre des Morts tibétain, censé documenter les étapes d’altération de la conscience après la mort jusqu’à la renaissance. On ne dit pas si les deux musiciens sont convaincus de la réalité de la métempsycose mais ils ont pris le parti de figurer l’inconnu, la musique de l’inconnu, les sons de l’inconnu, sans aucun goût du spectacle, plutôt dans le flottement que connaîtrait le mort dans les limbes. Il n’est pas étonnant alors que cette musique s’apparente, dans son nuancier du gris, à celle de Bass Communion, le lieu musical où Steven Wilson a le plus souvent abordé les confins du trépas (Loss, Ghosts on Magnetic Tape…).

Une telle musique se poserait tout aussi bien sur les images du Stalker de Tarkovski – peut-être plus encore que la bande imaginaire inventée il y a 25 ans par Lustmord et R. Rich – c’est-à-dire que le gris – encore – se fait couleur dominante, non en manière de décor, mais emplissant tous les sens, jusqu’au touché qui l’amalgame à une humidité de couloir abandonné, de passage couvert et gâté par la pauvreté de la lumière. Les résonances, délicatement développées, glissent ainsi en long filin, diode minimale sur quoi s’égrènent quelques poussières de drone. Plus loin, un motif fredonnant, électronique, redonne du relief, fait paraître les crépitements combinés en timide séquence. Le morceau central, The Law of Three, précise la dimension cinématographique, presque gothique, gagnée peu à peu et discrètement. Les eaux semblent désormais de lointaines cataractes, les touches ululent, le crépitement se fait canevas concret. Le paysage s’est, sinon ouvert, du moins approfondi : on a franchi.

De la sorte, à la façon d’un étranger décodant peu à peu des signes d’abord indéchiffrables, on pénètre une architecture qui se montre régulière, une lente respiration musicale qui accorde l’héritage de la Trilogie de la mort d’Éliane Radigue à la Musik Aus der Grauzone d’Asmus Tietchens.

 Denis Boyer

Sonic Area – Ki

1st mars 2021 by

Audiotrauma / Ant-Zen

www.ant-zen.com

Plus intéressant que le déjà-vu, il y a la réminiscence, comme dans ces croisements de récits où les mêmes personnages font irruption à travers les époques, les lieux, archétypes d’eux-mêmes, reboots d’eux-mêmes, mais assurément eux-mêmes. On navigue ainsi dans le Jerry Cornelius de M. Moorcock ou Les Cités de la nuit écarlate de W. S. Burroughs.

Prenons maintenant un musicien, Arnaud Coeffic, alias Arco Trauma, alias Sonic Area (disons donc multiplement lui-même), qui s’est incarné dans le tournant fin de siècle décadent et spirite avec Music For Ghosts, qui ensuite rêvait de Gagarine comme jonction entre l’époque de Jules Verne et la nôtre dans Eyes In the Sky, et qui aujourd’hui construit son nouvel album autour de la notion orientale du Ki, cette force qui ressemble tant au pneuma des Grecs anciens, un souffle qui traverse toutes choses, qui sous-tend le monde et l’énergise.

Dans la musique de Sonic Area, il y a donc un avant et un après Music For Ghosts. À partir de cet album, il a conçu chaque nouvelle œuvre autour d’un univers auquel doivent s’adapter les thèmes électro et industriel marquant l’ADN de sa musique. A priori, un tel courant, très codifié, laisse peu de loisir à la déviation, mais c’est pourtant avec cette contrainte de « déterritorialisation » que les trois derniers albums de Sonic Area se sont édifiés. Le projet a montré son envergure : la randonnée cinématographique, le dédale onirique d’une musique résolument électronique circulant avec la plus grande souplesse dans les chaleurs organiques.

Avec le morceau Soot Spirit, l’album Ki s’ouvre comme s’ouvre une porte, sur du bois, du vent, de l’eau qui s’écoule, sur des scènes qui se donnent à voir quand on les écoute… Sur un monde flottant qui aussitôt s’évanouit dans le monde à venir d’une mélodie circulaire de koto, la cithare japonaise à treize cordes. Chaque morceau alors, est à entendre comme une représentation musicale absolument expressionniste, vision soumise aux filtres d’un point de vue, d’une humeur, d’un souvenir. Principe universel et, de la sorte, partagé, le Ki surgira chaque fois suivant un double principe : l’identité de Sonic Area, génétiquement électronique, et l’infusion, la diffusion de gestes extrême-orientaux. Le morceau Lotus, que l’on peut considérer comme le point central de l’album, en représente le parfait équilibre. La mélodie se joue sur un timbre principal d’instrument oriental, tourne autour de motifs reflétant à parts égales l’évocation du Japon et les boucles des racines électroniques de Sonic Area. Morceau de la répétition d’abord, il se décline sur les tons puis éploie autour de son motif des ramifications, boisées pour les unes, profondément électroniques pour les autres, comme ces faisceaux de basses granulaires compressées qui le bourrellent. Au cœur même du morceau vibre le geste singulier d’Arnaud Coeffic : sur le pavage de basses, la stroboscopie d’un deuxième motif synthétique, réminiscence appuyée de Music For Ghosts et Eyes In the Sky. C’est bien le même univers dont le plan coupe celui de l’orient cette fois, comme il traversa la fin de siècle spirite et se projeta dans la conquête spatiale. Rien ne semble emprunté, mais tout s’est greffé comme en symbiose : les vibrations chromées et les élégantes basses vrombissantes avaient déjà plané entre les sakuras sur le deuxième morceau Silent Way, et plus loin, les néons froids de la lente bielle électro éclaireront les percussions métalliques de Mountains. Le théâtre de lumière et d’ombre se peuple parfois de silhouettes qui tantôt se déhanchent sur ce même Mountains, ou sur Wata jouent la robotique minimale d’un Japon recevant les ondes du Manchester d’Autechre. D’autres s’invitent, mais ceux-là ne sont pas virtuels, comme Les Tambours du Bronx sur le martial Gongwar, ou, sur Gardens, Hint dont la trompette dessine une nouvelle sorte de western, un « eastern » où les pluies végétales semblent s’échapper des rubans de cuivre qui marbrent le ciel vespéral. Ces jardins, couverts des cuivres du crépuscule, sillonnés de sentes de cordes, peuvent à eux seuls figurer le dédale savant et simple de cet album, où pourraient se croiser tous les instruments qui l’ont tracé et érigé, électroniques comme acoustiques, tous les field recordings japonais, toutes les voix réelles ou rêvées, tous les rythmes convulsés ou sagement alignés, toutes les figures éclairées ou masquées d’un musicien polymorphe.

 Denis Boyer

 

Jacaszek – Music For Film

3rd février 2021 by

Ghostly International

https://ghostly.com/products/music-for-film

 

Depuis ses débuts, nous dit le musicien polonais Michal Jacaszek, il a composé sa musique à la manière de bandes son. C’est donc naturellement qu’il a pu concevoir des musiques originales pour des courts ou des longs métrages. À la manière de Brian Eno récemment, mais la comparaison s’arrête ici tant la manière de traiter la musique ambiante diffère entre ces deux artistes, il a réuni en un seul album un choix de ces compositions.

Profondément calmes, celles-ci accomplissent ce que l’on demande presque toujours à de tels travaux : l’autonomie dans un premier temps, le pouvoir d’évocation dans un deuxième. C’est là toute la tension que doit résoudre un compositeur dans ce genre d’exercice. L’instrumentarium est partagé entre les pianos, les cordes, les percussions, les sons concrets, les infiltrations synthétiques et les effets électroniques. Le résultat que l’on range commodément sous l’étiquette « classique contemporain » montre la large palette de Jacaszek, depuis les textures froides et minéralisées (comme les expose le label Touch – Jacaszek a d’ailleurs publié deux albums sur ce label anglais) dans le morceau 49 ouvrant le disque, jusqu’aux fantômes de chant baroque sur Christ Blood Theme, et des arrangements de cordes inquiétants soutenant des nuages de voix rétractées aussitôt après leur éclosion, comme empruntées à Ligeti, dans The Iron Bridge ou Liina, aux délicates pluies de piano romantique de Encounter Me In the Orchard. Mais chaque pièce est multiple, la vie de la musique s’y déploie à la façon de la lumière dans une pièce, sur une scène, comme les expressions sur un visage. Et ce même morceau Encounter Me In the Orchard évoqué à l’instant me semble des plus représentatifs tant il accorde le touché blanc, à peine bleuté, des doigts sur le clavier, avec la gravité des cordes qui peu à peu se bouclent d’une brune épaisseur sur le ciel du verger. Dans ces musiques pour film, on avance, de même qu’au cœur de certaines compositions de B. L. Boysen, dans le jour qui peut bien se transformer en nuit, sous un ciel pâle qui peut bien se charger de nuages ; on chemine nimbé d’une gravité qui s’affirme en beauté. Avec quiétude, et un tel supplément n’est, de nos jours, pas à négliger.

Denis Boyer

William Basinski – Lamentations

23rd janvier 2021 by

Temporary Residence

www.temporaryresidence.com

 

Les albums de William Basinski sont souvent créés sous le sceau de la nostalgie. Sa sœur mélancolie n’est jamais bien loin et l’un des plus beaux albums de Basinski, sorti en 2003, était précisément intitulé Melancholia. Il est impossible de ne pas rappeler la pierre d’angle que représente la série des Disintegration Loops, déjà abondamment commentée, dans laquelle il établit par la forme de boucles d’une beauté bouleversante, le lien entre l’effacement de ses bandes magnétiques et l’effondrement des tours jumelles.

Notre époque n’est pas riante. Chacun peut et doit sans doute, seul et avec ses proches, maintenir des poches de joie, mais pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, celle-ci se trouve confrontée à une unique menace épidémique, qui n’a pas écarté, loin s’en faut, les autres, économiques, financières, écologiques, sociales.

Il est possible de plonger un regard rétrospectif, et beaucoup le font en ces temps troublés, pour trouver une forme de soulagement, de rassurance. Mais il est aussi capital de regarder l’époque en face. Se lamenter bien sûr, et conjurer la tristesse en beauté.

Lamentations est un album qui puise dans plus de quarante ans de sources sonores d’abord laissées de côté par William Basinski (les plus anciennes datent de 1979), et beaucoup sont assemblées suivant la technique de la boucle familière de l’artiste américain. Autour de ces boucles évolue presque imperceptiblement un peuple d’effets, de fonds sonores à la texture et à la couleur variant subtilement comme un ciel d’automne chargé que le vent refuserait de nettoyer trop promptement.

La capture de l’émotion peut s’avérer infructueuse, beaucoup en reviennent bredouilles. Basinski en a fait sa spécialité. Chacune de ses pièces est un modèle d’ouverture sur le saisissement, le frisson, l’anéantissement face à la beauté. La construction de certaines pièces de Lamentations, comme The Wheel of Fortune et Passio, aurait pu faire d’elles de parfaites disintegration loops. La capture en boucle d’une forme fugitive de l’émotion musicale, prise sous forme de piano, de corde, de voix, puis sa lente corrosion, équivalent à une sorte de ressassement qui pour douloureux qu’il puisse se présenter à certains, est au moins autant extatique. La saisie du temps, sa suspension dans de telles conditions, s’apparente à la contemplation des toiles les plus abstraites de C.D. Friedrich ou W. Turner, ou à leur écho dans les tableaux de M. Rothko.

Lorsque les voix entrent en scène dans cet album, ce sont celles de femmes qui chacune, en mater dolorosa, en soror dolorosa, semble issue d’un souvenir enfoui ou d’un passé tout aussi douloureux mais déjà consolé. Les pièces O, My Daughter, O, My Sorrow et All These Too, I, I Love et Please This Shit Has Got To Stop, flottent ainsi dans cette pure mémoire capturée, dégradée et mise en boucle. Ces voix s’intègrent aux matériaux de Lamentations, caressant l’assemblage des « chutes » de bandes isolées en quarante ans. Celles-ci, rédimées, passées au même crible que les séquences déjà élues pour d’autres projets, fondues dans un panorama délicat de teintes sombres et fracturées, ne mentent pas et coulent sur différentes hauteurs depuis les plus harmonieuses, quoiqu’immuablement sombres, aux plus bourdonnantes, atteignant le monde inférieur dans Silent Spring, hommage au livre de R. Carson sur le désastre écologique des pesticides.

Aux portes de l’Enfer, il faut « laisser toute espérance », écrit Dante qui, avant d’y pénétrer aux côtés de Virgile, se retrouva « par une forêt obscure », cette Selva Oscura que William Basinski orchestra voici quelques mois en compagnie de Lawrence English.

Probablement, toute peinture du chagrin, toute poésie de l’affliction, toute musique de la mélancolie ne nous intiment pas autre chose : troquer l’espoir contre la beauté.

Lamentation et consolation.

 Denis Boyer

 

Michael Begg & Roedelius – Two Gather in the Waiting Room / Black Glass Ensemble – Arise From the Twilight

9th janvier 2021 by

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Klanggalerie

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Omnempathy

www.omnempathy.com

Michael Begg est certainement le plus sociable des musiciens isolationnistes actuels. Sa prédilection pour le crépuscule, son romantisme nocturne, n’excluent pas, favorisent même, le partage et la coopération. Les invités et collaborateurs sont fréquents sur ses albums, de Chris Connelly à Ben Ponton, de Nicole Boitos à Colin Potter, sans compter sa participation très active à Fovea Hex. Michael Begg a aussi monté son propre orchestre nocturne, Black Glass Ensemble.

Cette possibilité de l’échange, de l’hybridation dans une musique ambiante si sensible manifeste assurément un penchant naturel, mais aussi l’amour de la nuance. Dans le brun, dans le gris, dans le noir, il existe des palettes aux étapes innombrables ; les époques successives de la musique nocturne en témoignent déjà, du baroque primitif à la musique électronique en passant par le romantisme, toutes tendances parfois explorées par Michael Begg. Parmi ses inspirateurs, il en est un qui occupe une place privilégiée, Brian Eno, qui inventa une nouvelle musique ambiante en synthétisant avec son supplément d’âme les expériences de pionniers anglais, allemands et américains du début des années 70.

Aujourd’hui Michael Begg collabore avec l’un de ces pionniers, Hans-Joachim Roedelius, qui formait en compagnie de Dieter Moebius le duo Cluster, avec qui Eno réalisa deux albums (et co-composa son morceau emblématique By This River).

Introduction de Two Gather In the Waiting Room l’album de Begg et Roedelius, le long morceau All Things In Place marque d’abord la prédominance de Roedelius, avec des sons synthétiques alliés à ceux du piano, des résonances de nappe et des sons périphériques permettant le flottement. Il n’est pas possible ici de parler de mélodie, pourtant les portes de la figuration sont proches. Voilà un point commun entre les deux artistes, le « moment liminal », l’approche, la définition de la bordure formant le centre de l’œuvre de Begg. Alors, à bien écouter, car c’est une musique ambiante qui capte l’oreille, on comprend que les fameuses périphéries, les fantômes bourdonnants, comme autant de respirations célestes, sont les effluves crépusculaires de Michael Begg. Brouillard d’abord, cette peinture s’épaissit et forme, dans les morceaux suivants, l’ocre et le brun d’un ciel le cédant à la nuit. S’ajoute, comme dans les plus chatoyants albums de Paul Schütze, un instrumentarium subtil, tant synthétique qu’acoustique qui, rappelant encore les bornes posées par Cluster et Eno, n’en reste pas moins vivant et contemporain. La présence des cordes et la douce chaleur nostalgique d’une trompette, œuvres de membres du Black Glass Ensemble de Begg, finissent de mener la respiration à son point de chaloupe, car c’est un album qui laisse à flotter, entre jour et nuit, terre et air, en attente.

Le Black Glass Ensemble de Michael Begg, après plusieurs mois de travail, a donné un concert à Édimbourg en février 2020 (D’autres étaient prévus mais l’épidémie les a empêchés), dont l’album Arise From the Twilight rend compte. « Surgir du crépuscule », voilà bien, en oiseau de nuit, ce que cette musique accomplit. Cordes, vents, percussions, mais aussi claviers, électronique, sons concrets, voix et conversions de flots de données satellites (http://denisboyer-feardrop.blogspot.com/2020/09/witness-michael-begg-veilleur-de-nuit.html), voilà qui laisserait attendre une expression maximaliste, mais le mot d’ordre crépusculaire n’est pas vain.

Il existe des fleurs qui s’ouvrent le soir venu, silène penché, tabac ailé, belle de nuit… des noms à faire rêver. De la même manière chaque instrument, chaque pièce du fin tissu sonore, s’éploie délicatement comme le commande le peu de lumière. Les cordes glissent, font lentement respirer les harmoniques, laissent traîner l’auditeur comme certainement le spectateur de février en une demi-apesanteur romantique, que la trompette et les percussions viennent compenser dans leurs phrases plus contemporaines. Les filins sont harmonieux quoique minces, et entre leurs courants s’insinue le drap de la nuit, la « magie sonore » de Michael Begg traitant en direct, instillant ses captations de sons satellites, ponctuant le ciel nocturne d’éclats lumineux, le sol de reflets sur les cailloux du chemin, ou drapant la lune d’un nimbe gris. Il faut roidir l’oreille et, pour ceux qui sont habitués à se trouver aux portes de la figuration dans la musique de Michael Begg, accepter un léger pas en arrière, ajuster la vue à plus de nuit encore, ou peut-être à moins de formes, mais à plus de respirations pour finalement retrouver l’épiphanie des harmoniques de lumière noire.

J’ai déjà écrit que le paysage musical de Michael Begg, quelque changement qu’il connaisse, se reflète par le tain de la même vitre passée à la suie. C’est toujours la même vitre, assurément, « l’orchestre du verre noir », et il est remarquable que l’on s’élève et vibre au même timbre sur des albums finalement si distincts que Two Gather in the Waiting Room et Arise From the Twilight.

Denis Boyer

Roger Eno & Brian Eno – Mixing Colours

21st décembre 2020 by

Opal / Deutsche Grammophon

www.rogereno.com

www.brian-eno.net

 

Officiellement, la collaboration des frères Eno n’a que peu souvent pris forme. L’album Apollo où figurait l’un des emblèmes de Brian, An Ending (Ascent), réalisé en compagnie de Daniel Lanois, l’a ouverte, The Pearl avec Harold Budd et le même Lanois l’avait répétée. Presque quarante ans plus tard, Mixing Colours unit de nouveau les touches du piano de Roger avec les programmations de Brian.

Mixing Colours, ou le mélange des couleurs de deux musiciens, sur lesquels l’influence formelle et conceptuelle de Satie reste puissante. Chaque morceau, tel une vignette, se développe autour d’une variation d’un motif de piano, chemin mélancolique et brillant simultanément, comme celui qu’on arpente un jour de printemps après qu’il a plu – vient à l’esprit ce vers de Cadou « … l’églantine que l’on cueille les soirs de juin quand il pleut… ». Qui ne voit alors les douces couleurs un peu passées des pétales et des feuilles, du ciel encore chargé et de la terre humectée… S’il est bien question de couleurs, c’est jusque dans le choix des titres et convient alors d’entendre les dix-huit morceaux de l’album comme un catalogue de pigments, chacun donnant un ton de couleur au paysage, à l’album, comme ceux du peintre : cinabre, vif-argent, obsidienne, quartz rose, sable du désert, outremer, sienne foncée, vert-de-gris…

Mais plutôt que de rutiler ostensiblement d’un éclat musical qui le distinguerait nettement des autres, chaque morceau semble une étape du chemin, avec ses variations bien sûr, ses phrases, mais somme toute la familiarité se construit. De la même façon se maçonnait une unité soudant les alvéoles de piano de l’album Soft Black Stars de Current 93. Hasard forcé des rapprochements, bien sûr, mais la solidarité ne s’arrête pas là si l’on veut bien considérer que Roger Eno comme David Tibet se sont l’un comme l’autre récemment adjoint les sorcelleries sonores de Martin Glover / Youth (Killing Joke) – le premier pour l’album Dust Of Stars co-composé avec Glover en 2019, le second pour le duo psychédélique Hypnopazūzu formé en 2016.

Ici aussi il sera question de sorcellerie, ou plutôt de chimie, tant les manipulations de Brian Eno sur les touches de son frère semblent relever du philtre autant que du filtre. Peut-être s’accordant aux différents éclats suggérés par les titres, il module des effets qui font que les notes semblent pleuvoir infiniment, je veux dire que par instants, prenons le morceau Dark Sienna, chaque note semble plantée, vibrante dans un bloc de temps figé, alors que déjà sa voisine poursuit la mélodie alentie, peut-être abreuvée, poussée à la germination par la douce expansion de la précédente. Ailleurs, comme dans Blonde, l’un des plus nostalgiques, il caparaçonne les touches de résonances doucement métalliques, comme sorties d’une boîte à musique, alors que Snow se nimbe d’un brouillard d’arrière-plan, fantôme très lointain des voix de Music for Airports. Il existe peu de nuanciers sonores plus subtils que cet album, dont la persistante fredonnante s’accorde aux brumes du printemps comme aux frimas de l’hiver, car autant que le souffle et la marche, il peut accompagner l’homme dans ses saisons.

Denis Boyer

Jack Patterson – Milk Thistle

21st décembre 2020 by

Ferns Recordings

https://fernsrecordings.bandcamp.com/

Jack Patterson, artiste américain que nous fait découvrir le label Ferns, a composé cet album en assumant l’influence de sa lecture des Stoïques et de Tchouang-Tseu. Se détacher des passions, construire un rapport au monde dans l’accord avec une sagesse universelle, laisser courir le naturel des choses, voici un idéal que les antiquités grecques et chinoises nous ont légué. Chemin autant que but sans doute, cette pensée peut conduire aux apories du désintéressement complet, impossible à atteindre (Virata, de S. Zweig) ou à assumer comme être vivant (Un homme qui dort, de G. Perec). Plus en résonance avec un principe d’harmonie universelle, Jack Patterson a tenté de traduire, en composition sonore, ce rapport au monde sans emphase, bifurquant du romantisme (« I am the monarch of all I survey… »). Pour autant, son travail est loin d’être une fenêtre transparente ou un reportage brut, c’est au contraire un très dense et patient échange sans impérialisme.

Un bouillonnant assemblage d’harmoniques, semé de crépitements, de bruits épars comme autant de pas ou de tensions boisées, voilà le fond, la toile sur quoi se peignent les deux morceaux de ce mini album. Jack Patterson, à la manière de Steve Roden, va tourner et retourner les couches sonores afin de leur attribuer une vertu texturale proche de la peinture abstraite primitiviste. Nulle naissance mélodique toutefois, mais un fourmillement d’éclairages poétiques comme autant d’écailles sur les ailes d’un papillon, de nervures sur la feuille de l’arbre renouvelé par le printemps, de ponctuations sur le galet de granit. Les harmoniques vibrent lorsque s’amenuise peu à peu le froufroutement de mille drones minéralisés, et, comme le musicien se l’était promis, le dehors et le dedans ont sans cesse écrit l’un sur l’autre ; il a autant donné à l’extérieur que le milieu a été prodigue avec lui. Un échange, un aller-retour entre le concret et le synthétique, les couleurs et les yeux, les sons et les oreilles, les couches sonores et la table de mixage. Peu importe désormais, pour l’auditeur, de savoir si l’équilibre des forces a été respecté – car il semble, bien sûr, qu’il y ait eu attachement –, il reste une lumineuse expérience de poésie concrète, d’art sonore au plus près des courants naturels.

 Denis Boyer

Geins’t Naït + L. Petitgand – Like This Maybe Or This

28th novembre 2020 by

Mind Travels / Ici d’Ailleurs

www.icidailleurs.com

La collaboration de Thierry Mérigout, cœur de Geins’t Naït, avec Laurent Petitgand n’est pas nouvelle, au point que ce dernier semble naturellement membre de cette formation qui n’en est pas vraiment une. La musique de Geins’t Naït a peut-être pour attribut principal de ne pas être réductible, tant elle semble s’échapper de toutes les tendances qu’elle explore. Les musiques punk, industrielles et plus largement expérimentales y ont souvent été traitées comme une garde-robe dont on se hâterait d’échanger les pièces des costumes, d’accourcir les manches, de déchirer les pattes. Héritière de Dada, du surréalisme sûrement, elle est aussi certainement un dédale onirique.

Mind Travels la branche expérimentale et classique contemporain du label nancéen Ici d’Ailleurs, édite ici pour la troisième fois une collaboration GN / Petitgand. Celle-ci s’en distingue (Je vous dis, inaugurant la collection en 2014, était plus résolument électronique et mélancolique) en prenant pour manifeste traversant l’album, l’idée même de la versatilité qui sillonne la carrière de GN. « Toute histoire a une forme, nous prévient en anglais une voix dans un discours enregistré plaqué sur le premier morceau Shape of Stories, et la forme de chaque histoire est différente de celle de toute autre histoire. Comme ceci peut-être, ou ça. » Titre de l’album et manifeste ouvrant ses tiroirs de possibilités, cette phrase montre une intention narrative forte. Chaque morceau sera, est, tel une histoire, dont les contours changeants s’apparentent à la ductilité des rêves. Forme d’expression sans sens, la musique s’assume ainsi comme stimulatrice d’images, charge à l’auditeur de les agréger en « histoires ». Tel est le jeu, suivons-le.

Une histoire peut être linéaire, ou zigzaguer, ou se boucler, nous prévient encore la voix, didactique. Décidément mise en abyme, la musique du duo illustre ces possibilités. Des samples et des instruments construisent les uns comme les autres des séquences sur lesquelles évoluent un peuple insectoïde d’effets électroniques mais aussi des voix, des esquisses mélodiques. Ailleurs c’est un retour plus assumé à l’inquiétude des rêves sombres, aux expériences postindustrielles que l’on entendait aussi chez Brume. Les insectes se transforment sans vergogne en batraciens, l’intemporel du romantisme éclairé et minimaliste s’éclipse au profit d’anciennes manières de claudications électro. Car ce voyage (aux évocations – osons le mot – steampunk) dans les images tant classiques que mécaniques et par là même filmiques, est aussi un voyage dans le temps et même une confrontation des époques, qu’il faudra accepter pour pouvoir apprécier l’album. Pas de mode ici, pas de courant unique, aussi bifurqué et flexible pourrait-il être. Une histoire se compose, se complexifie, et les deux musiciens s’abîment dans les torsades synthétiques (Hac, Chut, Guido 10…) comme ils s’exposent aux cordes (Naga…) ou hybrident les deux (Bagd…). La voix revient périodiquement, en tête ou en queue de morceau « Like this maybe, or this », ouvrant et fermant alternativement les portes de pièces se succédant, procédant d’un même lieu mais offrant chacune sa propre architecture.

Rarement le beau travail photographique d’urbex par Francis Meslet, qui illustre tous les disques de la série Mind Travels, aura montré une telle connivence avec la musique qu’il accompagne : tous les casiers ouverts ou entrouverts ou fermés du monumental meuble de métier de la pochette semblent autant de possibilités d’histoires, de morceaux instrumentaux densément peuplés.

Denis Boyer

Paul Schütze – Without Thought

14th novembre 2020 by

Auf Abwegen

www.aufabwegen.com

www.paulschutze.com

https://paulschutzeperfume.com/

 

Se rappelle-t-on le « cinéma sentant » du Le Meilleur des mondes d’A. Huxley ? Dans cette dystopie sur le bonheur obligatoire, il était possible d’approfondir les sensations d’une projection en l’augmentant en odorama. On ignore peut-être (c’était mon cas jusque récemment) que Paul Schütze est aussi concepteur de parfums. Cet artiste australien assez rare s’est imposé dès le début des années 90 comme l’une des figures les plus importantes de la musique ambiante, la sienne correspondant difficilement à quelque canon de ce domaine, ceci expliquant en partie cela. Mais c’est principalement la qualité de ses compositions plus encore que leur originalité qui retient l’attention. Il faut prendre la mesure d’un travail comme Deux Ex Machina, son premier album solo (et premier CD du label australien Extreme). C’était une sorte de voyage de l’italien vers le polyglotte dans un univers aérien, gazeux comme urbain, une dérive aux instruments et traitements multiples, sorte de suite à My Life In the Bush of Ghosts d’Eno & Byrne, translation des sensations au gré des ondes et des songes. Puis viennent d’autres travaux, peu nombreux mais marquants où l’harmonique et le délié sonnent toujours l’ouverture d’un nouveau pan de ce réel fantasmé – c’est d’ailleurs, avec le dos rond de la basse, un trait esthétique marquant de la première période de Paul Schütze. C’est le moment de s’interroger sur sa récente déclaration à propos de sa musique, lorsqu’il qualifie celle-ci de « anti-narrative », et cela rétrospectivement jusqu’à ses débuts. Étrange, quand on s’aperçoit que cette musique ambiante est l’une des plus pictogènes qui soit (on a aussi en mémoire l’album intitulé Regard: Music By Film. Mais peut-être faut-il le considérer comme Eno son Music For Films : « music (looking) for films »). Non narrative peut-être, mais impressionniste assurément.

Il faut encore rappeler que peu à peu son univers musical s’est effectivement et progressivement grisé, il est resté tout aussi complexe mais s’est tourné vers plus d’abstraction et les évènements y sont devenus plus rares. Le récent The Sky Torn Apart sur Glacial Movements témoigne de ce quasi-ascétisme.

Aujourd’hui sur le label allemand Auf Abwegen (où l’on trouve aussi ses compagnons anglais d’O Yuki Conjugate dont il a produit le magistral Equator en 1994) il publie cet album, Without Thought émanation d’une exposition multimédia où justement se mêlent projections de film, de musique et de parfums (fragrances). Rencontre visuelle entre la mer et la falaise qu’elle heurte – en Grèce, celle-ci en appelle à la confusion des éléments, et c’est de cette façon que la pièce sonore a été pensée en directe corrélation avec l’image et la fragrance.

Pour ceux qui auront eu la chance d’assister à la projection vidéo / son, Paul Schütze diffusait dans le même temps à différents endroits de la salle des parfums évoquant la mer, d’autres la terre. Et si l’album Without Thought ne possède pas le pouvoir synesthésique d’évocation de l’odeur des embruns ou de celle des falaises, il garde, en dépit d’une certaine austérité dans la forme de sa musique, la capacité de faire surgir les images.

 

Pour le concept, c’est la ductilité de la mer, qui ordonne le passage incessant entre les extrémités stéréo de la composition. Fluctuation spatiale, mais aussi étrange impression de flottement entre deux eaux, au plus près de formes de vie discrètes, d’éclosions comme celles que capte Jana Winderen, bercées, accueillies par des vagues d’harmoniques sans chaleur, mais assez présentes pour figurer la timide pénétration de la lumière. En surface, celle-ci miroite, mais c’est assurément une matière organique plus enfouie et aux sens atténués, assistant aux remontées minérales, qui est évoquée dans cette musique de demi-sommeil. Paul Schütze dit la souhaiter comme un aperçu de l’étendue marine uniquement, sans que l’empan enclose la terre, mais que l’auditeur sente malgré cela sa stabilité sous lui. C’est effectivement d’une pénétration sans chaloupe que l’on abreuve son regard dans le miroitement obscur de cette musique de Paul Schütze. Pour la forme elle rappellera également le minimalisme d’Anemone Tube, le filin de Bass Communion, l’éclipse du Zeit de Tangerine Dream. On dit que le déficient visuel compense son infirmité par le développement des autres sens. Quelle invite qu’une telle musique pour, dans le même temps, sonder si profond et s’abandonner aux éclats lumineux sans cesse renégociés avec les vagues par le vent.

 Denis Boyer

Susanne Skog – Siberia / Sirens

21st octobre 2020 by

 

Fylkingen Records

www.fylkingen.se

Il existe de nombreux précédents : comment rendre compte de l’impression du déroulement d’une distance dans un espace clos – lequel, évidemment, est un moyen de transport –, du trajet vécu par un intérieur fixe projeté dans un extérieur mouvant ? Assurément l’état d’esprit se modifie, et pas seulement par le fil habituel des pensées. On a en mémoire La Modification de Michel Butor (elle-même anticipée en quelque sorte par le trop méconnu Mon plus secret conseil de Valery Larbaud).

Voyages en bateau, en avion, en automobile, et bien sûr en train ont ainsi été documentés musicalement. Sur cet album de Susanne Skog, la principale qualité de la première pièce de 25 minutes, Siberia, est de faire progresser insensiblement le drone du transsibérien comme un échauffement. Naissant ténu, il gagne peu à peu en densité et, gonflant ainsi, il déploie ses harmoniques tout en se maintenant dans le registre du minimalisme ferroviaire. L’artiste parvient même, après plusieurs minutes, à susciter une séquence proto-mélodique scandée en rythme. Le tour de force, à l’intérieur de cette enfilade de chapitres gris, comme autant d’images effilochées par le regard de qui maintiendrait son œil toujours fixe à la fenêtre du train lancé, c’est la réinterprétation du temps. La sélection des sources, opérée dans un voyage de 205 heures et 9288 kilomètres, de Moscou à Vladivostok, est sans doute à considérer, mais elles ont été mêlées. C’est plutôt la transcription de ce passage qui marque l’esprit, la modification dans le même, le spectre du gris depuis le fil jusqu’au câble historié.

La deuxième pièce se construit sur des enregistrements de sirènes, réalisés en plusieurs années et plusieurs continents. Il n’est pas question d’entendre une collection de tonalités hurlantes mais, contre toute attente, d’effectuer un voyage sonore assez similaire à celui du train. Pour mieux dire, le déroulement est inscrit dans le programme, celui d’un drone étagé, épousant parfois le galbe du cylindre qu’il franchit, réglant le jeu du tourbillon qu’il y inscrit. Résonance, fuite dans les profondeurs, réapparition, chants lointains, c’est concourant à la beauté d’une courbe faiblement escarpée que Susanne Skog dessine sa stratification dans le style de Francisco López.

Il n’est pas, on le voit, pour cette artiste suédoise, de contrainte par la source, et si le train s’est imposé dans la forme de son compte-rendu sonore, c’est parce qu’il symbolise la course musicale atonale mouvementée dont il donne dans le même temps le prototype. L’Art des bruits, nous disait Russolo dans sa deuxième conclusion, consiste à « remplacer la variété restreinte des timbres des instruments que possède l’orchestre par la variété infinie des timbres des bruits obtenus au moyen des mécanismes spéciaux. » Sirènes comme wagons sont une matière. C’est tout le jeu d’une telle musique qui dans la répétition fait le choix du déplacement, de la variation horizontale et verticale des séquences et de l’échappement. La modification – disait-on – qui se dessine encore une fois patiemment.

Denis Boyer

Clément Édouard – Dix Ailes

27th septembre 2020 by

three:four records / Coax Records

https://wearethreefour.bandcamp.com/

www.collectifcoax.com

Souvent, des dispositifs acoustiques, des artifices informatiques, des manipulations analogiques, ont permis de troubler l’écoute au point de faire perdre l’origine du son. Quelle est sa source ? Insensiblement, c’est une question qui a pu apparaître – pour qui se la pose, ou a pensé à se la poser – je pense, d’une part avec la musique concrète, ensuite avec la musique minimaliste, puis avec la musique électronique coïncidant avec les premières expériences profondes effectuées sur les cordes de guitare. À cela deux raisons principales sans doute : d’abord porter le registre des objets sonores, potentiellement musicaux, vers une quasi-infinité, ensuite faire quitter ses a priori à l’auditeur. De Pierre Schaefer à Francisco López, de Terry Riley à Richard Chartier, de Nurse With Wound à Brume ou Lionel Marchetti, d’Éliane Radigue à William Basinski, peut-on encore les compter, ceux qui nous ont déroutés sur leur océan de sons ?

Mais il existe de manière heureuse une troisième voie, et c’est celle qu’affirme le compositeur Clément Édouard dans son quatuor : mettre à profit la confusion pour porter l’écoute vers le paysage poétique. Il fait bon parfois perdre de vue la forme première du son pour se fondre dans son halo, ignorer l’odeur du pigment pour jouir simplement de sa touche sur la toile. L’album Dix Ailes assume le centre vocal comme le tableau sa couleur. Autour de cela, autour d’un chœur féminin à deux voix dont la texture peut virer du cristal à la brume, un ciel de notes se suspend ou s’évide. On reconnaît bien sûr les notes de piano, comme les chants d’oiseaux, mais ils dépassent de loin, de même que les voix, leur attache primordiale comme leur simple statut d’objet sonore, pour obéir au sens de la trame.

Manière de musique environnementale aux frontières de la musique ambiante, se nourrissant tout de même d’échos avant-gardistes (la « micro-polyphonie » de Ligeti, la dissymétrie de Morton Feldman) aussi bien que de la timide danse insectoïde d’Artificial Memory Trace, cette œuvre dessine un monde aux frontières du jardin, où ce sont les plus discrètes dimensions qui forment l’harmonie, la respiration des voix comme un reste de brouillard, les touches comme des perles de rosée, la harpe basse comme le bourdon du sol, et l’insaisissable tissage électronique de Clément Édouard comme la porte du rêve. Aussi modeste que le songe qui se laisse rarement happer par le souvenir, Dix Ailes s’épanouit dans le rai de lumière que cette porte laisse sourdre depuis le jardin.

Denis Boyer

Enrico Coniglio – Teredo Navalis

9th juillet 2020 by

Gruenrekorder

https://www.gruenrekorder.de/

Enrico Coniglio a, autant que l’amour de la musique, celui de la lagune de Venise, sa ville. Il voit combien elle est menacée, fragile, et il est arrivé plusieurs fois qu’il intègre des field recordings de cette lagune à son instrumentarium. Mais c’est exclusivement avec eux qu’il a composé les cinq pièces de Teredo Navalis, car selon lui, ils constituent une véritable méthode de connaissance du territoire exploré.

Le parti pris est de se concentrer, bien plus que sur les mouvements de l’eau, sur les sons des formes de vie que la lagune héberge ainsi que sur ceux que la surface envoie. L’eau est donc considérée comme un véhicule, et les clapotis sont presque absents des compositions de ce court album.

Il est peu aisé de composer à partir de la fouille, du mouvement des crabes, du sillage des bateaux ou du cri des mouettes. Et pourtant, assez vite, après une phase que je décrirais comme immersion dans la pure matière sonore, il est question de résonances, au cœur d’un milieu dense et aveugle. Ce courant d’harmoniques, presque magnétique, se laisse ponctuer par quelques apparitions organiques ou mécaniques, et les plus belles ressembleront à ce babillage que Marc Namblard sait rapporter de ses rencontres avec les formes de vie modestes qu’il croise.

Dans cette eau profonde, grise et verte, les oreilles comprimées profitent ainsi de la lumière virtuelle d’un très léger tissage qui par moment évoquera presque un chant ou, pour le moins, un murmure.

Mais il est aussi question, dans ce rapport esthétique au milieu, de ne pas oublier la fragilité, la fragilisation du milieu de la lagune, et si l’album, comme ses trois dernières pièces, s’intitule Teredo Navalis, c’est que la dégradation menace l’équilibre. Le teredo navalis (en français taret commun) est un mollusque bivalve qui détériore le bois immergé en forant les piliers, les pilotis, les coques de navire. Alors peut-être que le crépitement – un crépitement dense qui forme musique ambiante – entre dans un jeu de reflets partagés : les sons de la dégradation comme le medium rongeant l’aigu, composant tableau sonore, évoquant la désagrégation des structures ligneuses édifiées par l’humain, lui-même responsable de l’altération de la lagune.

Toujours est-il que l’eau trouble de celle-ci se trouve métaphoriquement reflétée dans sa complexité – organique, mécanique, corrodée, érodée, ultra-civilisée – par une musique fragile, symphonie du lieu, au plus près du lieu, avançant en nuage effiloché comme en fuseau serré, en masse grésillante comme en panorama de surface. Il n’est pas indifférent de préciser que la plupart des sons ont été collectés de nuit, ce qui a assuré une moindre activité humaine et une plus grande agitation organique. S’ils l’avaient été durant la période de confinement, qui a vu les eaux de la lagune et des canaux redevenir transparente, se repeupler d’espèces éloignées, sans doute cette musique aurait-elle semblé moins nocturne, moins aveugle, moins inquiète, mais aussi, il faut se rendre à l’évidence, moins réaliste.

 Denis Boyer

Drone à clochettes – Drone à clochettes (LP)

1st juillet 2020 by

Le Cri de la harpe

www.lecridelaharpe.com

Au début des années 2000, Thomas Robyn avait contribué dans Oldine en compagnie de Sébastien Roux, et plus généralement avec son label Le Cri de la harpe, à flouter les frontières entre post rock, cold wave et musique ambiante. La musique d’Oldine se trouvait chargée de ce projet bien sûr, dont on trouvait d’autres réalisations chez les artistes publiés par le label, comme Droneament, Aidan Baker ou encore Harpagès pour en citer quelques-uns.

Aujourd’hui, Thomas Robyn a réactivé le label, notamment pour la sortie de l’album de Drone à clochettes, son nouveau projet, cette fois en compagnie d’Elisa Krywonis. Le LP constitué de deux morceaux par face est homonyme, comme pour appuyer la simplicité de ce nom, lequel dénonce à l’évidence plus qu’une fausse naïveté, plutôt un esprit au plus près des choses. Drones de guitare, mélodica, avec les clochettes dont il est question, et aussi pour habiter ce tissu, la voix d’Elisa Krywonis. Au départ sur le morceau Désert, tantôt fredonnée, parfois à la limite du souffle et happée par le treillage des harmoniques de cordes, elle peut aussi chanter en esprit crépusculaire comme dans certaines œuvres de folk minimaliste. Il suffit, sur le morceau suivant, Soleil, que la guitare s’échauffe, se distorde, accepte le riff, et la combinaison qu’elle forme alors avec le chant évoque le paradoxe thermique atteint par Menace Ruine sur l’album The Die Is Cast. Ce qui revient, en d’autres termes, à faire rougeoyer les pierres grises du couvent.

Si la chaleur projetée dans le froid concluait la première face, la seconde s’ouvre avec le morceau Lune où cette fois le chant semble embrumer la boucle principale du morceau. Sélénite ou solaire, on ne saurait domicilier le duo, tant il joue, de même que le drone accorde gîte à la clochette, sur la mixité de la musique : texture et figuration s’y accordent, avec une place prépondérante laissée à cette dernière sur les deux morceaux « astraux », espaces d’échauffement, alors que le premier et le quatrième les encadrent de leur bourdon presque uniforme, d’une variation lumineuse dont l’angle varie doucement au gré de la chaloupe du fuseau de voix. Une telle entrée et sortie en matière – de matière – vaut l’hébergement du silex dans l’argile, de la perle dans la voluptueuse chair de l’huître, ou de la sonnaille dans le drone…

 Denis Boyer

Lunt – Phantom Solids / Conatus – Empty Spaces

14th juin 2020 by

   

www.weareunique.fr

https://conatusmusic.bandcamp.com/

 

De ce qu’on a appelé vaguement et fort commodément post-rock, il reste aujourd’hui assez de courants pour alimenter des pages entières d’un dictionnaire des styles. Oublions cela et plongeons dans les particularismes. Du post-rock bien sûr, Gilles Deles alias Lunt a gardé le goût des harmoniques superposés, le tournoiement des cordes et la boucle enroulée autour des cymbales, le mécanisme claudicant pouvant, à force d’échauffement se muer progressivement en cavalcade. Le morceau Dasein Bullshit évoque facilement Bästard, une voix se gonflant comme une voile sous l’effet d’une brise, une guitare s’égrenant au mouvement de la bielle, une marche irrégulière comme l’a dessinée Lee Ranaldo dans ses compositions personnelles au sein de Sonic Youth. Mais là s’arrête le tourbillon. On n’accédera pas aux pistes héroïques sur l’album Phantom Solids, mais plutôt on abordera aux sentiers de traverse. Lunt dénude souvent, ou plutôt refuse d’habiller trop luxueusement. On est en plein alors dans l’architecture des petites dissonances, dans les tintements comme autant de coudes, dans la mélancolie qui glisse comme une pluie aux effets de rouille. C’est de cette façon aussi qu’il a colonisé les boucles profondes et les tintements dans le jeu de piano moderniste de Delphine Dora au sein de leur composition commune en trois parties, Empty Spaces, publiée sous le nom de Conatus. Une manière d’érosion qui recouvre insensiblement le paysage, un paysage qui sans elle n’aurait pas le même teint ; ici c’est le timbre – la neige sur la plaine l’hiver, les maillages expérimentaux de Gilles Deles sur les touches de Delphine Dora, frôlement de la nuit, du silence, éloge de la fragilité.

Ce qui nous rappelle à Phantom Solids, dernier album de Lunt. La voix s’y pose en bruine, c’est un fragile chantonnement, presque un fredonnement, sur une musique qui s’épanouit discrètement et commande de murmurer, en tout cas de se promener en solitaire, peut-être marqué d’une lointaine détresse. À ce stade et bien plus pour la démarche, mais parfois aussi pour ce fameux timbre, il est possible d’évoquer un fantôme, parmi d’autres, celui de Mark Hollis, sur la dernière partie de sa carrière, reflétant sa façon de travailler entre les notes, dans de longs intervalles, et de faire éclore sa voix au bord du vide.

Denis Boyer

Craven Faults – Erratics & Unconformities

8th mai 2020 by

Leaf

www.theleaflabel.com

 

Que reste-t-il, si l’on s’écarte des structures les plus denses – les villes, les circuits imprimés, les lignes interminables des algorithmes – une fois que l’on débouche sur une friche (combien existe-t-il encore réellement de terrains vagues ?), que reste-t-il de leur impression tyrannique ? Perd-on de vue la modernité lorsqu’on lui tourne le dos ?

Avec soi l’on traîne les machines du temps, l’oscillation du cristal de quartz logée dans les montres et les smartphones. S’enchanter d’une vue moins fragmentée que celle des fenêtres de son immeuble ou de celles de son ordinateur, ne signifie pas forcément avoir aboli son conditionnement.

Pour prendre la voie déviante, Craven Faults utilise des synthétiseurs, ne les malmène pas : la recherche de l’accident, de l’imprévisible, de la discordance, comme l’annonce le titre de cet album de Craven Faults, ne prendra pas le chemin rebattu de l’electronica glitch, de la saturation, du collage – qui veut voyager loin ménage sa monture, fût-elle de métal. Craven Faults façonne une musique fixée autour d’un motif – machine qui rêve, qui s’évade, s’envole et déjà parcourt les rutilances des étoiles, fussent-elles de néon. Les synthétiseurs, choisis dans le registre de sons vintage, s’évadent aussi en cercle nostalgique – le souvenir est l’autre friche à chérir.

Craven Faults, faussement statique, opère une coupe stratigraphique, carotte un panorama atemporel des répétitions : les pianos de Ph. Glass et S. Reich, le carillon de Ch. Palestine, le clavier synthétique de Klaus Schulze, les séquenceurs de Tangerine Dream, les cordes de Waterwheel, le clic savant d’Alva Noto.

Devant soi s’ouvre l’extérieur incertain – comment s’étonner alors de la longueur des morceaux, ils sont l’espace ouvert. Avec soi, le rythme naît de la séquence jouée sur la partie aiguë du clavier, oscillation, période du cristal de quartz qui tourne, retourne – se fait ritournelle –, alors que le lent déplacement s’opère dans la partie grave, c’est le cœur que peu à peu appelle la vibration du fantôme hyalin. La mélodie se libère de ces basses profondes, finit par abolir sa propre pesanteur et, s’échauffant, guide en torsade les déliés minimalistes. La mémoire vague alors autant vers Clock Bird, qui ouvrait le Lowlands Flight de Minimal Compact que vers Pale Blue Dot qui palpite au cœur du Eyes in the Sky de Sonic Area, et le hasard offre ainsi une belle occasion de prononcer que cette musique, traversant les époques dans son système de construction, le temps par sa capacité d’évocation du souvenir, semble lier le haut au bas, le ciel aux terres basses, le high end au low end, lui-même dépositaire des émotions enfouies, réverbérées dans la rutilance des belles mélodies égrenées et répétées.

Denis Boyer

Eyeless In Gaza – Ink Horn / One Star

20th avril 2020 by

Ambivalent Scale

www.eyelessingaza.com

 

Où en est-on de cette redéfinition du clair obscur travaillée sur les deux derniers albums de Eyeless In Gaza, Sun blues et Winter sang ? Dans de nombreux contes, le héros doit choisir entre deux chemins, l’un bien éclairci, droit, rapide, et l’autre, embroussaillé, incertain, mais prometteur d’aventures. Dans ces contes, le héros choisit toujours le deuxième, car l’épreuve est la condition de la transfiguration. Je tiens Eyeless In Gaza (Martyn Bates et Peter Becker) pour le groupe de la voie médiane. Leur musique est toujours aventureuse mais ne quitte jamais la forme de la chanson. 

Ici encore, le travail mélodique et les arrangements ont reçu la même attention que la texture. Après quarante années d’un tel artisanat, il est logique que l’acclimatation au clair obscur bénéficie d’une grande maîtrise. Silvered Song, ouvrant l’album, s’entend comme le chant lent et pesant qui parcourt une lande au ciel noirci – le vent l’habite et c’est cet effilochement de la texture des cordes de basse et des percussions qui reflètent si justement les paroles. Je ne cesse d’y revenir, mais on ne s’est pas considérablement éloigné des Murder Ballads que Martyn Bates réalisa avec Mick Harris.

La mélancolie sans affliction de ces tempéraments si ouverts au monde pastoral s’illustre justement dans un morceau comme Throw Water at the Sky qui, s’il prend acte de la percée du soleil figuré ici par la guitare réverbérée, sait aussi s’évanouir dans la charge grise du ciel. Tout comme les équilibres entre abstraction et mélodie, clarté et obscurité sont ici entretenus, les réponses entre le chant et les instruments relèvent bien plus de la fusion paysagiste que de l’accompagnement. C’est une formule depuis longtemps signée dans Eyeless In Gaza. De la même manière qu’il est impossible de dissocier, pour qui surplombe la vallée, l’herbe verte des coteaux de l’ombre rapide des nuages qui la parcourt, de la même manière le chant éternellement jeune et élémental de Martyn Bates est organiquement lié aux résonances de cordes, aux arpèges de demi-saison, aux dégradés d’harmoniques d’un folk alenti jusqu’aux frontières de la musique ambiante, jouant sur l’abstraction, ce qui jette des ponts vers l’univers de Coil dans Short Lives, ou vers celui des Bad Seeds de Nick Cave sur l’un des points culminants de l’album, le morceau Comedown, mélange d’acier et de bois.

Il y a avec ces formations la capacité partagée de s’épandre entre chien et loup, dans le monde fixé de l’instant fuyant, du crépuscule, ou de l’aube, et c’est bien là que loge désormais la musique de Eyeless in Gaza, une zone de partage entre deux lumières, entre la veille et le rêve, le pré et la forêt. Je ne sais quelle alchimie guide leurs compositions depuis toutes ces années, il reste que la navette de tant d’instruments sur un métier si étroit force l’admiration : l’éveil de la voix, la lente articulation des basses, l’effilochement de l’harmonica, les reliefs stellaires des flûtes, les égrènements printaniers des guitares, nous sommes peut-être, plus encore qu’auparavant, de plain-pied avec ce moment essentiel où la ballade devient fredonnement, tel que le suggèrent les derniers vers de la chanson Ink Horn : « no words are calling you / just one star, alone. »

Denis Boyer

Thomas Köner – Motus

11th avril 2020 by

Mille Plateaux

https://force-inc.org/en/c/music

Depuis l’album La Barca, on sait que Thomas Köner peut s’éloigner sensiblement de son canon, c’est-à-dire d’une musique ambiante polaire aux profondes infrabasses, au ressac lent d’un souffle nostalgique, à l’effondrement tonal des harmoniques. Des field recordings du monde entier sur La Barca – comme ceux chargés pour traverser le Styx – au ralentissement extatique d’un dégel du piano avec sa vision très personnelle du tiento (Tiento de las nieves, Tiento de la luz), sa portée s’est élargie, en latitude, en temps, en luminosité.

On sait aussi que Thomas Köner a co-fondé il y a longtemps le duo de techno minimale Porter Ricks, et c’est peut-être la résonance de cette expérience autant que la possibilité rappelée de son propre iconoclasme qui permettra d’envisager la distance parcourue entre le Permafrost et son nouvel album Motus.

Une distance de forme, assurément ; jamais les vrombissements infra, les craquements organisés en torsades, n’ont constitué comme ici la charpente de la musique publiée sous son propre nom, ce qui déconcertera pour le moins : on ne se trouve plus sur la banquise, mais dans le moteur même du congélateur. Jamais non plus le socle rocheux, souterrain, sub-glaciaire, ne s’y était organisé de manière proto-rythmique, même en sourdine comme ici. C’est une musique confinée – et ce ne sont pas les circonstances actuelles, celles de la rédaction de ces lignes en avril 2020 – qui guident le choix de ce mot. Il se trouve toutefois qu’elle assimile de manière frappante l’esprit du temps. Un temps hors du temps, et c’est aussi ce que ces compressions presque insectoïdes tentent de nous dire. Et que nous dit, de manière plutôt désordonnée, Thomas Köner de cette musique ? Qu’il aimerait que ces queues de pitch transformées en texture panoramique sur leur socle mouvant de vascularisation boisée soient la musique jouée sur les dance-floors de demain, que le mouvement – motus – s’accommode de la presque immobilité, que le danseur – seul, statique ? – oscille de bas en haut, des profondeurs au ciel, du chtonien à l’ouranien.

Et que sans doute cette musique, à la manière d’un arc électrique, montre que les inverses ne s’annulent pas vraiment, mais génèrent assez d’interférences pour façonner cette forme primitive jouée par les synthétiseurs granulaires, entendus en marge du blanc, en marge du noir, dans une gamme infinie de gris comme celle que déclinent Leif Elggren et John Duncan, et que, à défaut d’emporter le souffle, d’embuer le regard, de diffuser le frisson comme l’ont fait ses blocs d’effondrement glacés, cette musique traduise comment un picotement électrique au bout des mains peut suivre le tracé complexe des sillons digitaux.

Denis Boyer

2kilos & More – Exempt

26th mars 2020 by

Audiotrauma / Ant-Zen

www.audiotraumatik.com

www.ant-zen.com

Ce n’est peut-être pas un hasard si les pochettes de 2kilos & More ont toujours évoqué un kaléidoscope, ou même le doux télescopage de formes et de couleurs, car on trouvera dans la musique du duo des lignes croisées, des bifurcations de genre, de rythme, de timbre, de source, sans qu’à aucun moment il s’agisse de collage. C’est vraiment l’hybridation des cordes et des touches, du rock et de l’électro expérimentale, cette dernière habillant et traitant l’autre subtilement. Je ne prétends pas que le duo invente une démarche, loin de là, mais qu’il la maîtrise. Il est, aussi bien, riche d’autres dualismes : homme / femme dans leur constitution, France / Allemagne dans leurs lieux de résidence.

L’album Exempt reprend, comme souvent ses prédécesseurs, une rythmique aux allures mécaniques bien qu’organiques, qui rappelle Can. Hugues Villette, moitié de 2kilos & More, désormais multi-instrumentiste, est avant tout batteur, et l’expérience de la radicalité rythmique, du retranchement post-humain a dû l’intéresser. Sur ce treillage rythmique, que l’on pourrait qualifier de métallique corrodé, se greffent les efflorescences rêveuses, incroyablement libres dans leurs formes et pourtant mesurées de telle manière à assurer la signature du groupe : les résonances de synthétiseur, les guitares claudicantes de Séverine Krouch, autre moitié du duo, les allongements du temps dans les effritements d’électro grise. Mais jamais, malgré l’érosion qui fait paraître les îlots ambiants sous la bielle, la tension ne s’effondre, rares sont les collapsus, et l’on note cet engouement pour l’épopée, que l’on avait déjà souligné chez des voisins de label, aussi différents en apparence que Nao et Sonic Area. Voilà pour l’étendue. Pour la chaleur, et la moiteur, on entendra l’apparition attendue du compagnon de route, Black Sifichi dont la voix fait aussitôt tomber la nuit de sa narration sur la musique, et la peuple d’une troisième âme.

Ce dualisme rock / électro ne provoque pas de heurt, mais tisse et croise les motifs bigarrés. Et ainsi, à la manière des tableaux Bazooka les plus colorés (Kiki Picasso…), chaque morceau est plaisant quoique venimeux, à l’exception peut-être du deuxième morceau, Wieder, peut-être trop convenu parce que presque uniformément électronique, ce qui dénote ici (même s’il reprend à l’arrière-plan une phrase de guitare similaire à celle de son prédécesseur).

Ainsi, ce n’est pas du spectaculaire que l’on trouvera dans cette hybridation, mais du méticuleux (le froufroutement, l’écho…). C’est peut-être l’héritage mêlé des influences rock comme celle de Sonic Youth, de Labradford ou de l’electronica warpienne. Les forces ne provoquent pas de heurt à leur rencontre, mais une sorte de tranquille entropie, et beaucoup des sons les plus étranges, des gestes les plus aventureux, sont exécutés dans le sens de l’harmonie.

Denis Boyer

Anemone Tube, Jarl & Monocube – The Hunters in the Snow

24th février 2020 by

 

Auf Abwegen

www.aufabwegen.com

De la peinture de Pieter Bruegel, on établit trois grandes périodes. La deuxième met en scène principalement les mois, les saisons. C’est celle qu’Anemone Tube a décidé de « contempler ». La description, l’analyse de tableaux, ont donné lieu depuis longtemps à d’impressionnants exercices d’élucidations, c’est-à-dire à la lettre, d’éclairage. Les tableaux de Bruegel s’y prêtent plus que d’autres, riches en détails de la vie profane des Flandres dans les derniers échos du Moyen Âge. Le discours s’arrange d’offrir à la peinture ses prolongements. Huysmans, dans un court récit d’invention intitulé La Grande Place de Bruxelles, a recréé l’ambiance, le courant, l’esprit et j’irais jusqu’à dire le timbre des compositions de Bruegel.

Rares, très rares sont les exercices d’accompagnement musical d’une peinture. Musique d’évocation, de miroir projetant le reflet d’un autre plan, d’une autre dimension, elle prend à sa charge une part de la correspondance. Ici, Anemone Tube, pseudonyme de l’Allemand Stefan Hanser, accompagné sur quatre des cinq morceaux de l’album The Hunters in the Snow tantôt par le Suédois Erik Jarl, tantôt par Monocube (de Russie), une autre fois par les deux, a projeté les impressions traduites en musique de sa contemplation des cinq tableaux « saisonniers » de Bruegel l’Ancien (le sixième ayant été perdu).

Peut-être conviendra-t-il tout simplement de mettre en regard ces cinq tableaux de Bruegel et leur évocation initiée par le musicien allemand. La manière de celui-ci est décidément marquée par les esthétiques ambiantes sombres et post-industrielles, autant que par un certain ésotérisme représenté par les volutes pré-mélodiques. Pour The Gloomy Day (La Journée sombre) par exemple, le ciel lourd de la fin d’hiver, le dénuement des branches, le drame des bateaux maltraités par la grosse mer au dernier plan, la grisaille verdâtre du ciel et de la terre, rencontrent un lent mouvement musical de drone fluctuant, ponctué du tintement de ce qui est peut-être la chute des perles de glace depuis les branches nues, un tissage d’harmoniques comme le rayon de lumière perçant courageusement les nuages pesants. Il ne s’agit pas d’une musique à programme ni d’un exercice de description (ici pas de cris, de chants, de pas), c’est bien plus que cela, c’est une traduction intime dévoilée en miroir, et il ne semble pas déplacé d’y trouver les courants secrets qui lient la peinture et sa musique, leurs correspondances synesthésiques. Encore, sur The Hay Harvest (La Fenaison), le son est pris dans un mouvement mécanique, un travail sur le métal et la terre cuite, perdu dans l’écho comme le grand lointain devant quoi les paysans évoluent. Mais il semble que là où le travail de composition de Bruegel s’apprécie particulièrement dans la construction en profondeur, dans le jeu de la perspective, celui d’Anemone Tube et de ses collaborateurs semble progresser en manière de balayage. Ce n’est pas simplement la qualité de déroulement de la musique qui mène à ce sentiment, c’est aussi le rythme qui la sous-tend, une lente répétition, un étalement en bas-relief musical de la peinture de ce plat pays.

Cela mène jusqu’à l’insolite sonorité maritime dans la pièce liée au tableau The HarvestersLa Moisson. L’ambigüité du timbre est levée pour peu qu’on considère comme englobante voire étouffante la chaleur dont certains se reposent déjà au premier plan du tableau. Le soleil, la masse de blé qu’il reste à moissonner et, tout de même, en arrière-plan l’étendue aqueuse surplombée de brume de chaleur. C’est ainsi que très curieusement cette pièce finit par prendre une coloration très industrielle, concentrée sur le bloc de son et ses échappements. On aurait pu s’attendre à plus de mélancolie lorsque le soleil de midi menace ainsi, mais c’est la pièce suivante, réalisée par Anemone Tube seul, qui est la plus affligée. C’est La Rentrée des troupeaux ; il est vrai que le rythme lancinant de la marche des bêtes, leur destin prochain sans doute, mais aussi le ciel noirci, inclinent à ce beau mouvement tidal presque dark ambient.

Quand l’album se conclut, sur une pièce animée par les trois musiciens réunis, c’est pour la pièce titre, la plus longue aussi (dix-huit minutes), s’accrochant à l’un des tableaux les plus impressionnants de Pieter Bruegel, Chasseurs dans la neigeThe Hunters in the Snow. Ici encore, comme pour la pièce d’ouverture, le balayage domine, scannant le tableau en deux dimensions et répondant perpendiculairement au fond du paysage, à la dureté inexorable de roche et de neige. Progressant, la musique pourtant se heurte à la vie des premiers plans, opiniâtre face au petit âge glaciaire : les chasseurs peu chanceux, leurs chiens, les occupations auprès des habitations, le feu et, moins grave mais tout aussi essentielle, l’activité des patineurs en contrebas. Même sans écarter l’étrange concordance mer / blé de la troisième pièce, on trouve dans cette musique, principalement dans la première et la dernière pièces, une lente mise en branle de l’immobile, une animation par la respiration. Il me semble également que Thomas Köner a souvent fait de même survolant les étendues arctiques réputées invivables, dévoilant l’imperceptible mouvement de la lumière sur le bourdon immobile.

Denis Boyer

Fovea Hex – The Salt Garden III

26th janvier 2020 by

Headphone Dust / Die Stadt

www.janetrecords.com

Dans son roman inachevé Henri d’Ofterdingen, Novalis faisait rencontrer au jeune homme un vieux mineur (en qui on a pu voir Goethe) qui lui dit son bonheur d’avoir vécu cherchant le filon brillant dans le noir : « Savoir où se trouvent les puissances métalliques et les extraire lui suffit ; mais leur éclat éblouissant ne peut rien sur son cœur pur. » De la même manière je pense, la recherche de l’éclat, sa mise au jour dans la forme la plus modeste de la révélation, voilà la récolte du jardin salin de Fovea Hex. Autour de Clodagh Simonds, se dévoile la troisième et ultime parcelle du Salt Garden conservant les équilibres des deux premières parties : cristallisation, solidification de l’éther. Aussi bien que les charges électriques du sol et du ciel s’attirent, la musique de Fovea Hex opère la liaison permanente entre la terre et le soleil. Là prend forme son pastoralisme, et le chant de Clodagh Simonds semble alors directement issu d’une lande qui pourrait elle-même figurer les quelques compositions restant sans chant. Ici, sur le morceau instrumental Trisamma, le jour et la nuit se croisent, la mélancolie du piano et du violon ne se veut pas encore totalement accablée. Elle est partagée.

Voilà pour le terrain, ses forces ouraniennes et telluriques, sur quoi vont s’opérer les patientes croissances minérales d’une musique ambiante fortement chargée de mélodie.

Comment s’étonner alors que sur ce troisième volume, le morceau d’introduction, The Land’s Alight, s’érige sur une incertitude onirique – s’agit-il d’un éblouissement ou de plus encore : d’un embrasement ? En tout cas une épiphanie lumineuse où les vers chantés par Clodagh Simonds s’achèvent dans la tonalité du faisceau synthétique, une musique qui comme ses paroles fait coïncider le regard sur le paysage et celui qui le traverse. Les vagues de clavier, les réverbérations, les tintements lointains appellent, lorsque la voix reparaît telle le soleil une fois les nuages enfuis, le nimbe qui le fait verser dans la profondeur. De la basse continue ainsi exhumée, le morceau choral peut alors s’élever. Dans le Salt Garden II, c’était Eno qui ajoutait la voix masculine (All Those Signs), ici c’est Michael Begg rejoint par un ensemble vocal sur le morceau A Million Fires, et ici encore le dehors et le dedans s’électrisent l’un l’autre, le fredonnement qui traverse les choses jaillit tellurique comme aérien de la voix et de l’harmonium. Le peu y est une fois de plus magnifié, c’est la poésie déversée par ce simple principe qui sous-tend les choses, sur la page immaculée du poète infortuné (« Glory be upon the hapless writer / Glory be upon the spotless page »). Le nom des choses comme formule magique. Celui qui traverse ce disque semble être décidément « feu » : The Land’s Alight, A Million Fires, The Given Heat, ce dernier morceau rejetant le regard sur l’impénétrable des choses, regard rubané sur les vagues de cordes et de touches, et peut-être que l’érosion sonore de Michael Begg (tel qu’il définit souvent son travail) contribue à de nouveau confondre le paysage et le spectateur, à transformer le souffle en lumière, à dégager du noir de la terre l’éclat du filon éblouissant.

Denis Boyer

Netherworld – Algida Belleza

12th janvier 2020 by

Glacial Movements

www.glacialmovements.com

Il n’est, a priori, rien de moins propice à l’attendrissement que les étendues désolées des zones polaires. Un musicien comme Alessandro Tedeschi le sait bien, qui sous le nom de Netherworld parcourt depuis de nombreuses années les méandres musicaux d’une surface de banquise sans cesse redessinée par le vent et les jeux miroitants du soleil. Pourtant, à part soi, on ne peut s’exonérer de l’émotion, et je pense que la musique de Netherworld a toujours conservé cette poche de survie, ce cœur chaud irradiant dans l’étendue gelée.

Qu’il s’agisse des belles variations harmoniques ou des vagues synthétiques gardant leur souplesse même au plus froid du blizzard, il est bien question d’émotion et l’un des enjeux alors est de ne pas s’abîmer dans le sentimentalisme. Aujourd’hui, la tâche est plus grande encore car Alessandro Tedeschi a conçu Algida Belleza (« beauté glacée ») comme un double hommage : à la naissance de sa fille, aux espèces arctiques menacées. Ou comment tailler la gemme sans qu’elle apparaisse comme pacotille. Le métier, la conscience artistique, le timbre permettent un tel exercice vertueux, et Algida Belleza est une œuvre qui montre une nouvelle fois la richesse du détail d’une surface a priori sans accroc, celle de la fascinante microscopie. Pour mieux dire, il semble que cette musique ambiante glacée bénéficie alors d’un surcroît de potentiel figuratif qui se laisse deviner sans jamais s’afficher plus que la silhouette aperçue, prisonnière dans la matière bleue du glacier. Par exemple dans le morceau Somniosus Microcephalus, les vagues synthétiques partant en fuseaux détaillés, séparés par quelques secondes, se synchronisent sur la pulsation érodante d’un cœur enfoui dans la moraine, et l’on pense autant aux beaux territoires frontières d’Asmus Tietchens qu’aux réverbérations de Christoph Heemann et Andrew Chalk dans Mirror. Ailleurs, dans le morceau dédié au narval, Monodon Monoceros, la vague se résout en une succession minimale de flux et reflux mélancoliques, un mouvement simple et pur comme ont pu l’atteindre quelques figures seulement de la musique ambiante, Eno, Basinski ou Final.

Alors jamais l’attendrissement ne le cède à la mièvrerie, loin de là, et le surcroît d’émotion qui a saisi le musicien, joie et peine confondues, s’est tressé dans des gestes qu’il connaît et maîtrise, avec ce supplément de fragilité vibrante, comme la perle de glace bercée par le drone et menaçant de se détacher à chaque ébrouement dans le morceau Ursus Maritimus, comme une larme de glace menaçant de se briser au premier réchauffement de l’œil encapuchonné.

Denis Boyer

O Yuki Conjugate – Sleepwalker

30th décembre 2019 by

Auf Abwegen

www.aufabwegen.com

https://oyukiconjugate.bandcamp.com/

 

Dans Le Cœur des ténèbres, Joseph Conrad écrit « Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir, parce qu’aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve, ce mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoisse qui se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, qui est l’essence même du rêve. » Il faut sans doute pour pareille tâche se séparer des mots, s’exprimer sans eux. La peinture peut y parvenir, et plus encore sans doute, la musique.

Il y a toujours eu de l’onirisme une fréquentation certaine dans la musique du groupe anglais O Yuki Conjugate, bien longtemps déjà avant qu’il ne s’affiche avec le titre Sleepwalker (« somnambule »). Les profondeurs aquatiques (Undercurrents In Dark Water), les expériences stupéfiantes (Peyote), le cœur de la forêt (Equator, Tropic…) en ont ouvert divers chemins.

Aujourd’hui, en prolongement de toutes ces dérives, l’errance du rêve se poursuit sur des ondes plus volontiers synthétiques que par le passé, jusqu’à évoquer parfois un autre rêve, mandarine. L’album Sleepwalker témoigne de plusieurs mois de tournée en Europe où ces nouveaux morceaux ont trouvé à se polir, se déployer, s’exercer. De même que le rêve fait se mélanger, se côtoyer, se chevaucher, et sans bizarrerie, les époques, les lieux, les personnages, de même la musique de O Yuki Conjugate supporte les changements de tempérament, sans perdre son timbre. Car de ses extrémités ambiantes à ses reliefs percussifs, elle reste ce territoire humide de la nuit où le toucher compense la perte de vue. On reconnaîtra dans les gestes des deux musiciens Roger Horberry et Andrew Hulme, fondateurs à qui se réduit aujourd’hui OYC, les glissandos de basse (réminiscents du Fourth World de Hassell et Eno) et quelques oscillations de percussions boisées qui jouent la chaloupe, bercent et rythment la respiration (le morceau The Madness Below en est un bel exemple). On éprouvera la familiarité des vagues, jetées furtivement, happées par leur propre écho.

Si quelques inserts concrets, ajoutés aux gestes qui viennent d’être évoqués, confirment la topographie connue, le duo se tourne donc aujourd’hui vers une musique plus résolument électronique, et si les guitares traitées s’ajoutent à ce délicat assemblage de touches allongées c’est peut-être pour rejoindre l’esthétique des pionniers cosmiques dont les fuseaux synthétiques enrobaient les cordes et promettaient le rêve, la connaissance de couleurs inimaginables, l’essor d’un souffle dans un milieu sans air. On navigue littéralement sur cette musique sans âge, qui ne sacrifie aux appels d’aucune modernité mais dont le choix subtil des timbres la rend profondément pertinente, actuelle (au sens d’une pleine réalité), jetant le même voile diaphane sur toutes ses versions. Dès ce moment, comment ne pas s’engager à chaque bifurcation, jusqu’à l’évocation d’un western embrumé sur le morceau Forgotten Summer (on se rappellera pour l’occasion l’album Slim Westerns de A. Hulme sous le nom de A Small Good Thing), d’un voyage cosmique sur Clockish, d’une exploration tactile dans les ténèbres souterraines de Black Magic Box… C’est, de toute façon, le même rêve éveillé.

Denis Boyer

Francisco López – untitled #370

8th décembre 2019 by

nowhere worldwide

www.franciscolopez.net

Biologiste et musicien, Francisco López a depuis longtemps acquis l’usage du monde. Ils sont peu nombreux qui comme lui ont autant voyagé, à la recherche des dynamiques sonores de chaque lieu. On ne trouvera pourtant nulle trace volontaire de poésie dans ses très nombreuses œuvres et si la plupart sont sans titre (« untitled ») c’est pour éviter toute tentation romantique. Soit, Francisco López n’est pas le double musical de Nicolas Bouvier et c’est à la recherche de la carte sonore du monde qu’il se rue, de la formule alchimique du grain acoustique, de la réverbération. Que l’on approche le galet de granite du microscope voire de la loupe, et le massif ou la lande où il a été ramassé s’évanouissent, au profit d’une cartographie minérale.

La pièce présentée ici, untitled #370, ne déroge pas à cette règle quasi générale dans l’œuvre de Francisco López d’une approche transcendantale. Une heure de voyage au cœur de la cellule sonore : de pétillements, de glissements accidentés, d’escarpements sous-marins, car c’est indéniablement dans un flot, peut-être celui d’un cours d’eau, que s’insinue l’épanchement sonore. Avec un peu d’imagination, ou de mémoire, on se laisse couler dans les veines les plus froides du torrent, parfois heurtées par les énormes rochers du granite évoqué plus haut, qui en jalonnent le fond. Il est intéressant pour filer la métaphore aquatique, de se concentrer, comme c’est souvent possible de le faire dans la construction de López, sur l’examen des différentes couches sonores, là en strates, ici en profondeurs. Du plus sourd au plus lumineux, les sons progressent parfois en décalé, chevauchant le courant sous-jacent jusqu’en son milieu, suivi d’une tonalité voisine mais d’un grain différent pour former insensiblement une nouvelle combinaison de l’écoute en coupe. Hautement dynamique, cette pièce connaît, au-dessous encore de ses rapides écoulements serpentins, une résonance souterraine qui, comme happée par le fluide, vient palpiter et provoquer l’apparition symétrique d’une brillance d’harmonique de surface, jetée par la lumière du soleil. Aussi bien c’est par ces ors que débute la seconde partie du disque, pour s’achever dans la palpitation abyssale – et l’on ne peut que renouveler l’approche, à savoir l’examen stratigraphique doublé d’une écoute panoramique. Plus que toute autre cette musique force à pratiquer la double vue, car elle est, selon le vœu du musicien, de l’infime comme du cosmique, de nulle part comme du monde entier.

Denis Boyer

Troum & Monocube – Contemplator Cæli (LP)

23rd novembre 2019 by

Transgredient

www.dronerecords.com

Il y dans le musique de Troum un attrait certain pour la circularité, et de la même manière les thèmes qui traversent la musique du duo allemand tournent autour de motifs réguliers : la dissolution, la contemplation, le lien des êtres et des choses avec le cosmos primordial, la stimmung… Héritiers assumés du Romantisme allemand, Troum déclinent cette « nostalgie de l’unité » avec leurs instruments de prédilection : guitare, accordéon, mélodica, mais aussi des voix, tissées avec les instruments sur le vaste métier nocturne où le traitement électronique (ou l’érosion électronique pour reprendre l’expression de Michael Begg) joue la navette. Les réseaux d’amitié, les affinités musicales, ont fait que Troum est malgré cette inclination pour la mélancolie, le contraire d’un groupe isolationniste, et leurs collaborations sont nombreuses. Ici, c’est avec un musicien ukrainien jouant sous le nom de Monocube, dont l’univers parcouru de drones de guitares est très proche de celui de Troum. C’est donc une fusion sans accroc plus qu’une confrontation. Aussi bien le thème directeur de l’album appelle un tel accord : la contemplation du ciel nocturne, comme paroi de la nuit et plus encore comme écrin des corps célestes (les petits éclats de couleurs dans le vinyle transparent semblent le pendant optique de cette évocation).

Musicalement, l’album évolue insensiblement de l’épanchement d’harmoniques habilement distribués entre l’abstraction et l’appel de la figuration. C’est pourquoi la première face, dont les titres affirment la circularité et l’équilibre des forces, s’éveille dans le flux et le jusant des vagues de l’accordéon qui dans leur laisse déposent le fredonnement fantôme des harmoniques tombés du ciel. Ils inaugurent des déploiements lumineux, des murmures métallisés portés par la marée d’équinoxe,

Il suffit d’aborder la seconde face du disque pour dérouler un peu plus le fil des résonances, et ce qu’elles gagnent en linéarité, elles le perdent en lumière car c’est une musique qui se lance à la suite des étoiles errantes, et alors accepte de partir dans le froid et le lointain presque bleu de l’univers, tombant dans les plus basses tonalités et s’achevant dans le plus précaire des filins. Il est toujours question de nuit dans cette musique, la nuit qui accueille comme la nuit qui perd, une musique ambiante chaude dans ses boucles savantes mais aussi lieu d’inquiétude. Il est de notre vie nocturne comme de cette musique, et il faut accepter avec bravoure et enthousiasme de s’y plonger sans même imaginer un retour.

Denis Boyer

Thomas Tilly – a semiotic survey

3rd novembre 2019 by

Ferns

https://fernsrecordings.bandcamp.com/

 Depuis ses débuts sous le nom de Tô, Thomas Tilly n’a cessé d’augmenter toujours plus le grossissement de sa loupe auditive. Penché sur les environnements, il n’offre pas leur panorama mais un voyage infra dans leurs grains et leurs courants.

Pour s’en convaincre, il suffit par exemple de réécouter Test/Tone Documents, traduction sonore du bâtiment la Cartonnerie de Reims (sorti sur Drone Sweet Drone en 2016) ou la très ascétique infiltration forestière Script Geometry, publiée par Aposiopèse en 2014 (http://www.feardrop.net/?p=5). Aussi bien, c’est une position revendiquée par Thomas Tilly quand, en commentaire de ce a semiotic survey, il parle d’une « inversion perceptible des proportions entre les êtres vivants humains et ceux non humains » et de « l’audibilité de cette inversion » ; et c’est tout naturellement qu’il dirige ses micros vers les stridulations des fourmis ou d’autres portions modestes du paysage sonore d’une forêt tropicale. On pense évidemment, dans l’intention, à Jana Winderen ou plus encore à Slavek Kwi / Artificial Memory Trace. Avec eux il partage cette fascination pour les dynamiques sonores de ce qui se trouve sous la hauteur d’homme. A semiotic journey propose donc un voyage dans le son, sans aucune narrativité, presque sans vision (à peine certains cris d’animaux sont reconnaissables comme tels), mais avec une écoute exacerbée. Les pépiements, les compressions, les filins de drone, les crépitements, les oscillations forment un travail d’écriture sonore minimale, traduit des signaux « inhérents à la forêt ».

Le froid de la manipulation n’a rien d’une pose dans ces travaux, c’est la température idéale de circulation de ces sons infimes magnifiés par le travail de Thomas Tilly. Pourtant, ce serait une erreur d’imaginer ce travail comme un objet purement scientifique ou acoustique. Le musicien, puisqu’il faudra bien le nommer ainsi, le musicien tient à impliquer sa part de connaissance mais aussi son potentiel émotionnel, de les mêler aux signaux biologiques et à la surcouche électronique. Alors on retourne à cette infime mise en scène abstraite et l’on entend, autant que les formes du son, le dessin de leurs crêtes, la chaloupe de leurs sinus, la naissance d’un rythme, le fragile équilibre entre le rectiligne et le circulaire, et l’on discerne, de même qu’au cœur de la barque malmenée par La Grande Vague de Hokusai, le pas pérégrin et subjugué d’un voyageur du micro-monde.

Denis Boyer

Michael Begg – Sonambulo

21st octobre 2019 by

Omnempathy

www.omnempathy.com

Cela débute sous une lumière nocturne, ou pour le moins vespérale, et c’est dans cet espace liminal entre chien et loup que se loge toujours la musique de l’Écossais Michael Begg. Une lumière qui s’éploie sur quatre notes, déjà mélancoliques, surplombant de peu un bourdon à peine exhumé. Michael Begg est le musicien qui s’éveille au crépuscule comme d’autres à l’aube. Il est le somnambule musical, à la lettre : il arpente la pente la plus nocturne des musiques bourdonnantes. L’album Sonambulo rend compte d’un travail effectué en résidence au Mexique durant les dernières semaines de 2018, et s’inspire en particulier de l’œuvre de l’artiste britannique Leonora Carrington, qui déjà avait jeté un pont vers le Mexique en s’y installant.

Une évidence s’impose dès que l’on suit le travail de Michael Begg : sa musique se teinte toujours d’un reflet extérieur, souvent romantique mais il se peut aussi qu’il s’agisse d’une pensée politique (Dirt On Earth), de peinture impressionniste (A Moon That Lights Itself), de musique baroque (Vanitas)… Ici, c’est du surréalisme, dont participent la peinture et l’écriture de Leonora Carrington. Pour cela, Michael Begg a tenu à s’imposer quelques contraintes – ou libertés – historiques : celles de la libre association d’idées et de l’écriture automatique. De ce dernier point de vue, il me semble que l’objectif n’est pas atteint, je veux dire que la composition de Michael Begg est, comme à son habitude, sans heurt. S’il y a eu surgissement, il a été canalisé, endigué et non promis à la fuite. Pour autant cette musique n’est pas exempte d’étrangeté. Je conjecture alors que la méthode, si elle a différé dans son énoncé, n’est pas si éloignée de la façon coutumière de Michael Begg. Il possède déjà, et ici tout autant, la capacité de révéler les formes dans ses respirations musicales, d’en suggérer d’autres qui peut-être ne sont que fantômes et que seules les queues d’harmoniques du drone soulèvent dans leurs vapeurs. Je veux dire encore que les compositions de Michael Begg sont déjà des chimères et qu’il pèche peut-être par excès d’humilité lorsqu’il estime que c’est en reflétant le travail d’une artiste surréaliste qu’il accède le mieux aux formes oniriques.

Le surréalisme ne se donnait-il pas pour but, dès le premier Manifeste, de révéler le fonctionnement réel de la pensée ? On sait la place laissée au rêve dans cette entreprise qui fut la plus marquante de l’histoire artistique du XXe siècle… C’est précisément dans cette dimension que loge le plus souvent l’art de Michael Begg. Ici, au-delà de la face nocturne des épanchements modern classical, ce sont aussi des couloirs obscurs où résonnent des voix, des tintements, une humidité condensée le long de la pierre froide. Des voix convoquant parmi les crissements d’autres voix issues du plain chant (le morceau Morelia Cathedral) et traitées (« érodées »), tout autant par alchimie (n’entend-on pas le feu sous l’athanor) que par technique surréaliste, pour s’allonger et devenir du même principe que la lumière qui pleut sur elle par le passage des vitraux. Pure respiration alors, comme dans les plus beaux équilibres de :zoviet*france :.

Si les figures de Max Ernst (à qui Leonora Carrington fut liée) et de Paracelse sont aussi convoquées dans l’album, cela vient confirmer, plus qu’une tutelle de circonstance, une familiarité de l’étrange beauté des formes primordiales, de la suggestion assourdissante du silence, de l’organicité de la lumière au seuil de sa disparition, de la nuit convertie en souffle. Michael Begg a de nouveau imprimé son propre timbre sur la moins linéaire des musiques ambiantes. Son paysage musical subtilement et lentement se modifie, mais chaque fois c’est par le tain de la même vitre passée à la suie qu’il nous est reflété.

Denis Boyer

Cent Ans de Solitude – En concert, El Diablo Lille, France 29.11.14

5th octobre 2019 by

Les Nouvelles Propagandes

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Vétéran de la pratique d’une musique dite industrielle, Jean-Yves Millet s’est fait connaître sous le nom de Cent Ans de Solitude et avec son propre label Les Nouvelles Propagandes. Le terme de musique industrielle, tel qu’il a surgi à la fin des années 70 dans le sillage de Monte Cazazza et Thobbing Gristle a ensuite accédé à la postérité que l’on connaît, jusqu’à sa translation vers l’électronique pure ou le métal, mais cela montre aussi la vigueur d’un tel concept qui ne peut sans doute rester contraint aux seuls bruits de l’industrie détournés en œuvre musicale. Aussi bien pourquoi ne pas préférer pour nommer l’esthétique industrielle old school le terme de « musique futuriste » puisque son programme était défini bien avant les retombées du punk, avec L’Art des bruits de Russolo en 1913…

On le voit, la musique industrielle ne peut longtemps rester enfermée dans les murs de l’usine, elle intègre et reflète souvent la vie du siècle, le plus souvent ce que celui-ci recèle d’horrible, de mortifère, car la musique de l’industrie montre avant tout l’aliénation, l’écrasement, la déshumanisation. Certains alors lui ont associé les pulsions des déviations les plus extrêmes. La musique industrielle est-elle finalement si déshumanisée ou bien humaine, trop humaine ?

La charogne, la machine, la beauté effrayante de la bielle, les échos de la guerre, les retombées atomiques, voilà ce qui semble en partie nourrir Cent Ans de Solitude. Mais s’y limiter ce serait ignorer que Jean-Yves Millet a emprunté son pseudonyme au monumental roman de Gabriel García Marquez. A priori pas grand chose de commun avec le village sud-américain imaginaire de Macondo, les progrès de plusieurs siècles agrégés en quelque cent années déroulant le récit à la fois cyclique et rectiligne de la famille Buendia, née autant de la chair que de la magie des légendes. Mais il n’est pas impossible d’écouter ce CD live sous cet angle précisément, d’associer le geste musical de Cent Ans de Solitude au « réalisme magique » de Cent Ans de solitude. Alors on ne peut que penser aux premières pages, lorsque le gitan Melquíades apporte à Macondo l’énorme aimant qui attire à lui jusqu’aux charnières des huisseries, fait grincer le métal dans toutes les maisons. Il n’est pas besoin de pousser l’écoute très loin pour entendre le bruit du fer, réalisé en live avec différentes pièces apportées par le musicien : l’artisanat, prototype de l’industrie. Dans les couloirs et les chambres de la maison des Buendia, dans les rues multipliées de Macondo, les odeurs, les cris, les rêves, les guerres, les amours et les meurtres s’enfilent comme dans le corridor d’un rêve sans fin. Une telle ambiance à la fois palpable et éthérée s’entend aussi bien dans ce concert de Cent Ans de Solitude où les voix nombreuses s’imposent et disparaissent en cris, en imprécations ou en faisceaux démembrés, jusque dans les stridences du métal travaillé.

Telle une fumée, la musique de Jean-Yves Millet s’élève et se condense en altitude : elle donne à voir de haut. La musique industrielle aurait pu s’inventer comme la bande originale du film Stalker de Tarkovski (R. Rich et Lustmord en avaient d’ailleurs ensemble créé une), contemporain de son invention, elle pourrait aussi rétrospectivement être la bande son du roman L’Île de béton de Ballard, du cycle A Boy and His Dog (Vic & Blood) de Harlan Ellison. C’est-à-dire qu’elle s’adapte, pour peu qu’elle s’accorde un minimum de plasticité, aux récits de terres dévastées ou en passe de l’être puisqu’elle met en avant les risques de la technologie, de l’industrie, pas seulement ceux de l’aliénation. Cent Ans de Solitude avait ainsi, en compagnie de Flint Glass, publié et présenté en live à plusieurs reprises l’accompagnement imaginaire du film muet Sprengbagger 1010, où la machine joue un rôle central.

Alors, bien sûr, lorsque la texture se solidifie, lorsque les voix narrent, elles peuvent rapporter les échos d’une tension née des blocs totalitaires. Même loin de Macondo, elles font écho à la guerre des libéraux (au sens politique) contre les conservateurs dans le roman de García Marquez, dont l’un des personnages principaux, le premier Aureliano, devient le héros puis l’exécuteur froid des idées libérales rapidement détournées. Car avant tout, semble nous dire le texte comme la musique, c’est la guerre. Et qui lui sacrifie, quelle que soit sa cause, finit par perdre l’homme de vue.

Ce live à Lille est un modèle d’une appropriation personnelle bien qu’orthodoxe des canons industriels, il évolue dans le cadre très défini d’une esthétique nappée de musique ambiante mais aussi respectant les cadences, les lointains appels de la corne, la fusion du métal et des voix dans la cheminée de l’usine – de l’homme et de la machine dans le haut fourneau. C’est déjà l’écho du bouleversement du 19e siècle, où s’achève à peu près le récit de García Marquez.

L’air vibre dans la musique de Jean-Yves Millet et soyons sûrs que ce n’est pas d’un tremblement vernal mais plutôt d’un frisson hivernal. Pourtant… Macondo est traversé de proche en proche par l’exaltation des jeunes sangs, de l’amour qui bien souvent paraît promis au malheur, pourtant… la musique de Cent Ans de Solitude est parfois survolée de bourdons d’harmoniques qui projettent indéniablement sur elle une lumière orangée, voire le fredonnement sur le morceau The Unacceptable Face of Beauty. C’est de ce fatalisme que Jean-Yves Millet semble se souvenir sur scène, lorsqu’il tisse patiemment avec les métiers qu’il connaît si bien une nouvelle trame industrielle. La répétition dans l’évolution, le rougeoiement sans cesse renégocié des braises dans le fourneau, en font une œuvre très maîtrisée d’une abstraction narrative, ou de manière tout aussi oxymorique, d’une lente mais certaine progression dans la répétition. Aussi bien, l’aïeule Ursula Iguarán Buendia, dépassant pour ce qui la concerne l’âge de cent ans, constatait-elle inlassablement que « Le temps ne passait pas (…) mais tournait en rond sur lui-même ».

Denis Boyer

L’Objet – Grand Antigua (LP)

22nd septembre 2019 by

Structure

www.structurerec.bandcamp.com

L’Objet est d’abord une création parallèle du duo Harpagès, formé par les frères du même nom, Antoine et Julien, que l’on remarquait dès leur premier album sur Le Cri de la harpe au début des années 2000. L’Objet est né peu après, en compagnie du guitariste et organiste Arnaud Boulogne, poursuivant le fil post-rock déroulé en duo. À cela vient s’ajouter un nuage cold wave colorant parfois en gris, bien qu’un peu moins souvent, le ciel commun avec Harpagès.

Aujourd’hui Julien est le seul des deux frères à continuer le chemin parallèle avec Arnaud Boulogne et deux autres musiciens (F. Breux et O. Desmulliez). À quatre ils se partagent sur les deux morceaux de Grand Antigua les claviers et les guitares. Mais la batterie reste le rôle exclusif de Julien Harpagès. Il n’est sans doute pas indifférent de s’arrêter sur cette batterie. Car à l’écouter, on tient peut-être la clef de l’évolution sensible que marque ce nouvel album : rythmique mécanique, comme en un temps où l’on ne cherchait pas le sensible dans l’électronique, mais plutôt le mécanique dans la chair. Avec Kraftwerk bien sûr, mais surtout Jaki Liebezeit (Can, Club Off Chaos…), robotique, mathématique, dont le jeu réverbéré ici éclaire la notion de transhumanisme avec un regard artistique alors que les augmentations que nous propose la technologie se limitent au mortifère.

Krautrock, post-rock et cold wave s’enlacent alors, certains y voient une comparaison possible avec Maserati ; j’y entends aussi des proximités avec Nao mais il s’agit ici d’une autre sorte de souffle épique, un jet plus chromé et introverti. La mécanique mathématique est là, c’est évident, mais je tiens pour plus psychotrope encore les deux compositions de Grand Antigua.

Deux morceaux de 15 minutes, durée permettant le déploiement progressif, autant que la pertinence due au format des deux faces du vinyle, deux morceaux de même humeur, celle de la claudication et des rutilances analogiques, les guitares elles-mêmes calant leur timbre sur celui des orgues. Les phases mélodiques, obligeant rapidement au fredonnement, s’imposent malgré la rigueur et la robustesse des squelettes rythmiques. Le premier morceau (la première face) éponyme du disque, montre ce jeu d’équilibre entre ce que la guitare ne veut abandonner (elle se revêt de delay) et la domination des orgues, ainsi le veut le fantôme krautrock circulant dans tout l’album. Rapidement, un pont de quelques dizaines de secondes, évoquant les extrémités le plus chaudes (voire, osons le mot, disco-funk) de Kraftwerk, vient poser la limite (discutable) du genre alors qu’ailleurs c’est plutôt une autre sorte de répétition qui domine : mécanique orangée, circularité analogique, bielles refroidies.

Mais il me semble que le sommet de ce disque se trouve sur le deuxième morceau, Toucan expansé, variation sur le thème d’un extrait du précédent album. Il impressionne par la pression vissée exercée sur le motif principal du clavier. Pan Sonic ont parfois effleuré la surface d’une apparition pop. Ici certains de leurs sons s’y baignent. La musique s’élabore par strates apparemment figées dans leur motif mais avec un peu d’attention, ou au contraire un peu d’abandon à la transe qu’ils génèrent, on contemple un subtil panorama de variations déclenchant l’envie d’un « static dancing » que le funk blanc avait su sublimer depuis les antithèses du post-punk réfrigéré et des séquences rythmiques échauffées. Je pense ici à un train suspendu, un volatile mécanisé dont les plumes augmentées, comme autant de wagons sur le monorail ou dans le couloir magnétique, propose un vol rectiligne, éminemment nocturne : le rêve en mouvement.

Denis Boyer

Galati – Fragility

16th juillet 2019 by

Databloem

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L’univers de Roberto Galati s’est construit sur un socle de glace, et c’est sa particularité d’avoir injecté dans ce bloc d’isolationnisme arctique tel que nous l’avons exploré dans les pages du Fear Drop 17, les étirements et les vaporisations de cordes hérités de MBV, Labradford, Fennesz, Stars Of The Lid… L’orangé alors vient se mêler aux écailles bleutées de la banquise.

Toucher un infini, en rapporter l’expérience, c’est forcément le faire parler, et pour opérer ainsi, il faut le corrompre, le faire entrer dans le mouvement. Il me semble que Roberto Galati n’a jamais prétendu autre chose, que son appropriation du drone arctique n’est rien d’autre qu’un délicat éveil de la glace à la fusion, aux courbes qui portent la mélodie dans ses craquelures.

Sur ce nouvel album, Fragility, Roberto Galati a rendu compte de ses périples dans des espaces isolés ajoutés à ceux des pôles. Ce n’est pas contre toute attente, car l’expérience de la solitude dans la marche, celle de la confrontation aux grands espaces peut se passer en partie de la glace. Certes, on y perd l’illusion du statique, le grondement, mais il subsiste précisément dans cette musique le lent déploiement des harmoniques, le mouvement du dessous des choses, de la terre, de la pierre et même du dessous du vent. Ici, les vagues de cordes traitées, les fantômes mélodiques allongés, survolent le pépiement, l’écho dispersé d’un pitch comme le salut d’un oiseau, les clusters de concrétions minérales.

Cette musique ambiante, élargissant son rayon de translation symbolique, sa relation à la géographie, gagne en couleurs d’harmoniques, enrichit sa mélancolie des lumières d’autres crépuscules, Roberto Galati y traçant de larges veines, les tirant des mêmes flux que Troum.

De la même façon que Johannes Malfati a réfléchi à la mise en mouvement de la glace par la surge afin qu’elle quitte sa position d’absolu et entre dans le domaine de l’exprimable (https://denisboyer-feardrop.blogspot.com/2017/04/surge-le-dernier-chant-des-glaces-donne.html), de la même façon Roberto Galati témoigne que sa visite dans les confins l’a mené aux sources de l’expression : l’expérience de la matière n’est communicable que parce que celle-ci subit dans son cœur quantique comme dans ses interactions physiques, une multitude d’événements. La musique est cela, aussi proche de la fixité et du pur présent soit-elle, elle se déplace dans le temps. Le drone est l’événement le plus proche de la trame des choses sonores. Sa vocation de voyageur des grands espaces isolés paraît avoir donné à Roberto Galati la possibilité d’occuper en tant que musicien un espace qu’il élargit sans dommage aux marges de la matière, mettant son clavier et ses guitares sur le métier du tisseur de mouvements premiers : la fragile oscillation de basses synthétiques absorbées par le lointain, le souffle des cordes allongées déployé comme dans un Orient sans frontière, traversé du mystère d’autres cordes pincées avec économie dans le sable.

Dans le désert le vent souffle et soulève ce sable, aux pôles de larges pans de banquise se décrochent, la tectonique et les éléments modifient imperceptiblement les montagnes (comme celle qu’il a photographiée pour la pochette, à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan) – c’est cette fragilité de l’infini que Galati a traduite ici. Parce qu’il se souvient que le temps ne nous sera jamais communicable que comme l’éternité mise en branle.

Denis Boyer

Christina Kubisch & Annea Lockwood – The Secret Life of the Inaudible

22nd juin 2019 by

Gruenrekorder

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Ces deux compositrices, l’une allemande, l’autre d’origine néo-zélandaise, appartiennent à l’une des premières générations de la musique acousmatique. Leurs chemins se sont déjà croisés, aboutissant à une première collaboration à la fin des années 1970. Elles ont chacune travaillé pour un CD de ce double album, puis se sont mutuellement soumis leurs sources pour d’éventuelles insertions. Annea Lockwood compose principalement à partir de sons environnementaux, d’origine aquatique, spatiale ou tellurique, ici principalement extraits des fréquences inaudibles à l’oreille humaine, avec bien sûr un traitement sur la tonalité, permettant leur accessibilité. S’y sont mêlés les sons de Christina Kubisch, pour l’essentiel issus de champs électromagnétiques. C’est leur point commun dans la démarche mise en lumière ici : mener à l’écoute ce qui d’ordinaire ne s’entend pas. Les compositions de Lockwood, irradiées des champs magnétiques de son amie, gardent trace de leur origine naturelle, et l’on se prend à opérer des rapprochements avec les pièces les plus discrètes d’Artificial Memory Trace ou Yannick Dauby, qui seraient prises dans le tissu bourdonnant linéaire d’Éliane Radigue. Pourtant, quelques aspérités sonores rendent par endroits ce travail plus aride, même si les ondes voyagent, jusque dans les tubulures les plus fines, propulsant les échos assourdis dans toutes les matières traversées.

Quant au disque de Christina Kubisch, traduisant lui aussi « la vie secrète de l’inaudible », il intitule sa première pièce Nine Magnetic Places et veut rendre hommage au livre de Breton et Soupault, Les Champs magnétiques, l’une des œuvres fondamentales du surréalisme, élaboré suivant la technique de l’écriture automatique. Pourtant, pas d’image sonore stupéfiante. La sobriété de forme de sa collaboratrice est respectée par Ch. Kubisch. À ceci près qu’elle dirige sa composition, qui tient tout autant de la révélation puisqu’elle rend audible des fréquences électromagnétiques, sur un fil électro-ambiant la rendant plus musicale, estampillée par le geste des canons de l’acousmatique peut-être, mais aussi passée au filtre de la musique industrielle minimaliste. Des fuseaux traversent la pièce de loin en loin, qui évoquent aussi les expériences cosmiques de années 70. Sa deuxième pièce, plus longue, s’établit dans le même champ esthétique et confirme la compositrice allemande dans une forme de musique ambiante qui reste éminemment concrète, un paradoxe assumé puisque l’objet sonore de base est intangible.

Il semble alors que tant dans la forme que dans toutes les figures techniques et symboliques de son œuvre, elle parvienne, involontairement sans doute, à la dimensionner plus loin que celle d’Annea Lockwood, en ceci qu’elle réserve dans ses respirations, ses vagues voyageuses, une imagination qui déborde l’austérité de son timbre. Il n’y a pas de raison particulière de se prévenir contre cette austérité, elle revêt souvent les œuvres de Slavek Kwi, de Thomas Tilly. Mais ici la juxtaposition des exercices montre que l’avantage est à Christina Kubisch car si l’une comme l’autre nous promettaient « la vie secrète de l’inaudible » – une vie secrète, voilà une suggestion romantique – elle est bien la seule des deux à en avoir évoqué le mystère par ses épiphanies de musicalité.

Denis Boyer

Sphyxion – 2

29th mai 2019 by

Zoharum

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La musique du duo Maninkari pourrait se limiter aux paysages déjà très vastes du drone, de l’Orient fantasmé, de l’ambient organique. Mais elle occupe dans sa forme et dans son esthétique un canton illimité de ce territoire : celui du rêve. Alors, elle peut doucement muer, varier ses pentes et emprunter le tour électronique si cela lui chante. C’est ainsi la deuxième fois que les frères Charlot quittent l’habit Maninkari pour revêtir celui de Sphyxion. L’ambition est de donner une vision très personnelle, soumise à des gestes particuliers, d’un style que l’on peut nommer minimal wave. Les rythmes, engendrés par la machine, éloignent du liquide qui hydrate les compositions de Maninkari ; ici ce sont des fluides métallisés qui circulent, huilent une boîte à rythme claudicante mais sans prééminence. On pourrait, par endroits, se croire dans l’atelier de Myiase, voire Into the Reactor. Car avant tout, les rutilances dominent. Là c’était le cymbalum, ici les vagues synthétiques et quelques scansions de voix féminines comme happées depuis des radios égarées, des sirènes cosmiques ondulant infiniment sur des embryons de mélodies incertaines. Elles semblent tendre le crépuscule sur un monde aux sables argentés, avec un ciel zébré de vagues lumineuses dont les plus remarquables sont les torsades de violons. Leur timbre est exactement dans le pas des chemins de Maninkari : en rêve ne reconnaissons-nous pas tout, tout de suite ? L’étrangeté n’est-elle pas bannie ?

Peut-être court-il sur certains morceaux un vent qui hâte la reformation des météores colorés ; la quatrième des pistes sans nom de ce deuxième album de Sphyxion se courbe sous l’effet d’un rythme plus guerrier, appelant une chevauchée sans gravité. On s’attendrait, approchant de l’ozone, à entendre au plus près les voix féminines fantômes mais peut-être s’effarouchent-elles alors d’une telle proximité. Car ailleurs les voix de trois femmes sillonnent le tempérament dark ambient des fuseaux synthétiques et contribuent à leur tour à la mise en pause du crépuscule. Le temps ainsi alenti, suspendu au phrasé glacé des quelques voix, des boucles hypnotiques, laisse entrevoir la permanence des résonances, autant que la simultanéité de la lumière et de la nuit.

Denis Boyer

 

 

 

Michael Begg – Vanitas

19th mai 2019 by

Omnempathy

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« Souviens-toi que tu vas mourir. » Au 17e siècle, il n’était pas rare que des hommes puissants commandent des peintures dites Vanités. Elles devaient leur rappeler la fugacité des plaisirs et des richesses terrestres, l’inéluctabilité du trépas. Aux côtés d’un assemblage hétéroclite figurait le plus souvent un crâne, emblème de la destination finale. La nuit sans rêve, l’après sans temps.

Il est peu de musiciens plus nocturnes que Michael Begg qui, lui, est bien vivant. Sa nostalgie de la nuit le pousse à s’y retrancher alors que tout et tout le monde aux environs est plongé dans le sommeil. D’autres comme lui ont laissé toute peur de cet espace / temps qui renvoie au monde des origines et anticipe la dissolution finale. Michael Begg, alors que tout le monde s’absente au fond de soi, que tout est tranquille dans le cœur noir de la nuit, met à profit l’hétéroclite de son arsenal sonore. Le poêle à bois qui crépite pour réchauffer la nuit, un verre de lampe-tempête, un piano, une boîte à musique, d’anciens ordinateurs et des plaques de métal plus anciennes encore… voilà pour l’instrumentarium. Le passage au traitement informatique, pour lisser ce modelage dans un drone de lumière assombrie, et c’est une nouvelle fois l’expédition dans le fond des respirations nocturnes. Je n’exagère rien en plaçant Michael Begg dans un très haut firmament aux côtés d’Arvo Pärt et de Coil. Ses rayonnements se mêlent aux leurs.

Ainsi l’hétéroclite des sources rencontre l’hétéroclite des exercices : drone, baroque, modern classical, tous passés au filtre très minimaliste du crépuscule qui engloutit les angles et favorise l’apparition des formes fantomatiques et oniriques : la musique de Michael Begg prend le temps des résonances, du déploiement délicat de tous les harmoniques, elle ne néglige jamais les poches d’éclosion d’un nuage mélodique – poches de résistance à l’engloutissement ou simple alentissement devant l’inéluctable. Comment mieux comprendre que l’expression de la mélancolie est une forme de cette paradoxale résistance à l’engloutissement : écoutez, il lisse le métal, il abonde le recoin éclairé par la bougie en fuseaux orange qui pourraient tout aussi bien provenir de l’accordéon que de cordes délicatement frottées. Dans la nuit, la part de l’ombre et celle de la lumière sont inversées. Dans les tableaux clair-obscur de l’époque baroque, les poches de lumière densifient la vie. Nous mourrons dans le gris profond, nous respirons encore grâce à la bougie. Ces mêmes recoins s’entendent dans Vanitas. La nuit nous happera sans aucun doute, encore aurons-nous, à son seuil, pu profiter comme jamais des ondulations synthétiques, des pianos résonants, du souffle apaisé qui pousse dans la voile blanche, du vrombissement des forces telluriques, de la patiente érosion de l’absolu silencieux en fils d’émotions bourdonnantes.

Memento Mori, soit, mais Michael Begg rappelle qu’avant cela il peut avec sa musique faire durer la crépuscule, zone liminale où il convient de dresser la table sonore, tant qu’il est encore temps d’écouter et de frémir.

Denis Boyer

William Basinski – On Time Out of Time

8th mai 2019 by

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Temporary Residence

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Le problème du temps est un paramètre important pour saisir l’œuvre de William Basinski. Pour l’essentiel il en joue comme s’il n’existait pas. Il crée des blocs de pure mélancolie, excellant dans l’artifice de la l’immobilité : Basinski est le magicien de la boucle. Aussi bien, c’est le problème de toute musique, art du déroulement plus que tout autre. Comme le cinéma peut leurrer avec le plan fixe, le musicien peut avec le drone et la boucle laisser croire à la suspension du temps, autant dire l’accès à l’éternité.

On ne s’étonnera pas que le musicien américain ait été sollicité pour interpréter en musique les ondes produites par la fusion de deux trous noirs, telle qu’elle s’est produite il y a plusieurs centaines de millions d’années et qu’elle a été captée par le laboratoire LIGO. Le son ne se propage pas dans l’espace, les ondes gravitationnelles oui. Basinski les a déroulées, en a saisi la partition, l’a interprétée. Traduction sonore d’un phénomène qui, quel que soit l’avancement de la science, nous dépassera parce qu’il relève de la plus titanesque et indomptable force cosmique, cette appropriation s’apparente esthétiquement aux autres travaux de William Basinski. Ses beaux traitements de sons, appliqués aux sources sidérales et aux dispositifs familiers du musicien, donnent le poli et l’angle de fuseaux bourdonnants et lumineux parmi les plus délicats de la scène minimaliste. De très lointains crépitements dénoncent l’origine analogique de nombreux sons traités, autant que l’image d’une captation perturbée en crête ; le faisceau central de son lumineux flue et reflue en une très lente marée doucement évolutive. Il marque une courbe parfaite, filée de manière circulaire, et laisse sourdre en bourdons plus pleins les harmoniques mélancoliques. Mais la particularité de ce disque, aussi puissant que ces prédécesseurs, tient peut-être dans la tonalité froide de la plupart de ces harmoniques. Du fond de l’univers, les grands dévoreurs de masse, d’énergie, de lumière, s’engloutissant l’un l’autre, expulsent des ondes que le poète terrestre, musicien distant par les ans et les parsecs, traduit en gel mélancolique, n’oubliant pas sa propre condition de musicien du souvenir, de la profonde émotion du perdu, tout en s’arrangeant des froids kelviniens du formidable phénomène. Un soupir, une larme sont tombés de la fusion des trous noirs, ces géants qui ralentissent le temps. William Basinski les a recueillis, en a distillé l’essence.

Denis Boyer

Gregory Büttner – Voll.Halb.Langsam.Halt

10th mars 2019 by

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Gruenrekorder

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 Compositeur expérimental vivant à Hamburg, Gregory Büttner est aussi field recorder. En 2010, il a pu séjourner à bord d’un vieux brise-glace à vapeur lors d’une traversée de la Mer Baltique. Il y a placé des micros-contact et cet album en rapporte les sons remarquables. Il s’agit évidemment d’un geste réfléchi, porté à un environnement riche en particularités sonores. Ce n’est en aucun cas une phonographie aléatoire dans laquelle il faudrait, au petit bonheur, espérer trouver à la battée, une ou deux pépites sans aucune certitude sur leur carat. Gregory Büttner a délibérément élu ce vieux bateau à vapeur pour son potentiel sonore. Le musicien précise qu’il a laissé ses enregistrements intacts, sans autre manipulation que les transitions. Le plus gros de la pièce unique est constitué de séquences rythmiques. On pénètre alors dans le mouvement complexe bien que mesuré d’une machinerie qui relève à la fois du transport, du moteur, de l’outil. Les oscillations métalliques, telles qu’un percussionniste minimaliste en produirait sur une peau détendue, se répercutent dans des couloirs que l’on devine profonds, jusqu’à ce que cet écho se rapproche, réponse de la paroi en tôle au frêle tapotement.

Chaque point de captage sonore, compte tenu du potentiel sonifère important du bateau, est une source distincte. Ainsi, plus loin, le mécanisme hélicoïdal l’emporte sur le balancier. L’ellipse claudicante semble appeler la vapeur à son aide, tandis qu’un métronome isolé finit par se transformer en machine à écrire. Les doigts d’acier grippés fourmillent et sans réelle surprise on entend plus loin l’averse de la limaille, corrosion avancée des organes métalliques, à moins qu’on imagine la mutation de la traversée en aventure ferroviaire, jusqu’à ce qu’un doux mouvement de baratte vienne replacer l’environnement aquatique au premier plan. Il ne faut, en effet, que peu d’effort, pour convertir tous ces filons rythmiques en évocations surréalistes. C’est la grande réussite des meilleurs enregistrements de terrain, lever le champ des analogues, attester que leur découvreur a flairé leur précieux amarrage au gisement poétique.

 Denis Boyer

 

Eyeless In Gaza – Winter Sang

21st février 2019 by

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Ambivalent Scale

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Formé il y a presque quarante ans, l’univers d’Eyeless In Gaza a très vite trouvé sa stabilité, sa gravité, son timbre. Le duo de Martyn Bates et Peter Becker, parfois rejoint par Elisabeth S., a profité de l’énergie novatrice post-punk pour réactualiser un éternel folk, propulsé par des emprunts à la pop et les éclats cristallins d’une cold wave naissante que le groupe a contribué à définir. Bien sûr, les albums connaissent différents tempéraments et il existe des extrémités ; entre le minimalisme de Drumming The Beating Heart et les constructions très envolées de Back From The Rains, il semble s’être creusé un écart de saisons. Pourtant, l’identité est perceptible. Cela tient sans doute à la fraîcheur jamais démentie de la voix de Martyn Bates, comme à la palette de nombreux instruments dont les plus modestes contribuent à toujours placer Eyeless In Gaza au plus près d’une source fredonnante. Car aussi aventureux que soient certains albums, ils ne se détachent jamais de l’univers de la chanson. Une chanson du soir, une chanson des landes, une chanson du soleil, une chanson des éléments en fait, toujours chargée de la part d’étrangeté qu’une telle proximité avec l’origine entretient.

C’est pourquoi chaque album d’Eyeless In Gaza peut être entendu comme la découverte d’un nouveau panorama dans une géographie générale familière. À la façon de Mania Sour, l’avant-dernier album (alors que le suivant, Sun Blues travaillait plus dans le clair obscur du crépuscule), ce nouveau disque Winter Sang parvient à de tels équilibres des forces. La réverbération des cordes, dès l’ouverture de l’album, avertit de ce compromis entre l’intimité et l’espace ouvert. Les compositions attestent la formule : amples (bien plus amples que par exemple celles de Rust Red September, du déjà cité Drumming The Beating Heart ou, plus proche de nous, de Song Of The Beautiful Wanton), amples et ainsi plus éclairées. Les refrains ne surclassent en rien les couplets en matière de mélodie et la plus belle part est faite à cette dernière. Un entrain solaire dirons-nous, puisque l’album précédent l’avait consacré. Seulement c’est un soleil hivernal, au-dessus d’une fraîcheur persistante et d’une brume disparue depuis peu. La vigueur de la respiration par ce temps, la marche sous le soleil d’hiver, peuvent assurément lever de tels chants. La chanson Locked-In concentre peut-être cette balance des énergies, absolument rutilante de ses attaques de basse et de la phrase, osons le mot, pop, du même instrument. Bien sûr les brouillards sont aussi présents, et certaines poches s’emparent de la brillance des instruments pour l’effilocher en vapeur d’harmoniques cadencés par de lointaines percussions mécaniques. L’harmonica peut y éclore et peu à peu échafauder le bâti mélodique. De tels moments semblent convoquer le fantôme de Nick Drake sous un soleil rasant le paysage encore givré, autant que le souvenir des Murder Ballads que Martyn Bates réalisa à la fin des années 90 en compagnie de Mick Harris. Un morceau entier, Older Day, est couvert de cette ombre, comme l’ubac de la vallée. Il présente sa face au nord, alors que Locked-In l’exposait au sud. Mais c’est bien le même relief. C’est bien le même folk des mortes saisons.

Aussi bien c’est avec de tels titres : « Le blues solaire », « L’Hiver chanta », que l’on saisit l’esprit de la contrée Eyeless In Gaza : un entrain mélancolique, une aurore boréale, une fraîcheur inondée de soleil.

 Denis Boyer

Frame – The Journey

10th février 2019 by

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Glacial Movements

www.glacialmovements.com

 

La neige tombe sans bruit, et pour l’éternité les étendues glacées sont liées au silence. Les lèvres serrées, par crainte de la gerçure, le musicien des confins arctiques doit s’arranger d’une mission paradoxale – celle qui échoit en fin de compte à tout musicien hanté par sa charge – dessiner les harmoniques du silence. Non forcément composer aux abords de l’absence de son, comme Francisco López a su le faire, mais donner, par la mise en scène, à entendre le paysage sonore désolé et fascinant des étendues glacées. Un art, pour emprunter le titre d’un livre de Joë Bousquet, Traduit du silence.

Le musicien italien Eugenio Vatta s’est donné pour tâche, avec Andrea Benedetti, de composer une musique filmique, en ce sens qu’elle peut accompagner ou s’épanouir sur la suggestion de films muets. Donner l’écho d’images sans bruit, s’affranchir du ronflement de la bobine défilant sur le projecteur. Sous le nom de Frame – le cadre – ils inventent en direct l’image et le son liés, en un double cadrage extirpant du silence des images muettes le souffle musical intérieur qui les anime.

Une tendance expressionniste donc, qu’il faut accorder ici aux contrées silencieuses. Dès l’abord, les sons d’une mécanique souterraine, d’une tectonique cachée de la banquise, exhalent une brume cristallisée qui prend la forme d’un fredonnement solitaire. Deux grandes familles de sons, groupés selon leur homogénéité et leur altitude, constituent le matériau. Les uns, grésillants, presque métalliques, traversent l’atmosphère, météores nains illuminant une banquise de drones ductiles qui, telle la fourrure sous la caresse, se moire et s’assouplit avec l’hommage. On pense parfois à Zoviet*France, à la reconstruction d’un battement primordial qui dépasse le fantasme etho-ambiant pour aller chercher la pulsation originelle, cachée ici sous la neige, roulant avec la brillance des cristaux. Le silence des zones glaciaires qu’Eugenio Vatta a entrepris de traduire prend ici la forme de lumière, et tout le fredonnement traversant le disque, jusqu’au plus enfoui, semble bénéficier de la géométrie aérienne d’une réverbération infinie. C’est une musique ambiante qui revendique sa figuration, avec bravoure puisqu’elle s’inscrit en zone hostile. C’est en quelque sorte la sensualité aveugle de la glace, un frémissement pris dans le gel.

Après avoir si longtemps sonorisé des images muettes, leur avoir offert un chant, Eugenio Vatta a ouvert le champ de la caméra. Grand angle sur le silence, sur le froid. Pour lui : « Le silence des zones glaciaires est très similaire à celui de l’espace, tant d’un point de vue de la représentation que de la perception ». Il ne faudra donc pas s’étonner qu’un album commandé par le label des harmonies glacées, élaboré dans ce sens, intitule chacun des morceaux qui le composent du nom des planètes de notre système solaire. Sa musique lève souffles et mécanique bourdonnante sur les plus vastes des étendues silencieuses. Chaque changement de morceau s’entend comme le dévoilement d’une nouvelle scène d’un même film, le retissage des nappes, un nouvel angle de réverbération, le surgissement parfois d’une activité tellurique aveugle, peut-être le tour alourdi du projecteur envoyant les fuseaux de lumière qu’il ne contemplera jamais, consolé par leur traduction en musique.

Denis Boyer

Francisco López – Sonic Fields Vlieland (carte USB)

16th janvier 2019 by

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Nowhere Worlwide

www.franciscolopez.net

 Résidant depuis plusieurs années aux Pays Bas, Francisco López a été sollicité par le collectif artistique Soundtrackcity qui programme des « promenades sonores » à travers différents lieux. Ici l’île de Vlieland qui recèle des environnements naturels comme il en reste peu, réserve de nature intouchée. López, en artiste des dynamiques du son, en scientifique également puisqu’il a été professeur de biologie, travaille depuis de nombreuses années sur la nature du son et, pendant longtemps, ses sources n’étaient que rarement dévoilées. Depuis quelque temps, il semble s’être réconcilié avec l’endroit, je veux dire qu’il consent de nouveau à circonstancier ses travaux, et il propose à l’écoute des compositions attachées fortement à des lieux. Ici, le rapport est incontestable puisque, sur différents sites de l’île, accessibles à bicyclette ou à pied, il a placé des bornes permettant d’écouter in situ, une composition associée à cette station. Quant à la musique, il est intéressant d’entendre combien il oscille entre le drone chtonien qu’il a décliné si souvent, par strates, par couches mouvantes, par effondrement, par lents mouvements tectoniques, comme sur la première pièce, Forest dip, et la composition aérée de la deuxième, Forest Hill, festonnée de sons reconnaissables du lieu, comme les chants d’oiseaux qui tracent une signature spatiale et temporelle de la station d’écoute. Le flux grésillant, mouvement des airs comme du sable, forme tapis, orchestre pour leur chant polyphonique toujours plus présent lors de la troisième station dans la piste qui lui est dédiée. Voilà pour les exemples. L’immersion est stupéfiante, parce que la forme de stockage choisi, la carte USB, permet de conserver sans compression la longue durée de chaque pièce (plusieurs dizaines de minutes). L’expérience est « lópezienne », elle demande une attention qui s’affûte sur les volumes (les pièces débutent généralement avec quelques secondes de quasi-silence), s’augmente par strates comme nous l’avons déjà rappelé, et met en valeur les qualités de tous les flux sonores qui ont servi aux compositions, jusqu’au sertissage de sons l’un dans l’autre : la plage – Beach (la quatrième piste) –, parvient à s’entendre à la fois minérale et humide.

La grande difficulté, surmontée ici, fut sans doute, gardant les dynamiques sonores les plus remarquables pour éveiller une sensation sinon musicale du moins harmonieuse, de respecter la nature même des sons captés et tramés. La visite donne ainsi une double lecture sonore du paysage et celle de Francisco López s’apparente assurément à la posture du rêveur, casqué, superposant les expériences immédiates d’une part et artistiquement refaçonnées de l’autre, un rêveur qui jurera peut-être que le paysage s’est insensiblement transformé sous l’effet de ses sonorités idéales.

 Denis Boyer

Murcof – Lost In Time

25th novembre 2018 by

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www.glacialmovements.com

 Il s’agit ici de la réédition CD d’une bande-son, un travail très ambitieux initialement publié en 2014 sous forme de double disque vinyle. Murcof alias Fernando Corona, est connu depuis ses premiers albums sur le label Leaf, au commencement du siècle, pour la finesse de ses compositions électroniques. Ceux qui y entendent les échos d’une musique plus ancienne, plus installée également, du baroque au modern classical, ne sont pas dans l’erreur. Le projet de Murcof est de retrouver par un mode d’expression contemporain, l’outil numérique et plus largement électronique, les mêmes écailles de blanc qui revêtent les compositions les plus sobres de musiciens distants dans le temps mais pas dans l’esprit. Son travail récent avec la pianiste Vanessa Wagner propose une nouvelle approche de l’interprétation de pièces empruntées à un répertoire minimaliste de cette ampleur (M. Richter, M. Nyman, R. Sakamoto, A. Pärt, G. Ligeti, E. Satie, Aphex Twin…).

Les Variations Goldberg, pour l’exemple qui nous intéresse ici, le fascinent et, de son propre aveu, une partie de son œuvre récente tourne autour. Je ne peux m’empêcher alors de me souvenir du palindrome souvent attribué à Virgile, in girum imus nocte et consumimur igni, peut-être tout simplement médiéval – Nous tournons dans la nuit et nous sommes consumés par le feu. Debord en avait fait le titre de son film de 1978, habillé par la musique de Couperin, ce qui nous ramène à la musique baroque. Murcof, comme le papillon à la flamme, tourne autour des Variations Goldberg de J. S. Bach, et l’artiste et cinéaste québécois Patrick Bernatchez nourrit pour elles une égale fascination. L’œuvre de Bernatchez, Lost In Time est, après une exposition du même nom, un film où le blanc et le noir, fixés sur pellicule couleur, s’abîment dans un paysage arctique parcouru par un cavalier et son cheval, perdus sans doute, également caparaçonnés. Le temps semble s’y figer, une montre échouée dans la neige, de même qu’une musique qui, à l’image de tant d’autres que nous décrivons ici, s’est donné pour tâche de sculpter des blocs d’éternité. Le drone, blanc comme la pochette, comme la poche d’art tremblant de cette œuvre résonante, fuse, percé après quelques minutes par l’Aria des Variations Goldberg, interprétée pour l’occasion par une maîtrise d’enfants canadiens, Les Petits Chanteurs du Mont Royal. Le motif ressurgira plus loin, présentant le projet de Murcof dans une de ses plus belles réalisations, la mise au jour de la beauté des motifs minimaux, qu’ils appartiennent au fonds instrumental ou à son analogue électronique. Les voix des petits chanteurs s’engloutissent dans un fuseau analogique, un cosmos ou la matière séparant les étoiles s’est blanchie. La mélancolie de ce ciel inversé filtre goutte à goutte dans l’épaisseur des strates harmoniques, étagées jusqu’à exhaler le souffle, la lumière et la proto-mélodie. Le fredonnement, par cet échauffement à froid, voit de nouveau son fantôme s’élever. Une musique perdue dans le temps, où Bach, Tangerine Dream et les concrétions minérales les plus numérisées s’agencent en hélice plate, aux spirales effondrées parfois, laissant seul vivant, aux portes de la mort blanche, le souffle de la neige rasée par la bise la plus ténue. De si près les dessins des cristaux vibrent, reviennent au jour, gonflent la poche pour suspendre l’inespérée, l’aurore boréale, dans un jour naissant.

 Denis Boyer

Troum – Transformation Tapes (2 CD)

27th octobre 2018 by

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Transgredient Records

https://www.dronerecords.de/

Troum est un duo allemand que connaissent bien les habitués de ces pages, électroniques ou physiques. C’est un groupe des plus important dans l’édification des courants qui inspirent Fear Drop et nos parcours respectifs se sont croisés de nombreuses fois. On sait, lorsqu’on aime Troum, combien leur musique est profondément humaine. Son romantisme moderne (n’ont-ils pas placé l’une de leurs trilogie sous l’enseigne « power romantic » ?) se nourrit du rêve comme de toute vie d’un esprit sans contrainte. En quelque sorte révélation, leur bourdon d’harmoniques – le plus souvent issu de cordes, mais aussi de voix, d’accordéon… – exhale une mélancolie primitive qui fait vibrer jusqu’à la respiration. Cold wave, drone, musique industrielle, expérimentations concrètes se mêlent en un très humble atelier onirique (Troum est un équivalent ancien de l’allemand Traum, le rêve.). Un tel voyage nocturne relève de la navigation, et le sentiment océanique habite un grand nombre de leurs œuvres. C’est une relation supplémentaire au romantisme, tout comme le tropisme dissolvant qui en procède.

Troum, constitué de Stefan Knappe (Baraka[H) et Martin Glitschel (Glitsc[H]), est né du trio Maeror Tri, dont l’esthétique était sensiblement identique, quoique davantage marquée de percussions rituelles et de sons industriels. Troum s’aventure manifestement un peu plus loin dans la mélancolie infinie, ouverte. L’ouverture est aussi bien une façon d’être pour le groupe ; Stefan Knappe anime depuis de nombreuses années le label et la distribution Drone Records, entretient avec des musiciens drone et ambient du monde entier des relations souvent amicales. Innombrables sont les formations, issues comme Maeror Tri de la scène cassette, ou plus jeunes, à avoir croisé le chemin du groupe, lors de festivals, voire de disques collaboratifs. Au printemps 2017, en manière de célébration du vingtième anniversaire du premier passage sur scène, Troum décide de transformer cette ouverture en un appel qui, un an après, donne naissance à ce double CD. Dix-neuf formations considérées comme des compagnons de route ont été invitées à donner chacune sa version, sa vision, son rêve peut-être d’un morceau choisi dans la discographie de Troum. Peu importe la méthode, transformation, traitement, réinterprétation, collage, collaboration, autant d’approches qui montrent le doux potentiel émollient d’une musique aux fibres onctueuses. Pour les familiers du groupe, il n’y aura pas de véritable surprise, mais beaucoup de très plaisantes variations de coloration, de climat, de densité ; la vision de [Multer] est, au sens antique, infernale, pulsant et roulant dans des profondeurs d’un noir qui le dispute au bleu ; celle de Nadja, curieusement apaisée, résonne en parfait symétrique, vibrant dans un ciel – crépusculaire certainement mais aussi léger que l’évaporation des cordes d’Aidan Baker soumises à une très patiente chaleur. Inade semble faire sortir l’écho de Troum de la glace pour magnifier ensuite sa puissance de nostalgie, alors que Reutoff se plaît à introduire une pulsation qu’extrémisera QST (= Quest alias Frans de Waard) lequel aménage la respiration d’harmoniques autour de sa trame électro minimale, rapidement centrale au point d’évacuer toute trace de la musique originale de Troum. Mais la proposition était ouverte à ce point, il faut s’en souvenir, et d’une certaine façon c’est également ce qu’a fait Yen Pox sur sa version tout en résonances glacées de Spirare un titre extrait du monumental album AIWS. Une collaboration s’est aussi recréée, entre Troum et Martyn Bates qui, comme pour leur album commun To A Child Dancing In the Wind, impose un rythme et une couleur de cordes comme des reliefs supplémentaires dans la géographie onirique. Partout, ou presque, on entend à l’œuvre un travail très respectueux de l’œuvre originale, sans jamais s’y conformer. Et il existe sur ce double album de véritables moments de grâce, avec la densité épique de Bad Sector, le miroitement concret de Dual, l’ondulation aurorale de Cisfinitum…

Les dix-neuf « bandes de transformation » procurent ainsi des images plus ou moins anamorphosées d’une musique qui supporte l’étirement, le tissage, puisque aussi bien elle s’y offre, généreusement, avec toute la ductilité du rêve. Je n’y vois pas d’erreur, le concept n’en offrait pas vraiment la possibilité, mais plusieurs réussites éblouissantes, que j’ai signalées, donnant plus de force encore à ce beau paradoxe d’une musique nocturne cependant lumineuse, d’une musique réputée hermétique quoique ouverte à l’échange, d’une musique mélancolique mère d’un sourire radieux.

Denis Boyer

Norman Westberg – After Vacation

22nd octobre 2018 by

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http://emporium.room40.org/

 

Il y a dans le domaine des cordes la possibilité éminemment tactile, charnelle, de cultiver la résonance et le déploiement d’harmoniques. C’est pourquoi il n’est pas rare que des artistes rock parmi les plus aventureux, les doigts happés en permanence par les six ou sept cordes de leur guitare, avancent sur d’autres chemins, divergents – mais pas toujours – de leurs riffs, de leurs accords, de leurs stridences. Je pense à Justin Broadrick, à Aidan Baker… Je m’aperçois ici que si leurs noms me sont venus les premiers c’est peut-être autant parce qu’ils confirment l’affinité profonde que j’entretiens avec leurs musiques que parce que tous deux ont été profondément marqués par Swans, dont Norman Westberg a gravé la signature des guitares plutoniennes de toute la première période, et déployé avec grande capacité les strates et les épaisseurs lumineuses de la seconde. Norman Westberg, dont le stoïcisme sur scène l’apparente aux blocs de sons eux-mêmes, qu’ils soient gris ou orange. Introverti sans doute, le guitariste révèle que l’intérieur peut parfois être plus vaste que l’enveloppe. Quand il joue seul, c’est donc pour une musique réservée, patiente, une explication d’harmoniques qui n’occulte pas le son de la corde singulière. Aussi bien, Norman Westberg, dont After Vacation est le deuxième disque pour Room 40 le label de Lawrence English, s’est limité à la guitare comme seule source et les nombreux effets, les traitements, s’appliquent à tous les étages d’une composition partagée entre le nébuleux, le souterrain et la croissance des cordes qui sont autant d’exfoliations aériennes. Avec une économie de moyens certaine mais une esthétique de production respectueuse de chaque angle du tableau sonore, il superpose et enroule plusieurs perceptions du temps, sa dissolution comme sa rétrospection (le quatrième morceau est intitulé Norman Seen As An Infant). On y entend des vagues gorgées de lumière comme sur la poche sans fin du Thursday Afternoon d’Eno, des échos d’arpège de la vague froide qui toujours nous donnera le frisson, le tremblement de la feuille dans la brise et la lumière… un printemps et un hiver réconciliés. La brume des harmoniques allongés, extraits du manche, n’occulte rien mais semble aussi féconde que les eaux plus tièdes des delays suspendus. C’est un moment paradoxal et élégiaque que saisit After Vacation, la coïncidence absolue des tempéraments de l’aube et du crépuscule.

 Denis Boyer

 

Eisuke Yanagisawa – Path of the Wind

23rd septembre 2018 by

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Gruenrekorder

http://www.gruenrekorder.de

 

Le label allemand Gruenrekorder a bâti sa réputation sur une sélection exigeante et originale d’enregistrements de terrain – field recordings – répartis en trois séries de CD ou de vinyles : field recordings purs, soundscapes et sound art, marquant la progression de l’implication humaine dans le produit sonore final. La première série, à vocation principalement documentaire, héberge cette fois un disque de l’artiste japonais Eisuke Yanagisawa qui aurait pu aisément se placer dans l’une des deux autres tant les qualités harmoniques qui le parcourent sont manifestes. Pourtant… pourtant, formellement il s’agit de field recordings purs, intouchés, « unprocessed » nous affirme Eisuke Yanagisawa. Il faut dire qu’il a concentré ici des pièces réalisées autour d’une unique mais riche matière sonore : le vent. Une harpe éolienne de sa propre fabrication, tendue dans divers lieux qui intitulent chaque pièce, munie de micros sensibles, et le registre d’un vent changeant, aux directions, forces et intensités variables, s’ouvre pour quelques dizaines de minutes. Les harmoniques, le drone – sans conteste – les subtiles atténuations de la luminosité créent dans la représentation musicale du vent une seconde respiration. L’amplitude, du souffle ténu à la concavité métallique impétueuse, dessine un paysage aussi changeant dans ses spires que dans les crêtes, arbres ou habitations qui les décorent (de loin en loin, des sons des différents environnements qu’Eisuke Yanagisawa a élus viennent festonner discrètement la trame vibrante et miroitante, oiseaux, ferry, amalgamés à ce fredonnement primordial comme le coup de dent contre la langue). J’ai vu et entendu bien des musiciens qui, avides d’une forme élégante aux frontières de la texture, rendent à l’aide de gongs, de cordes, de lames de bois, de laptops, l’image sonore d’une musique en éclosion en tout point pareille à celle-ci. Car il faut bien l’admettre, si le musicien des bourdons s’aventure parfois aux abords de la grille fondamentale et parvient à y demeurer artiste, maître de son geste et dompteur de la forme sonore primordiale, celle-ci, à son tour, s’en approche quand elle est prononcée de l’autre côté de la fine paroi, par les gisements de musiques premières que sont l’eau ou le vent ; alors la confusion est totale, et la conformité à s’y méprendre.

J’ai, il y a plusieurs années, consacré un numéro entier de Fear Drop à l’esthétique musicale du vent. Je n’ai pas peur d’employer pour le vent cette épithète, musicale, d’autant que j’insiste fréquemment sur la séparation entre documentaire et musique.

La musique que rapporte Eisuke Yanagisawa n’est pas encore celle de l’Aeolian String Ensemble de David Kenny qui retraita admirablement les sons de sa propre harpe éolienne dans un élan mélancolique et romantique mesuré sur deux disques, mais elle sent encore le bois et l’humus, le roc et le fer, comme une mise au jour du geste poétique que Jean Giono, dans Le Serpent d’étoiles, décrit avec la mélopée quasi tellurique de la harpe éolienne tendue au pin lyre par les bergers. Un geste comme un porte-voix : l’artiste japonais nous apprend que sa harpe a dû être modulée plusieurs fois pour « sonner », qu’ensuite il lui a fallu trouver chaque fois la bonne place, l’orientation convenable, suivre le chemin du vent. Il y a ici, incontestablement, une première intervention, qui descend plus loin que le simple cadrage. La musique du vent, soit, mais avec un traducteur amplificateur de talent : à la charnière donc, et précisément, entre l’indistinct et le geste artistique, qui déjà articule l’émotion.

 Denis Boyer

GalatiMosconi – Penombra / Galati – Silence [as a Din]

26th mai 2018 by

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Krysalisound

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Databloem

https://databloem.com/

Roberto Galati est un artiste des extrémités : le froid, le crépuscule, le silence sont ses domaines de prédilection. À ce point de risque pour la chaleur de la vie, il a développé en manière de viatique – ou de poche de résistance – une sensibilité tout aussi extrême. Pour l’exprimer il a choisi certains codes de la musique ambiante et du post-rock, à savoir l’étirement des textures, leur jeu avec la lumière, leur effilochement voire leur effondrement. On se rappellera son album Gletscher et on pourra réécouter avec émotion la pièce Mother (un thème qui a habité un autre de ses albums) donnée pour le CD accompagnant le Fear Drop 17.

Pour ses deux plus récents travaux, il a travaillé en collaboration. Penombra est un album réalisé avec un autre musicien italien, Federico Mosconi. Peut-être plus clair, en tout cas plus chaud que les travaux solitaires de Galati, Penombra semble couler lentement, pareil à une pâte qui se dégèle et réverbère le spectre lumineux aux différents étages de ses rubans inégalement liquéfiés. Des cordes principalement, de guitare, et une patiente érosion pratiquée par des traitements électroniques : le cœur de la matière est accessible sans décalage, mais aussi sans dommage pour l’émotion esthétique. Il n’est pas affaire triviale de mécanismes, tous leurs effets sont immédiatement observables, la vaporisation des harmoniques, la réverbération des résonances avant qu’elles ne s’affûtent en larsens, le grondement des boucles et, inexplicablement, ce secret de l’art qui fait d’une forme accomplie bien plus que la somme des géométries qui ont présidé à son édification, un souffle vertueux d’héroïsme polaire. Au loin se dessinent alors, dans une pénombre qui durera six longs mois, de subtiles lignes de cordes en vagues de bourdons mélancoliques qui se nourriront d’ombre pour réserver le minimum de clarté. Sous ce peu d’éclairage, économes sans lésine, les aventuriers arctiques ponctueront encore quelques strates glacées de tintements et de vibrations électroniques, accordant leur anguleuse technologie à la naturelle ductilité des cordes.

C’est probablement le fil d’une telle lame, si minérale, que Roberto Galati a voulu suivre sur l’album Silence [as a Din] – le silence comme vacarme. Singulièrement, cet album est moins textural que ses autres œuvres. Je m’exprime sans doute mal, je ne veux pas dire que la texture y est moins travaillée, tissée, allongée, éclairée, effrangée puis reprise, mais simplement qu’elle est au service d’une composition plus figurative où les accords, les boucles, les évolutions au seuil de la mélodie, font entrer le travail de Galati dans un domaine qu’il affectionne depuis toujours, celui d’un froid modelé par le post rock. Plus que My Bloody Valentine ou Labradford, deux extrémités d’un hypnotisme souvent cold, le modelé évoque volontiers le geste de Swans depuis la reformation. Sur cette épaisseur pleuvent des écailles rythmiques kaléidoscopiques, des notes choisies filées dans un mode mineur, qui s’étirent en pénombre triste, ici encore. Une voix est même convoquée épisodiquement, celle de Stella Talami, étirant l’empan jusqu’aux fondations de 4AD. Mais c’est encore dans le concept qu’il faut situer la genèse de ce disque car s’il accuse des formes plus marquées, il s’appuie sur une nécessité d’éternité, d’allongement du temps pour en faire une dimension physique observable, appareillée au rythme du monde, à tel point que son silence matriciel en devient révélateur de la cataracte de son que nous portons en nous.

Denis Boyer

Scanner – The Great Crater

8th avril 2018 by

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Glacial Movements

www.glacialmovements.com

 

Un cratère monumental se forme dans l’Antarctique, montre à l’examen des puits verticaux en son centre, au-dessous de quoi un lac liquide explique cette altération de la glace. La fragilité effective de ce qui semble le plus dur exemple d’une entropie du fond des âges panique jusqu’à la musique de Scanner / Robin Rimbaud qui a élu ce thème magnifique pour honorer l’invitation du label italien Glacial Movements. Il s’agit alors de rendre compte dans les textures glacées et habitées de méandres dégradant le bleu et le gris de toutes les cicatrices que le bourdon peut, à l’instar de l’inlandsis, présenter dans sa trame. Pour le principal, les pièces, assez variées, évoluent dans un répertoire de résonances romantiques, ébauchant comme un certain jeudi après-midi pour les unes la répétition lentement altérée d’un motif de piano, pour les autres celle du grondement de forces invisibles, enfouies sous beaucoup de noir ou trop de blanc.

L’approche très cinématographique, parfois concrète des introductions donne à chacun des morceaux la valeur métaphorique d’un de ces puits montés depuis la profondeur liquéfiée. C’est un nouveau voyage dans les fûts qui semblent chanter de voix distinctes, semblables en cela aux tuyaux de l’orgue. La lumière y ondule, tremble sur des tonalités différentes, faisant fredonner la glace que la débâcle fait pénétrer dans le domaine de l’expression. Un chant très patient qui procède du passage du vent glacé sur les parois du puits. En demi-teinte, parce tant la nuit semestrielle que la glace diaphane obligent l’œil à percer l’épaisseur, cette musique de l’exaltation du froid vibre d’harmoniques mystérieux : le mystère rendu ici, plus encore que le romantisme des esquisses mélodiques, prend forme dans le nuage où les silhouettes, venues des fonds bleutés, d’abysses subcontinentales, font oublier les directions, vibrent d’un grondement primordial qui évoque – mais on est pourtant loin de toute musique industrielle – les grandes fabriques, les hauts-fourneaux, les forges telluriques que chaque mythologie serre en ses plus anciens récits. Et si le grand cratère de Scanner en était une voie d’accès musicale et magique ?

Denis Boyer

BJ Nilsen – Terroir (3’’ CD)

24th mars 2018 by

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Ferns Recordings

fernsrecordings@free.fr

Pour Terroir, BJ “Benny” Nilsen a choisi de rendre compte du processus d’élaboration de vins autrichiens en captant les sons des vignobles (le « terroir »), de leur récolte, de leur fermentation durant la vinification. Cela surprendra ceux que la nature généralement austère de sa musique pousserait à imaginer un homme ascétique. Mais Benny est un bon vivant et il a tenu à illustrer ce qui semblera un paradoxe avec ce disque, éloigné de ses thèmes d’élection (la ville, la nuit, les éléments, ou les ambiances sombres de ses premiers travaux sous le nom de Hazard). Terroir est une musique concrète assez riche et homogène dans le même temps pour générer deux types d’images ; les premières sont dues aux captations reconnaissables, moteur, déversement du jus, action de machines ; les autres, presque plus nombreuses, profitent de l’écho des grands espaces pour se disperser dans l’anonymat et développer avec ampleur des harmoniques inattendus.

L’on pénètre ainsi au fur et à mesure dans plus de résonances, toujours plus de résonances, traversées d’un flux vertical, dont on ne saurait précisément définir la direction, descendant comme l’écoulement, ascendant comme le travail patient de la fermentation. C’est alors que l’alchimie musicale prend toute sa valeur, ce beau travail est celui de la fermentation des sons autant que cette autre des grappes, qu’il illustre. Malléable, ductile et vaporeux suivant le lieu de sa robe, Terroir s’entend presque comme une aventure – les pas qui parfois progressent, le disent aussi bien que les moteurs – et les stations mettent l’oreille dans l’ivresse des vapeurs d’une lente chimie du son et de sa brillance : déambulation dans les harmonies des chais, immersion dans le diaphane qui diffracte les harmoniques aussi bien que le verre face à la lumière dévoilera les dégradés du jaune ponctué par la plus pure tache d’or.

Denis Boyer

John 3:16 – עשר

17th mars 2018 by

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Alrealon Musique

www.alrealonmusique.com

 Borges, pour qui la théologie était une variété de la littérature fantastique, pointait avec amusement que la plupart de ses compatriotes argentins croyaient au paradis sans s’y intéresser, alors que lui n’y croyait pas mais s’y intéressait. Dieu est mort, les dieux sont morts. Mais sans leurs récits nous serions orphelins. Tout mythe dit pourquoi le monde est tel qu’il est, et les contingences des personnages qui y circulent sont autant de miroirs, plus ou moins déformants, d’une forêt de symboles dans laquelle nous ne cesserons d’errer. Il faut donc louer Philippe Gerber, alias John 3:16, pour sa musique jalonnée de lieux, de moments ou de figures mythiques, à la puissance évocatrice d’immensité cosmogonique ou de profondeur infernale. Les titres de ses morceaux sont autant de promesses réalisées d’une échappée poétique chargée d’un tel symbolisme, de même que son pseudonyme qui très certainement suggère le verset de l’Évangile de Saint Jean, célèbre en ce qu’il résume l’essence du christianisme, mais l’on peut aussi choisir de se reporter au texte d’un autre Jean, celui de Patmos, dont le verset 3 :16 de l’Apocalypse dit « Ainsi, puisque te voilà tiède, ni froid ni chaud, je vais te vomir de ma bouche ».

Son précédent album Visions Of The Hereafter – Visions Of Heaven, Hell And Purgatory permettait de saisir toute la richesse mélodique et rythmique (envoûtantes lignes de basse) d’une rutilance aux tempéraments alternés. Forte d’une telle ambigüité, sa musique post rock magmatique et cold dans les mêmes arpèges (il existe des précédents magistraux de la résolution de ce paradoxe tels le Pornography de The Cure et une grande majorité de la discographie de Nadja) se fait le véhicule des images qui varient d’un soleil vainqueur à une nuit apocalyptique. Les titres de nombreux morceaux de la compilation anniversaire עשר (10 en hébreux) traduisent ce moment ultime entourant la parousie : The Sun Shall be Turned Into Darkness, La Fin absolue du monde, The White Horse… Des effluves de métaux vaporisés comme sur Judith, où un motif hypnotique se déroule de manière plus claire, voilà les variations de densité d’un bain de matière noire, ambrée et magenta. Cold wave, ambient cosmique et drone forment les rubans dans cette pâte minérale jouant l’enchevêtrement et la circonvolution des motifs de l’agate. Monde ouvert jusque dans ses versants les plus nocturnes (The Sun Shall be Turned Into Darkness), la musique de John 3:16 met en scène sans dicter de scénario, elle évoque le mythe et le sacré sans user du rituel rebattu. Ce travail patient sur la résonance de cordes, s’approchant parfois de Fear Falls Burning ou Thisquietarmy, épouse la forme d’un imaginaire psychédélique, et cette compilation montre l’ouverture et la maîtrise d’un geste tourné durant dix années.

Denis Boyer

Cent Ans de Solitude & Flint Glass – Sprengbagger 1010

8th mars 2018 by

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Les Nouvelles Propagandes

lesnouvellespropagandes@gmail.com

 

Un homme montre le déchirement existant entre la nostalgie de ses racines rurales et le progrès technique ravageur que ses talents d’ingénierie vont précipiter par la mise en œuvre de sa monstrueuse machine excavatrice. Voici le thème de Sprengbagger 1010, film de 1929, que Cent Ans de Solitude (J.-Y. Millet qui anime le label Les Nouvelles Propagandes depuis le milieu des années 80) et Flint Glass (G. Trémorin) ont éclairé de leur musique. La tâche est compliquée, on le sait ; créer l’accompagnement d’un film muet demande le respect scrupuleux non seulement de l’œuvre, mais aussi de son script, c’est-à-dire impose des rythmes et des densités, des tensions et des éclairages qui sont extérieurs et antérieurs à la musique. L’exercice exige dans le même temps une démarche assez originale pour ne pas se cantonner à la musique à programme, pavlovienne. En un mot une appropriation respectueuse.

Sans avoir vu la projection pour laquelle le duo a travaillé (déjà présentée à Paris en 2016 ainsi qu’au festival de Wroclaw (Vratislavie) en Pologne le 2 novembre 2017), il est acquis que la synchronisation a été au cœur du dispositif. Il reste à examiner pour qui souhaite écouter l’album témoignant du projet, l’autonomie musicale des compositions, de leur agencement et leurs différentes vertus. Il n’est pas question de trahison de l’œuvre lorsqu’il s’agit des différentes images et symboles que lève un « soundtrack », puisque c’est avant tout sa vocation. Le duo français a pris à sa charge d’interpréter, dans ses styles de prédilection, la fameuse tension au cœur du film de Carl Ludwig Achaz-Duisberg, et surtout le rôle central de la machine qui, moderne moloch, épuise la substance et la volonté du travailleur. Les compositions, la plupart de courte durée, emmagasinent chacune la vitalité de la puissance industrielle, la virtualité des vapeurs de la machine, sous forme ambiante, bourdonnante et fluctuante, et les différents appels à un retour pastoral lequel très étrangement semble résonner sous forme de mélodies, ou d’évocations mélodiques, électroniques qui parfois se reconvertissent en sifflement de vapeur. Ces vagues, l’apport de Flint Glass, ne cèdent en rien de leur identité et traduisent la lumière, les espaces ouverts, un âge d’or aussi sans doute – avec toute la part de fantasme qu’une telle notion induit. À aucun moment l’exercice n’obéit à ce que l’on appelle depuis des années l’électro-industriel. L’équilibre se fait ailleurs dans une pression dramatique et, des sons de l’industrie (les chaînes sont manipulées en direct) à ceux d‘une machine électronique, il y a fusion au service d’une tension. La part assumée de rétrofuturisme cligne de l’œil vers une époque encore imprégnée artistiquement de Futurisme, mais aussi, répétons-le, signe une approche originale et assumée de l’affrontement nature vs. technologie, comme si l’homme était engagé à exprimer jusqu’à sa naturalité par le truchement unique de ses appendices technologiques. Sans que la musique y ressemble si souvent, c’était aussi la réussite, au cours des années, de ce grand projet polymorphe que fut Coil.

La qualité des trames, des éclairages de Sprengbagger 1010, de cette bande-son, l’arrivée toujours à propos des plages ambiantes dans une couleur industrielle mesurée, constituent, à mon sens, l’une des réflexions musicales récentes les plus abouties sur le modernisme parvenu à ses limites après la Première Guerre Mondiale, la première guerre industrialisée.

Denis Boyer

Eraldo Bernocchi & Netherworld – Himuro

5th février 2018 by

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Glacial Movements

www.glacialmovements.com

 

Si le froid est un pas marqué vers l’entropie, il arrive que sa poétisation emprunte d’autres voies que celles de l’immobilité. Que l’on s’intéresse au flocon, au cristal de glace, c’est le contour et ses angles qui surgiront, en pleine lumière, emplissant l’écoute. Avec de nombreuses sources sonores fournies par Alessandro Tedeschi / Netherworld (le fondateur du label Glacial Movements), Eraldo Bernocchi a composé en suivant strictement le code ciselé d’une esthétique glacée pour le moins, vedettisée par des labels tels Mille Plateaux ou Kompakt. Autour de son pied rythmique se réverbèrent des plaques parallèles de courbes argentées, ailettes de sandales mercuriennes qui projetteront le voyage sur des landes ambiantes arctiques parfois moins escarpées mais souvent ponctuées d’une géométrie bleutée et cliquée. Une transe s’élève, naturellement, reprise par la mesure 4/4, et nimbée de vagues finement tissées sur une trame de cordes.

Peut-être extrêmement sensible à tant de réverbération, le manteau neigeux érige en manière d’éveil, de très élégantes stridences qui s’agrègent un fredonnement lumineux – hallucination des glaces – aux vapeurs mélancoliques. C’est peut-être à ce moment que la boucle totale, le son infini comme celui de la guitare de Michael Brook, déploie son plus large horizon, suréclairé de lumière solaire. De loin, les crènes des montagnes sont à peine des échancrures et ce sont ces détails que le miroitement glacé fait osciller. C’est en focalisant à l’extrême sur cette dentelure que la musique devenue ambiante glacée fait resurgir sa vascularisation technoïde, héritée par la médiation de Gas ou Noto, de la pulsation des fondateurs Phaedra et Rubycon de Tangerine Dream, musique chill-out avant même qu’il fût question d’un quelconque « chill-in ». Chill, tout simplement chill, le frisson, la bravoure – la bravade – de la dentelle de glace devant le soleil qui aura raison d’elle. Musique de ce frisson allongé, danse du flocon sous trop de lumière et partition de sa ciselure, Himuro est, à l’image de l’antique chambre froide japonaise dont il tire son nom, un disque d’isolement, une autarcie de la mélancolie glaciaire. C’est la musique du refus de la fusion, la magnifique et déchirante volonté de prolonger en de précieux instants le dessin de la glace, avant qu’il disparaisse, avalé par la pâte boueuse de la débâcle.

Denis Boyer

Michael Begg – Titan: A Crane is a Bridge

10th janvier 2018 by

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Omnempathy

www.omnempathy.com

 A Crane is a Bridge, une grue est un pont… Michael Begg ne s’est pas tant éloigné de sa pente nocturne qu’il y paraît. Commissionnée pour l’exposition festival Sonica, l’installation Titan: A Crane is a Bridge a été présentée à Glasgow à la fin d’octobre 2017, au sommet d’une grue Titan haute de 150 pieds. Des harpes éoliennes installées et captées en temps réel, un traitement électronique et plusieurs autres cordes ont servi de matériau à cette œuvre composée de six morceaux. Deux d’entre eux sont directement intitulés Aeolian Harps, le vent qui y souffle n’est pas l’ouragan qui dévaste, c’est un vent calme, d’altitude naturellement, mais qui sait se lover, se détendre, et tous ces mouvements impriment sur les cordes qui font vibrer pareillement l’oreille, une tranquillité inclinant à la rêverie, et de la rêverie au rêve il n’y a souvent qu’un pas. La nuit s’ouvre, soutenue par l’obscurité de toutes les musiques, naturelles, jouées ou traitées, qui peignent l’album. Il suffit d’un seul sifflement du vent, plus cinglant, plus tranchant que les autres, pour ouvrir après les premières minutes de la première plage, le souffle de romantisme nocturne qui définit souvent la musique de Michael Begg, qu’il enregistre sous son propre nom, sous l’alias Human Greed, ou comme membre de Fovea Hex. Dès ce moment, ce glissement dans la nuit aux étoiles, le vent s’abouche aux autres gestes du musicien, il concède sa participation, docile aux doux effleurements qu’il produit de son côté sur les cordes sensibles de la harpe éolienne. Les fuseaux d’orgues lui répondent, dans une respiration de lumière crépusculaire, un allongement cuivré qui achève de brouiller une vue déjà submergée par l’élan du cœur. Pourtant, Michael Begg évite comme chaque fois l’écueil du sentimentalisme, il évoque sans interpréter les possibilités d’une introspection sollicitée par la puissance élémentale du vent et sa domestication dans les mains du musicien, habile aux cordes ou aux touches. De la même manière les fuseaux tremblants les plus abstraits, quand il est redonné toute la parole au vent, semblent guider Michael Begg sur la couleur, le timbre, qu’une telle œuvre doit entretenir. Lancelot traverse le Pont du fil de l’épée. Et ce qu’il rapporte, c’est l’art, nous dit Quignard. Pour Michael Begg, une grue est un pont…

Denis Boyer

Fret (Mick Harris) – Over Depth

6th décembre 2017 by

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Karl Records

www.karlrecords.net

 Il en est sans doute qui portaient le deuil de la musique de Mick Harris, craignant qu’avec sa disparition des réseaux sociaux, qu’avait précédée sa mise sous silence musical (le dernier disque de Scorn date de 2011) sa retraite serait permanente. Non, il était simplement question de patience. Je n’imagine pas Mick Harris vivre sans composer pas plus que le poisson ne tolère la mise au sec prolongée. Le tropisme abyssal de Mick Harris l’a fait replonger, et c’est, contre toute attente, sous un autre pseudonyme que Scorn. En 1995, Resonance, éphémère filiale française du label anglais Downwards, publiait un vinyle trois titres de Fret, alias de Mick Harris qui, explorant résolument le domaine du rythme, ne doublait pas les structures de Gyral, le premier album de Scorn a avoir été réalisé par Harris réalisé seul, complexe variation autour de rythmes hop, de basses dub et de motifs luminescents. Le Ep de Fret était quant à lui plus « mathématique », dans la même mesure que l’album Logghi Barogghi de Scorn, avant même la sortie de celui-ci. J’avais parlé, en chroniquant Fret dans Fear Drop 3, de « respirations mécaniques ». Il s’agissait bien de cela, Mick Harris jusque dans les plus sèches de ses propositions, a su projeter la complexité d’un organisme et de ses fonctions. Mais Fret fut le projet d’un seul disque, lui-même peuplé de trois morceaux simplement. Pourquoi cet alias ressurgit-il pour le retour en musique de Mick Harris, au lieu du très attendu Scorn ? Peut-être en raison de cette attente même ? Parce que nul engagement ne saurait désormais le retenir ? Ou par souci anti-commercial, un souci qui a toujours caractérisé Mick Harris…

Ou peut-être faut-il, en examinant ce retour de Mick Harris, être attentif à la forme même de sa musique, et que ce nom de Fret désigne le projet, absolument différent de Scorn. Il y a eu, dans la discographie de Mick Harris, un morceau que j’estime de la plus grande importance. Intitulé Tap, il fut publié sur la compilation Sub Rosa L’Inachevé en 1996. Il est remarquable en ce sens qu’il inverse les prérogatives des sons rythmiques et mélodiques. Sur Tap, c’était le piano qui jouait la boucle autour de quoi tournaient les complexes formes virevoltantes et pointues de la composition percussive. De la même manière, ce retour de Fret dessine les entrelacs percussifs aussi libres que des motifs décoratifs fin de siècle, obéissant à une géométrie qui laisse toute apparence à la courbe. Derrière, et parfois dedans, s’élèvent quelques brumes, quelques vapeurs qui, par réaction chimique, se font anguleuses et cloisonnent les instants dans une scansion rythmique. Pourtant, je peine à qualifier cette musique de véritablement industrielle. Elle porte le poinçon d’un artisan à l’écart, « au-dessus de la ville », ici-même au-dessus des profondeurs car ce qui marque Scorn est définitivement attaché à la basse, alors que Fret percute, s’envole puis repercute, nage et s’enroule, se festonne de cuivre (Murderous Weight), puis repercute. Tout l’art de celui qui fut un batteur d’exception se redéploie alors, au-delà même des savantes constructions jamais menacées d’effondrement, entêtantes comme une végétation psychotrope, jusque dans les échappements de leur parfums, épousant leur forme tel un nimbe, en station atmosphérique et soumises ainsi à d’autres pressions, suspendues entre la profondeur et la lumière, entre l’abysse et l’anamorphose de la surface, pour un périple en eau trouble.

Denis Boyer

Sum Of R – Orga

19th novembre 2017 by

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Cyclic Law

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 Reto Mäder (que l’on connaît aussi pour son electronica accidentée sous le nom de RM74), ouvre le nouvel album de Sum of R par l’enregistrement du medium convoquant en 1936 – sans succès ! – l’âme de Robert Houdin, Houdini, qui avait promis à son épouse une ultime évasion : échapper à la mort. Ce même enregistrement a été utilisé récemment par Sonic Area sur Music For Ghosts, et comme Sonic Area, Sum of R semble jouer ici une musique de l’outre-monde. Peut-être moins physique que son premier album, qui faisait résonner le souvenir de Zero Kama, Orga confirme Sum of R dans un univers postindustriel mais les différentes formes d’obscurités qui y cohabitent balaient un spectre bien plus large que le seul rythme de l’aciérie. Les boucles de basse retentissent en écho d’une cold wave rituelle à la Virgin Prunes ; voyons-les comme les premières manifestations de ces limbes d’où l’esprit d’Houdini était censé répondre mais ne l’a pas fait – l’autre dirait « Si je meurs, je meurs » –, une lente cérémonie d’entrée dans le monde spirite cher à Théophile Gautier. La suite de l’album, dans une ombre épaisse que, transfiguré par l’introduction, l’auditeur peut désormais percer de son regard, se déroule en un lent chemin de tintements, faisceaux d’orgues, plaintes de cordes… Il faut insister sur ce qui permet de distinguer l’album d’un énième ersatz dark ambient, un réel talent de l’économie dans cette mise en scène nocturne, rehaussé par quelques percussions et surtout par le choix des textures et des micro-minéralisations qui ponctuent la voûte comme autant d’étoiles. Ce scintillement se retrouve, tel une respiration, dans les flux et les reflux de la vague d’harmoniques dont le travail de chauffe fait lever un fantôme vocal, un fredonnement absorbé par la voûte puis renvoyé en ondulation circulaire. Le temps même s’oublie dans ce mouvement repris sur chaque pièce, au long de l’album, proche en cela d’une respiration, faisant du versant des morts, de la nuit éternelle, non plus un lieu, mais un organisme : une musique inspirant, expirant, diffusant dans ses plus larges artères comme dans ses plus infimes capillaires la distillation des bitumes élégiaques.

Denis Boyer

Bass Communion – Sisters Oregon (10’’ EP)

4th novembre 2017 by

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Substantia Innominata

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 Pas plus que le EP Dans la montagne de Lionel Marchetti, qui fut construit exclusivement d’enregistrements pratiqués dans une salle de kendo, Sisters Oregon de Bass Communion ne justifiera sa musique par son titre (renvoie-t-il aux trois montagnes de Sisters, ville de l’Oregon ?). Bass Communion est sans aucun doute le projet le plus rare de Steven Wilson. Qu’il enregistre seul ou dans la complicité (Robert Fripp, Muslimgauze, Vidna Obmana…), Steven Wilson réserve à Bass Communion sa part la plus mystérieuse, la plus nocturne, la plus aveugle. Examen de la vague d’agate qui refroidit le courant de nuit, cette musique que l’obscurité ne suffit pourtant pas à définir, joue considérablement du temps, jusqu’à frôler la mort comme sur le grave Loss, publié il y a quelques années par Soleilmoon (label basé dans l’Oregon…). Aussi bien, Steven Wilson n’a-t-il pas déclaré que sa principale influence pour Bass Communion est le magistral double album de Tangerine Dream, Zeit, publié en 1972 et marquant indubitablement l’origine de ce qu’on nomme désormais dark ambient ?

Les deux faces de cette nouvelle page du codex Substantia Innominata (division du label allemand Drone Records) peuvent bien être composées en partie avec des sons extraits de chœurs masculins, elles sont portées par un chant céleste et chtonien dans le même temps, un paradoxe de lumière sombre : le fuseau se déforme légèrement autour des menues scories qu’il charrie, et s’éploie dans son étagement d’harmoniques, la luminescence du drone le plus subtil. La deuxième pièce débute ainsi en parfaite suspension, magnétisée également par le haut et le bas, ondulant aimablement dans le jour décroissant, absente peut-être au regard de celui qui reste inattentif aux vibrations secrètes du monde. Pour les autres, la navigation mène au retour des fantômes de voix, rappelant tant les pionniers allemands précités que le Lux Aeterna de Ligeti.

C’est un exercice peu aisé que réussit chaque fois Steven Wilson quand il s’incarne en Bass Communion, et ce retour le confirme : il explore les innombrables variations du gris, suspend dans cette décomposition harmonieuse les fibres du temps, les détend, les tisse, et les déploie dans son irradiant espace intérieur.

Denis Boyer

Janek Schaefer – Glitter In my Tears

2nd novembre 2017 by

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Room 40

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 Je n’ai jamais pu penser la musique de Janek Schaefer autrement que comme mélancolique et lumineuse dans le même temps. Glitter In My Tears peut s’entendre en ce sens comme un manifeste confirmant ces dynamiques, un pont entre nuit et jour. Zone liminale de choix, la musique de Janek Schaefer est un crépuscule encore très solaire, un triomphe de l’astre dénudé, aux portes du sommeil, projetant ses rayons les plus rosés, carnés.

L’artiste nous dit que l’album est une collection, réfléchie et raisonnée, composée « au cours des dix dernières années, quand la plupart des gens dorment dans le noir alors que les plus chanceux dansent encore sous la lumière. » Ces moments brumeux, intermédiaires, J. Schaefer les traduit par les longs fuseaux d’harmoniques dont il est un des principaux artisans, par la qualité d’un souffle qui emprunte au vent sa profonde sensualité et sa virtualité voyageuse, par les crépitements qui minéralisent la fontaine comme les nœuds parsèment le bois, comme la silice signe la terre cuite. Vingt-six morceaux, autant de vignettes ensommeillées, émerveillées, contemplations de la texture, d’un ciel musical où pour sa dernière représentation le soleil festonne les nuages et, disparu, peuple encore la nuit par persistance rétinienne – les étoiles seraient-elles, dans la nuit claire, autant de phosphènes fantômes de notre soleil ? La qualité de l’ondulation, sa ductilité font de chacune des pièces de Glitter In My Tears le témoin unique d’un instant émergeant du rêve: discrètement soufflante, bouclée d’un vestige orchestral.

Ce n’est assurément pas le disque le plus marquant de Janek Schaefer, pourtant il se montre aussi précieux que ce reliquat du songe, au matin, dont on sait que les minutes à suivre l’exileront de la mémoire. Nous avons le loisir, au contraire, de rejouer les petits brillants salés de Janek Schaefer, chaque fois que la nuit consentira un peu de lumière.

Denis Boyer

O Yuki Conjugate – Tropic (CD ou LP)

4th octobre 2017 by

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Auf Abwegen

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 Pour beaucoup, l’album Equator d’O Yuki Conjugate, publié en 1995, fut et est encore une borne, un repère où menaient divers courants tous plus ou moins marqués de couleurs musicales franches : musique industrielle, ambiante, d’influence ethnique… Equator, quatrième album du groupe, est à cet égard, et pour la qualité de ses compositions, leur chef d’œuvre. Produit par Paul Schütze, il incorporait de très nombreux instruments, la plupart exotiques, et parfois cette basse que l’on entendait précisément sur les albums de Paul Schütze et que Paul Smith (Blast First) fit onduler si élégamment lorsqu’il accompagna le musicien australien sur scène. Paul Schütze et les musiciens d’O Yuki Conjugate n’ont pas seulement donné la couleur parfaite d’une époque qui célébra l’ethno-ambient, ils ont, tout autant qu’Eno et Jon Hassell avec Possible Musics, et dans leur sillage, laissé sur le paysage un disque indémodable, tout en lentes respirations humides, en reptations arborescentes, en ondulations lumineuses. Il était moins question qu’aujourd’hui de field recordings. Je ne crois pas que leur ajout aurait augmenté le disque d’aucune manière, il portait déjà l’évocation de la forêt équatoriale, restant à chaque moment éminemment musical. Point de référence à l’aune duquel je suis souvent amené à mesurer d’autres compositions, il reste le modèle auquel je compare l’Orbus Terrarum de The Orb, et non l’inverse.

Un peu plus de vingt ans après Equator, Andrew Hulme et Roger Horberry (le « noyau » d’OYC) ont ressorti des bandes datant de l’époque d’Equator, et en quelques mois en ont façonné deux nouveaux morceaux (The Fate of Less Valuable Animals et Darkness Was Here Yesterday), qu’ils ont réunis sous le nom de Tropic. De l’équateur aux tropiques, de 1995 à 2017, le monde d’O Yuki Conjugate est resté le même. Ce sont les densités, les éclairages, les durées qui ont évolué avec la latitude.

Aussi luxuriante que celle d’Equator, la vie de Tropic est aussi plus allongée ; ce n’est pas uniquement la longueur des morceaux (environ 25 minutes chacun, l’édition en LP prend tout son sens), mais aussi leur métabolisme, qui semble se modeler sur les plus impondérables ambiances d’Equator. Si ce dernier était un disque pluvieux, Tropic est brumeux. Ce qui n’empêche pas de trouver, en de multiples endroits, les liens serrés qui les unissent. Le second répond véritablement au premier. C’est d’ailleurs sans surprise que l’on entend sur la première pièce une manière de fredonnement, une séquence empruntée à l’introduction de Skinned, le quatrième morceau d’Equator (les morceaux d’Equator se prêtent de toute manière à la réinterprétation, comme l’avait montré avec bonheur l’album de remixes Sunchemical en 1995). Tropic, de la même manière que son aîné, s’ouvre en lumière, en vague de lumière, et se peuplera progressivement de motifs, à l’arrivée toujours discrète, mais aussi notables que des rythmes dans la partie finale de Darkness Was Here Yesterday ou des résonances boisées. Ce sont autant de reliefs dans ce terrain onirique et mouvant, jamais fracturé.

L’air vibre, chargé d’embruns cuivrés, d’insectes furtifs et de froufroutements de feuilles. Derrière les troncs, des mirages semblent jouer à cache-cache, ils respirent lentement et se déploient jusqu’à se confondre avec l’atmosphère. C’est bien affaire de respiration et, intimement plongé dans le déroulement de cet ambient dynamique, en parfaite familiarité, on se laisse happer à son tour par le sinueux des nappes, les torsades d’harmoniques, et l’on accorde son propre souffle à la matière de ces deux tropiques crépusculaires.

Denis Boyer

Thisquietarmy – Democracy of Dust LP

10th septembre 2017 by

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Midira Records

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Eric Quach alias Thisquietarmy est de cette génération de musiciens qui ont donné une nouvelle vie à la guitare, repensant, comme l’ont fait en différents endroits, différentes époques Robert Fripp, Thurston Moore ou Justin Broadrick, l’écoulement du temps sur les cordes. Des blocs de son, le drone, la fontaine d’harmoniques, signent la géographie de ses pièces musicales, tout comme celles de son compatriote canadien Aidan Baker. Une recréation, une inventivité qui se nourrit presque exclusivement des cordes, lesquelles deviennent génératrices de tonalités, bouclées, traitées jusqu’à former les nombreuses couches d’une musique complexe où la répétition et l’évolution s’apparient au cœur d’un même bouillonnement respirant. Dans ces conditions, la guitare suffit comme source, intensifiée par ses nombreuses boîtes et pédales. Thisquietarmy, c’est en quelque sorte le « One Man Army Corp » du drone de cordes, et c’est pour cette raison que les apports synthétiques sont habituellement presque inexistants dans la musique d’Eric Quach.

Pour Democracy of Dust, il a précisément choisi d’initier ses morceaux avec des séquences de synthétiseurs qu’il a enregistrées à Sao Paolo. Plus tard, il les a festonnées de ses cordes, vernissant de couches ambiantes ses distorsions maîtrisées. Il s’agira d’observer combien la fusion des cordes et des touches a été opérée de manière organique. Pour l’exemple, la pulsation ouvrant l’album donne le cœur artificiel d’un flot d’harmoniques vibrants, exsudé des cordes où coulent le chorus et le delay. Presque dans chaque pièce des deux premiers tiers du disque, se déroule une pareille colonisation du synthétique par la corde, de son absorption ou, mieux dit, de son assimilation. Le rythme, la séquence de la machine se muent peu à peu en oscillation inconsciente autour de quoi tournoient en une danse savante les proto-mélodies du guitariste, offrant dans cette cadence à entendre un nimbe cold wave qui s’augmente du discret ajout de clavier. Les résonances aussi en tirent profit (c’est une musique au bord du temps, de la fragmentation de la boucle en mélodie, et la formule n’a pas changé), comme dans la fragile apparition de Transhumanism. À peine pourrait-on reprocher l’épaisseur industrielle du mécanisme ouvrant le morceau The Harbinger, mais c’est pour laisser, symboliquement et effectivement, une plus large marge de manœuvre aux synthétiseurs très cosmiques qui suivront dans ce morceau. La place est alors justement partagée, les rôles équilibrés entre la guitare et le synthétiseur, et l’on pense au Ricochet de Tangerine Dream pour une partie de morceau, influençant les suivants, les deux derniers de l’album, retrouvant les teintes mélancoliques d’une musique qui raconte plus que jamais, au sol ou au-delà de l’atmosphère, comment la vapeur de son apprend à se condenser.

Denis Boyer

Fovea Hex – The Salt Garden II

22nd août 2017 by

Headphone Dust / Die Stadt

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 Il est des histoires fantastiques dans lesquelles on rêve chaque nuit du même monde, dont le décor change insensiblement, où les mêmes êtres sont présents, des rêves qui portent une vie parallèle. Mais enfin, pour que celle-ci se distingue de la vie réelle, il lui faut un goût, une densité, une couleur, une hygrométrie, que sais-je encore qui, combinés ainsi, ne se rencontrent que dans l’imagination, en un mot il lui faut cette étoffe du rêve. Ainsi du Little Nemo de Windsor McCay, ainsi de La Cité des songes de Rudyard Kipling…Un rêve qui n’échappe plus sans pourtant se laisser domestiquer, un rêve dont on est l’habitant… Il en est de même de la musique de Fovea Hex, ce groupe formé autour de Clodagh Simonds. Une première trilogie, Neither Speak nor Remain Silent, où se réalisait le koan zen (« Ne parle ni ne te tais »), une musique véritablement logée entre le silence et le son solidifié, au cœur de quoi la voix suspendue – affranchie de l’attraction sans sacrifier sa gravité – se trouvait parfois happée en un  instant anéchoïque (Bloom) ; puis un album, Here Is Where We Used to Sing, à la justesse mélodique intemporelle, avaient plaqué l’empreinte d’un phénomène musical aussi étrangement familier et inaccessible que les mondes de sérénité utopique que l’on fréquente en rêve, y retrouvant demeure à volonté.

La nouvelle trilogie, The Salt Garden, s’est ouverte par un premier EP en 2016 – j’avais parlé d’ « un point de vibration qui prononce la fin ou le début de la fragilité ». Cet espace d’équilibre, ou se suspend tant la lumière que le souffle, la pesanteur que l’évanescence, le mouvement que le minéral, a pris pour emblème ces croissances minérales que l’on joue à créer en manière d’agrément (« jardin de sel »). Réduit, précaire, mais reproduisant en vertige fractal la beauté complexe et illimitée de la formule du monde.

The Salt Garden II prolonge donc l’exploration de ce monde situé dans les interstices du rêve éternel. Symbolisme et romantisme y vivent leur plus sobre expression, dans un pastoralisme au couvert de nuages courant sans menace. La voix de Clodagh Simonds (souvent réverbérée sur plusieurs pistes) traverse, telle la courbe des collines, telle le cours du ruisseau dans l’herbage, miroitant de fugitives étincelles, un paysage musical aux formes dociles comme l’herbe au vent (violon, claviers…). Les paroles de Clodagh Simonds chantent ce ciel où la lumière coule au travers de nuages, inondant pour un instant les champs de l’existence singulière. Elle chante l’extase de saisir ces courants de lumière, jusqu’à fondre sa voix, dans le morceau All Those Signs, avec celles de Laura Sheeran et de Brian Eno, venus alimenter le faisceau. Michael Begg et Colin Potter, magiciens de l’expérimentation expressionniste, sont toujours les discrets et patients jardiniers de ce paysage, dont l’art du flou l’emporte sur celui de la barrière. Ils finissent, peaufinent le tracé onirique : la rosée que Colin Potter disperse sur les pianos de Clodagh Simonds dans le morceau de fermeture, Piano Fields I, tremble de ses petits feux, à moins qu’il ne s’agisse des phosphènes qui tapissent les paupières du rêveur au seuil du réveil.

Denis Boyer

Phonophani – Animal Imagination

14th août 2017 by

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Hubro

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 Les chemins du paysage musical sont le plus souvent comme les tableaux romantiques, dépeuplés. Quoi de plus juste pour une âme errante, en désir d’épanchement, qu’une vaste étendue sans silhouette fâcheuse, sans fumée pour signaler le village qu’il faudra éviter, si le voyageur a pour vocation profonde de se retrouver seul face à une nature reflétant sa « nostalgie de l’unité » ? C’est à peu près ce que le musicien norvégien Espen Sommer Eide avait donné à entendre dans ses rares albums réalisés sous le pseudonyme Phonophani, pour les labels Biophon ou Rune Grammophon. Pour l’essentiel des paysages ouverts, des vagues élégantes et une subtile draperie d’accidents minéraux, traversés de fontaines d’harmoniques.

Aujourd’hui avec Animal Imagination, il se lance dans un voyage différent, dont la présentation de principe : « I started hammering the keyboard with my paws, the sound rushing past me like wind while running. There was no composition or reasoning, just the beating of blood in my ears. I was finally making music like a dog. »,  donne le ton d’une inspiration shamanique.

Le paysage est cette fois intérieur, transcendantal, il balaie les visions d’un esprit primordial, habité d’une ardeur animale, libéré si l’on peut dire des paravents de la civilisation. C’est semble-t-il le projet de cette belle musique ambiante qui rend compte d’une communication vers le contenu, un « espace du dedans » pour reprendre les mots de Michaux qui se connaissait en états d’altération de conscience.

Ainsi, usant d’un lexique éprouvé  (On pense tant à Fennesz qu’à Tangerine Dream ou à Zoviet France), sons granuleux et étincelants dans le même temps, faisceaux de lumière synthétique ou issue de cordes échappées du temps, à quoi il ajoute, nous dit-on, des sons produits d’appareils qu’il a lui-même créés, Phonophani réinvente son langage, le vivifie hors de la raison. Il fait tournoyer ses particules lumineuses, de calibres variés, échauffe leur structure dans une boucle héritée des minimalistes américains, jusqu’à, rendu à la température idéale, mettre le train des sons tout entier sur le rail circulaire. Imaginons une caravane d’insectes bigarrés en ellipse autour d’un unique photophore… Cette épopée stroboscopique expédie ses reflets en d’innombrables globes lumineux ; des sons comme ceux que produirait, plus par goût que pour tromper l’ennui, un insecte prisonnier d’une ampoule de verre dansant un ballet compliqué, dévoilant à l’esprit shamanique le fredonnement mélodique qui s’y nichait.

Denis Boyer

Ensync – (s/t) LP / Gouffre – Incubus/Succubus LP

21st juillet 2017 by

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213 Records

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Les deuxième et troisième volumes de la série « Synesthetic Alchemy » du label messin 213 Records ont en commun, outre le goût de l’expérimentation, de l’improvisation, d’être mis en œuvre par le batteur Bastien Champenois.

La première fois dans un duo, Ensync, avec le musicien italien Riccardo Gamondi crédité à « l’espace » alors que B. Champenois l’est « au  temps ». Comprendre que la batterie, le rythme du Français, est retravaillé, retraité, « spatialisé » par l’Italien. La cadence réservée aux tomes est souvent chaloupée, pour des séquences répétitives proches d’un rythme cardiaque nocturne, crocheté de loin en loin par le rêve. Autour de cela les manipulations sonores de R. Gamondi montent en vagues, de lumière ou de terre, voire d’ozone crépitante, une lente phase nuiteuse, une patiente sudation le long de stalactites.

Filant la métaphore spéléologique, on descendra plus loin avec Gouffre, groupe dans lequel B. Champenois est percussionniste, jusqu’à une chambre d’inquiétude où règne une tension rituelle – peut-être y invoque-t-on des démons mâles. Les percussions sont désormais reconnaissables, reprennent un jeu éprouvé par nombre de formations postindustrielles. Mais elles ressurgissent ici dans plus d’organicité, et autour d’elles bourdonnent des cordes de diverses hauteurs. Le fond cesse alors d’exister comme repère solide, devenu aussi précaire que le temps. Le voyage devient stupéfiant, convoquant des voix (tirées du film Incubus, de 1965), aboutissant, sur la seconde face, consacrée aux succubes, à la libération bouillonnante du magasin d’énergie tellurique, dans une montée rock chevauchante évoquant Skullflower. Et la chaleur, à mesure que l’on approche le centre de la Terre, est plus sensible…

Hormis bien entendu cette capacité d’évocation, on ne perçoit pas plus l’intention clairement synesthésique dans la conception de ces deux disques qu’avec le LP d’A Casa, premier de la série « Synesthetic Alchemy ». Peut-être soucieux de gommer ce flou, le label annonce la sortie d’un quatrième volume de la série, un LP de Klaus Legal (qui utilise des synthétiseurs photosensibles), s’inscrivant cette fois pleinement dans le projet : « de la lumière qui fait de la musique ».

Denis Boyer

A Casa – Escaleras abajo de los arbelos LP

21st juillet 2017 by

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213 Records

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 Le musicien argentin Joé de Diego, invité à inaugurer la série « Synesthetic Alchemy » du label messin 213 Records, aborde sur le même disque plusieurs formes minimalistes qu’il parvient à rendre compatibles. L’ouverture du LP Escaleras abajo de los arbelos se fait dans une sorte de shoegaze naturaliste : boîte à rythme, chant éthéré, orgue, field recording mêlant dans un même flux écoulement aqueux et crissement d’insectes. Ces ailes frottées introduisent à un rythme plus tribal, un changement de déroulement qui suit un déhanchement cerné de tintements cristallins. C’est naturellement que s’inscrit dans ces sillons une basse continue, moussue et humide, peut-être sur les traces d’Aguirre qui descendit le fleuve comme d’autres le remontèrent au cœur des ténèbres. Après tant d’onirisme halluciné, s’opère une nouvelle fusion de l’électronique et de l’orgue, du rythme acoustique et du drone, dans un creuset étamé de brillances postindustrielles et post rock. Alors se développe avec exubérance, amplifiée dans les vapeurs levées par José De Diego fait alchimiste, une résonance naturaliste, projet annoncé par le musicien. En cela c’est une réussite. Plus loin, en ouverture de la face B, on peinera, sans succès, à retrouver de telles ramifications. C’est un filin de traitement de l’aigu, escorté d’un crépitement. Rien de moins organique… jusqu’à ce que se lève un vrombissement qui accueille la musique en sa caverne, dans quoi résonne une voix lointaine et exaltée, laissant paraître, à mesure de son emportement, des traitements d’orgue électronique. Cette préparation qui aurait pu être moins longue dans sa séquence introductive parvient pourtant au point d’équilibre d’un nouveau bouillon organique, essentiellement différent de ceux de la première face car exempt de rythme. Je n’ai pas saisi quel argument synesthésique le musicien argentin a choisi pour respecter le mot d’ordre de la collection. En revanche, il participe brillamment au grand œuvre de mutation de la musique en stupéfaction, enraciné dans le kraut rock.

Denis Boyer

Dread (Lustmord) – In Dub

19th juillet 2017 by

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Ant-Zen

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Brian Williams / Lustmord n’a jamais eu peur des clichés car il utilise, pour la plupart, ceux dont il a lui-même dessiné le contour. Il faut sans doute une sorte de complaisance pour s’adonner au plaisir d’écoute d’un disque estampillé dark ambient, car tout ce qui le caractérise alors, est le plus souvent l’exagération de son épithète « dark », la peur à outrance, l’obscurité trop peuplée, un noir trop noir, bref un grand guignol fin de siècle, ressassant les toquades romantiques, symbolistes et parnassiennes les plus évidentes. Voilà pour ce que publient aujourd’hui nombre de labels américains, anglais, suédois… Mais plongeons dans les abysses et voyons si l’eau y est si polluée.

Lustmord, né des suites industrielles de SPK, publie à ses débuts des disques dont l’obscurité se mélange d’abstractions bruitistes et mécaniques. Puis, avec Lagowki entre autres, il passe à l’encre du poulpe sa musique pélagique et crée cet univers où le fond de l’espace comme celui des fosses marines résonnent d’un même vrombissement à jamais nocturne, demeure naturelle du Léviathan.

Je n’ai jamais écouté un disque de Lustmord en lui adressant les reproches que l’on peut écrire en série à propos de ses épigones. Sa musique est matricielle, elle connait ses codes, ses habitus, ses pressions. Elle n’en déborde pas et son expressionnisme reste celui d’un maître sûr de sa mesure. Il sait la valeur archétypale des clichés qu’il a préparés, il sait en jouer.

S’intéressant ici au dub (donc à d’autres clichés), sous le nom de Dread, il n’oublie pas les leçons de ténèbres qu’ont écrites Bill Laswell (Dub Terror Exhaust) ou Scorn (Colossus), mais c’est la forme d’un dub plus conventionnel qui sert d’ossature (Lustmord reprend à son compte la phrase de Lee Scratch Perry « Dub is the ghost in me coming out ») ; jusqu’à l’image de l’éléphant qui est convoquée, symbolisant les basses les plus profondes.

Une fois cernées de telles figures tutélaires, il faut souligner l’originalité contextuelle de l’album qui va, plus que le reste peut-être, le caractériser : dans les crédits, B. Lustmord est responsable de : « The beast, the bass, the beat ». C’est désormais à Ennio Morricone (Il buono, il brutto, il cattivo / Le Bon, la brute et le truand) et à Il était une fois dans l’ouest qu’il faut penser jusqu’à voir effectivement surgir un pastiche de cette célèbre musique – version dub – sur le morceau Blood Into Dub, harmonica compris. Mais avant et après cela, tout au long de l’album, les basses naviguent dans l’encre, les arrachements gutturaux de la Créature planent en fantôme, le rythme dessine le déplacement latéral du crotale dans le sable. Et telle une signature, au-dessus de cette géométrie profonde, tellurique cette fois autant qu’ouranienne ou océanique, profitant de chaque bris de rythme, de chaque respiration étouffée, la vague inquiète en quoi Lustmord excelle, ce tissu de nuit habitée de forces primordiales, habit d’une batterie aux couleurs changeantes comme l’écaille au soleil trop chaud, cette haleine de la bouche d’ombre, appliquée de main de maître, de la main du maître.

Denis Boyer

Francisco López – Untitled #352 (USB card)

21st juin 2017 by

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nowhere worldwide

www.franciscolopez.net

Le support informatique permettant d’allonger le temps de l’expérience, Francisco López a lui-même édité sa dernière série de compositions sur une carte USB, pour cinq heures d’immersion sonore. Le monde du son, ainsi plus que jamais « panoramaïsé », est le terrain d’exploration de prédilection de cet ancien professeur de sciences à l’université de Madrid, musicien avant même d’être expérimentateur sonore. Nous avons souvent parcouru de conserve avec López ses mers de son afin d’en observer les vagues, les remous, les surfaces huileuses, bref sur le pont par mer calme ou par gros temps. Francisco López s’est donné pour but d’explorer sans relâche la nature même du son, ne donnant pas toujours l’origine des sources qu’il manipule. Pourtant, depuis quelques années, il a souvent revu son rapport à cet anonymat. Si cette pièce titanesque est encore nommée Untitled, l’on connaît les sources qui l’ont alimentée : des heures de son ont été captée à la Régie de Chauffage Urbain de Fontenay-sous-Bois. Alors, la géologie sonore de López a opéré. Il a combiné des « myriades » de couches pour les superposer, procéder à leur subduction, les plisser, les compacter ou encore les fragmenter pour les réduire en une poudre composite et gemmifère. Il arrive alors, comme souvent dans la texture refaçonnée par Francisco López, que l’on découvre des nodules, des cristaux, des dessins qui donnent à admirer la qualité du son en soi. C’est un travail d’artisan autant que d’artiste, de scientifique autant que de technicien. Francisco López est tout cela. Untitled #352 donne d’abord à entendre dix plages de trente minutes chacune, intitulées MANTRAcks. L’allusion forte au mantra, la répétition plutôt que l’étirement détermine ainsi la temporalité de chacune des pièces. Chaque rythme inscrit dans le dessin de la texture, du grain, de la brillance ou du profond bourdon, devient une respiration sonore, une pulsation machinale au cœur du flot recomposé. Le deuxième MANTRAck lui-même, en apparence totalement linéaire, devient, par la qualité du travail, capable de stimuler une sorte de fredon, de retour sinusoïdal.

Au terme des cinq heures d’expérience, d’immersion dans les MANTRAcks, une ultime plage de vingt minutes propose le premier travail issu du traitement des sons captés dans la régie de chauffage, leur genèse en quelque sorte. Il s’agit d’une pièce intitulée Exposure, bande-son d’une chorégraphie d’Anne Collod. Elle se détend, à la façon d’un gaz comprimé, en plusieurs couches de densités variées. Le grain évaporé, le flux encore liquide, l’ondulation même de la fuite, donnent le modèle linéaire de ce que seront les retraitements circulaires écoutés auparavant. Il s’agit d’une pièce typiquement lópezienne (jusqu’aux effondrements de couche, leur disparition provisoire, pour mettre en évidence l’infime qui fourmille dans le terreau), aride lorsqu’on l’appréhende, riche de myriades de réactions physiques lorsqu’on ajuste l’écoute. C’est aussi, ajouté aux MANTRAcks, l’avers d’un travail méticuleux sur le temps.

Denis Boyer

Francisco López – Untitled (2012-2014) 2 CD

21st juin 2017 by

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Purple Soil

purplesoil@centrum.cz

 

Il ne faudra pas chercher d’autre cohérence thématique, entre les titres qui composent ce double CD compilation édité par le label tchèque Purple Soil, que la période relativement restreinte durant laquelle Francisco López les a enregistrés, de 2012 à 2014.

Pièces éparses, à la méthode et aux sources extrêmement variés : matériaux fournis par d’autres musiciens, sons trouvés en Amérique du Sud et Amérique Centrale, en Crète, en Afrique du Sud, ils montrent aussi un geste de plus en plus ouvert. Si ces morceaux sont tous « Untitled », ils manifestent une identité qui paraît remonter plus loin que la recherche des qualités sonores de leurs sources pour elles-mêmes, consubstantielle au tempérament de compositeur du musicien espagnol. Ces pièces semblent posséder également leur propre dramaturgie. À quel point cette mise en scène est-elle volontaire ? car l’on sait que Francisco López refuse de manière générale l’approche romantique dans sa composition. Il reste que, au-delà des effondrements, des reconstructions, des densifications, habituels dans l’œuvre du musicien espagnol, on entend ici des « images », des lieux qui se créent ou se recréent dans ce qui ressemble bien à une narration, avec des ouvertures et des fermetures et, au milieu, la tension du déroulé.

On goûtera l’expressionnisme par exemple de la plage 3 du CD1(Untitled 302) qui dans son intensité cinématographique se construit autour de fantômes de voix jusqu’à les intégrer au bouillonnement, au crépitement vivant de toutes les fréquences ajoutées. Ou encore la dramaturgie dans la plage 5 (Untitled 296) : yeux bandés  –  comme pour un concert de Francisco López –, on navigue sur les brumes psychotropes d’une nuit soviétique, le fourmillement métallique y est atténué ou prolongé, dans le goulot de voix dont on ne sait mesurer l’éloignement, émettant dans chaque écho ferroviaire une vapeur qui ajoute à la délicieuse perte d’équilibre.

Ainsi, au milieu des fuseaux de bruit blanc dont l’albédo est sans cesse recalculé le plus subtilement, López a construit des couloirs qu’il a décorés, durant ces deux années visitées et compilées, de pétillements, de percussions lointaines, de voix, ou encore il a traversé des landes résonnantes, à quoi il a accordé un surcroît de ce qu’il convient bien d’appeler une histoire. Il met plus que jamais en avant les qualités sonores de son matériau mais il semble que tout aussi bien il décuple son potentiel onirique.

Denis Boyer

Maninkari – Ruins of Time LP

21st juin 2017 by

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three:four Records

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« Seule je retourne sur mes pas, je reviens sur les traces de mon enfance, là où l’imaginaire était roi. » Ainsi parle l’héroïne du film Ruins of Time, de Mathieu Peteul, au terme de la bande-annonce.

La musique est par excellence l’art du temps, qu’elle s’en arrange, l’accompagne, le distorde, ou tente de l’escamoter jusqu’à jouer son immobilité.

C’est de tout cela que s’est emparé le duo Maninkari (Frédéric et Olivier Charlot) en composant la bande originale de Ruins of Time. Les quatre pièces qui accompagnent ce court-métrage (ici étendues) sont publiées par le label suisse three:four records, sur un disque vinyle dont la pochette reprend des images du film, dans leur teinte bleu nuit.

Qui a connu l’insomnie sait que dans la nuit, le temps se distend, plus rarement se comprime. Ainsi certaines séquences du court-métrage (le courant du torrent…), ainsi la musique de Maninkari qui, hors du souffle et du bourdon ténu, fait naître une vague d’inquiétude par la réverbération du synthétiseur. Ailleurs, le violoncelle dont la tonalité a été abaissée d’une octave, se trouve lui aussi sujet à l’effondrement du temps, abaissé, alenti pour plus de nuit. Cette messe nocturne est une porte, une courte cérémonie qui ouvre sur la suite d’un album où brume et cheveux d’une lumière résiduelle s’entrelacent jusque dans le souffle. Comme l’alvéole piégée, happée de la sorte, la note et ses harmoniques ondulent.

Le présent (qui se dérobe), la forêt, deviennent environnements d’inquiétude avec lesquels il faut désormais s’accorder, claudiquer en compagnie des percussions, tournoyer en frôlant la dissolution dans le sillage du drone métallique.

Les pieds dans l’humus, le crâne dans l’éther, on reconstruit, de conserve avec l’héroïne, un périple dans l’instance du souvenir magnifié, enchanté. Descente ou ascension, toujours dans le souffle de la nuit zébrée, avec pour seul repère une voix à la croisée des chemins (Sofia Atman), dont la résonance s’entend bientôt dans la pièce Limbo, parente du Lux Æterna de Ligeti, et encore dans l’ultime The Forest is Madness, où le bourdon du chant lointain sonne comme le plus fantomal des appels à s’ensauvager dans la nuit.

 Denis Boyer

Rasalasad – Thismorphia

21st juin 2017 by

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This.co

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Fernando Cerqueira, musicien et libraire portugais, est un vétéran des sonorités audacieuses et des cultures parallèles. Pendant des années, sous le nom de Ras Al Ghul (« La tête du démon », en arabe), il a composé une musique électro chromée et linéaire, avant de se consacrer presque pleinement à Rasalasad (« La tête du lion », le nom d’une étoile) pour une musique plus hétéroclite, explorant tous les pans de l’expérimentation. Si c’est la face ambient qui est le plus souvent réfléchie, la noise music, le click, le spoken word et les textures postindustrielles peuvent aussi briller. En fait, il est assez difficile de situer Rasalasad dans un style particulier, de lui déterminer une signature. Les goûts, les envies, nombreux, priment l’unité.

C’est pourquoi le projet du CD Thismorphia entre directement dans la logique de Fernando Cerqueira. La plupart des pièces ont été réalisées en collaboration, ce qui les colore et les pondère aussi diversement. Les amitiés s’y reflètent car le label de Fernando Cerqueira, This.Co, est très actif et ses choix éditoriaux sont guidés par des affinités tant musicales qu’amicales.

C’est donc sans surprise que l’on retrouve les compagnons de longue date que sont Jarboe, Merzbow, Von Magnet ou Wild Shores. Tout sera alors affaire de dilution et de concentration, et il ne suffit pas de nommer pour absolument définir. Aussi souple que soit le geste musical dans Rasalasad, il ne dépasse pas un certain angle et c’est dans cette ouverture que s’insère l’apport collaboratif. Jarboe, depuis longtemps, dit plus qu’elle ne chante. Ici, son murmure glacé se pose sur un brouillard ambiant traversé de field recordings tout aussi nébuleux. Même exercice avec le spoken word fourni par Wild Shores – et c’est certainement le dernier enregistrement d’Evelyne Hebey – membre du trio et décédée pendant ce mois de mai 2017. À l’image de ce qu’elle avait fait pour leur reprise très personnelle de Siamese Twins sur la compilation de notre Feardrop 14, elle est parvenue à infuser une chaleur dans le froid métallique. La musique prend acte d’une telle différence avec l’apport de Jarboe, bien que subtile, en jouant bien plus sur les réverbérations qui vont comme minéraliser le canevas ambiant.

Ailleurs ce sont des fusions qu’il faut opérer lorsque les sources sont totalement instrumentales ou texturales. On goûtera particulièrement Spectre, réalisé avec Emil Beaulieu (pseudo de Ron Lessard, l’homme derrière le label RRR) : la pulsation onirique, noyée dans le bleu pâle, émerge en crête d’une boucle crépitante. Ce panorama fantomal se complète par un horizon de couchant orangé, une seule vague fuselée, bourdon d’harmonique court mais ample. On ne sait faire le départ entre les deux contributeurs. Seul compte l’harmonie de l’esprit global du morceau.

On appréciera également la tempérance que la collaboration avec Merzbow offre dans le morceau Axx, qui n’économise pourtant pas son venin : la brume spectrale de Rasalasad infectée de manière insidieuse par le grain saturé, surexposé de Masami Akita. Goutte à goutte jusque à atteindre un commun équilibre dans l’évocation de l’au-delà.

On pourrait encore citer le tribalisme exploré en compagnie de Smell and Quim  ou l’inquiétude partagée avec Anthony Burnham (Antonym) dans l’espace interstellaire… Il s’agit en fait, et c’est là l’intérêt majeur de la musique de Rasalasad, de saluer un art sonore ductile, miroir des saisons des musiques postindustrielles, partagé en mille facettes hétéromorphes mais recouvertes d’un même tain.

 Denis Boyer

Meta Meat – Metameat / Hologram – Amen : Requiem for Heart Fragment / Näo – Duel

27th mars 2017 by

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Ant-Zen / Audiotrauma

www.ant-zen.com    www.audiotrauma.org

Conduit par les frères Arnaud et Sylvain Coeffic, le label Audiotrauma a élargi ses horizons dans le même temps que l’incarnation musicale d’Arnaud Coeffic, Sonic Area, enrichissait sa musique pour dépasser les conventions électro. Souvent, très souvent, la musique des disques Audiotrauma est électronique, mais ces disques montrent aussi une musique libre qui peut déjouer voire abandonner les codes électro-industriels les plus encombrants.

Trois disques, publiés récemment, ont en commun sur ce label, et ils partagent cela avec Sonic Area, le goût de l’épopée. Il ne s’agit pas, après une telle déclaration, d’imaginer des hymnes héroïques, on en est loin. Mais plutôt de comprendre comment des nuits et des crépuscules, des formes indistinctes de gestes souvent issus de l’expérimentation, peuvent lever des fuseaux dont le goût de l’aventure et de l’énergie prennent leur essor comme pour une aurore.

Le duo Meta Meat est constitué de deux musiciens qui ont chacun, depuis des années, pratiqué dans ce lieu de l’entre deux, entre deux villes, deux pays, deux moments du jour, deux tempéraments. Phil Von, l’un des deux ventricules de Von Magnet, et Hugues Villette, l’une des masses de 2kilosandmore, s’allient ici en marge de Von Magnet puisque H. Villette et Séverine Krouch (également de 2kilosandmore) ont intégré la plus récente incarnation du groupe de Phil Von et Flore Quétier. Meta Meat ne surprendra pas les connaisseurs de Von Magnet qui pourtant se trouveront en terre aride. Si souvent Von Magnet a résolu l’oxymore d’une froide chaleur, que le soleil a presque toujours éclairé sa musique, elle connaît aussi des routes et des haltes où s’hydrater. Meta Meat est d’un abord plus sec. Et c’est ce qui prend forme ici, une épopée de la chair dans la sécheresse des mouvements rythmiques distribués, avec ou sans électronique, dans de complexes et rigoureuses formules qui font les tensions et les torsions du corps extrêmes. Rythmes bien sûr, et muscles électro, fluides d’un moteur synthétique huilant des jointures au plus tendu de l’organique. Toujours, bien avant que ce fût une tendance, Von Magnet a pratiqué cette fusion du corps et de la silicone, du muscle et de la puce, du déhanché andalou et de la chaloupe robotique, le « flamenco mutant », le « computador ». Ici c’est un sang noir, abreuvé d’olives et d’épices, qui scande sa pulsation dans les câbles de plastique.

D’une pochette bien plus noire – un cœur noir sur un aplat noir –  que celle de Meta Meat qui rougeoie dans l’incarnat des chairs et du soleil, le nouvel album d’Hologram, Amen : Requiem for Heart Fragment, est paradoxalement bien plus lumineux. Plus classiquement électro, il est encore, et ce n’est pas l’unique point commun avec Sonic Area, décoré de rayons célestes et de rutilances art nouveau. Comme sur le premier album, Martin Delisle / Hologram, emprunte beaucoup à la figure tutélaire de Sonic Area (jusqu’à parfois créer la confusion), notamment sa capacité de mise en scène dramatique, narrative, mais également beaucoup de ses sons. Le souffle épique se dirige toutefois vers d’autres espaces, plus abstraits, « géométriques », jusque dans la mise en scène parfois orchestrale qui peut rendre le pied de rythme trop présent, trop fréquent, trop fort dans le deuxième morceau ou, à l’inverse, dans une tension, une montée haletante, où la pause au milieu d’un monde flottant transforme un chœur en vague synthétique bleutée, où les violons coupent les jambes qui repartent une fois fondues au chrome des diastoles et systoles huilées à souhait, hachant superbement l’allure en une manière d’effet Maret sonore.

La course est différente chez Näo, qui garde de l’électro emblématique du label une façon de décorer voire d’introduire, mais qui donne le principal de son exercice dans un rock mathématique lustrant le miroir solide de toutes les brillances. L’introduction cosmique ou séquencée donne en fait le ton de l’album Duel, elle prévient d’une profusion. Il ne s’agit pas seulement d’une puissance de ton, de production, d’une ampleur de respiration, mais également d’un grand talent de mise en scène, de naissance mélodique, de mise en boucle du fredonnement, en un mot d’une belle maîtrise du songwriting. Songwriting sans paroles il est vrai que l’aventure des histoires musicales peut aussi se passer de la narration des mots en recréant un époustouflant cinéma autonome. De célèbres devanciers de cet exercice projeté dans l’esthétique héritée de la new wave, tels Mogwai, Red Sparrowes, Explosions in the Sky, ont réaménagé ce territoire. Mais répétons que l’électronique est presque toujours présente, plus ou moins dosée, offrant des rutilances ajustées aux plus savantes circonvolutions des cordes et de la batterie. Elles peuvent aussi onduler, comme là où naît la séquence rythmique du morceau No Up, réminiscentes du Pushing You Too Far de Treponem Pal. Les trois remixes de morceaux plus anciens, qui concluent l’album, observent cette même alliance de l’électrique et de l’électronique, sans déséquilibrer le métabolisme au profit du second. Ils avancent à pas cadencé, soulevant chaque fois un rêve d’orient chromé, une poussière où trois ors se mêlent, un délié de notes qui fuient vers le ciel immaculé, une promesse de tranquille et puissante épopée.

Denis Boyer

Michael Begg – A Moon that Lights Itself

15th février 2017 by

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Omnempathy

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Il y a, dans la musique de Michael Begg / Human Greed, cette fascination pour la nuit qui la situe comme un point de départ vers quoi tout souffle redirige. Cette nuit primordiale, qui habite en reflet sa musique, est un avant, un âge d’or que le piano et les cordes, les drones et parfois les voix évoquent en l’anamorphosant, à la façon dont les ondes tranquilles jouent avec les reflets d’or des lumières de la nuit à la surface de l’eau. Car il est aussi souvent question de lumière, de lumières, dans cette musique, sans quoi nous ne percevrions pas l’obscurité, car les étoiles fécondent la nuit, à la suite de leur mère la Lune.

Sur sa péniche, le Botin, le peintre Charles François Daubigny consacra dans les années 1870 des heures à la peinture nocturne. Ainsi que Corot, il peut être regardé comme un initiateur de l’impressionnisme, peintres tous deux de l’élémentaire dans le paysage envisagé comme le révélateur de l’émotion, de même que le romantisme l’avait fait miroir du sentiment. Sollicité par les Galeries nationales d’Écosse pour une composition autour de Daubigny, à l’occasion d’une exposition consacrée à ce peintre ainsi qu’à Monet et Van Gogh, Michael Begg s’est fait accompagner par la violoncelliste Clea Friend. A Moon that Lights Itself, issu de cette commande, est une œuvre qui porte plus que ses propres images, plus que sa propre nuit et les rêves qui la peuplent. C’est une nuit qui rêve les nuits de Daubigny. Ses respirations de piano, caractéristiques de la musique de Michael Begg s’embarquent véritablement sur le fleuve nocturne dès qu’elles s’accordent au violoncelle, distinguant au loin le pont de la péniche. Et l’on n’ose s’approcher, de peur de déranger. Le drame est posé, la nappe prend la place des notes déroulées, elle allume de son côté un petit falot, pour ne pas effaroucher le peintre de la péniche, l’avertir qu’il est en compagnie familière. Le bruit de l’eau, des palmipèdes parfois, prévient de la douceur physique de cette musique, de son imprégnation du temps et du lieu figurés. Alors, la bruine de piano et le fuseau de lumière bourdonnante tanguent doucement, s’effilochent dans les touches de couleurs, toujours rejointes par le bleu et le gris rabattu de la nuit. Curieusement, quand la réverbération du drone poignant – dont Michael Begg est devenu maître artisan – invoque une lumière sérieuse, la nuit ne s’en émeut pas et l’accueille chaleureusement dans son giron d’étoiles, admise à graviter autour de la Lune majestueuse. Ondulant ainsi et perdant l’auditeur dans le balancé moelleux des miroitements nocturnes, la musique de Michael Begg devient l’analogue sonore de la peinture pré-impressionniste de Daubigny, de la même façon que celle-ci donnait de la Lune sa seule image anamorphosée par l’eau.

Il n’en a pas fallu plus pour susciter chez Michael Begg le souhait de s’immerger plus profondément encore dans cette pâte synesthésique du XIXe siècle : on entend, dans la pièce The Birth of Modernism, un traitement très personnel de ce qu’il convient de considérer comme le tout premier enregistrement réalisé : Au Clair de la Lune, par Edouard Scott de Martinville sur son cylindre recouvert de suie en 1860, enregistrement happé puis projeté en fuseau lumineux par Michael Begg. Le sentiment de la modernité survole le paysage nocturne comme une promesse que notre époque n’a pas tenue : peinture et technique, ici du moins, s’engageaient à autre chose que le simple positivisme ; fertilisées par la musique aux brumes délicates de Michael Begg, elles s’unissent pour s’arrimer à des mystères moins contingents mais tout aussi essentiels, tel le lien indéfectible de l’homme à la nuit.

Denis Boyer

Micro_Pénis – Schlim (LP)

24th janvier 2017 by

 

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Doubtful Sounds

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Autour de Sébastien Borgo (Ogrob), la réalité observe une tendance certaine à la distorsion. À travers le verre dépoli de sa digestion du monde, Borgo, entouré ou non de partenaires, met en valeur les vertus métaboliques de sa musique, pour atteindre à une pâte sonore qui interroge et fascine parfois jusqu’aux plus aguerris des auditeurs de musique expérimentale. Dans Micro_Pénis, dont Schlim est le quatrième album, Borgo, Spenlehauer, Kittel et Heyer évoquent, chamboulant presque toutes les conventions, jusqu’à celles qui définissent les musiques « non conventionnelles », un Whitehouse qui n’aimerait pas que l’obscurité, un Nurse With Wound new school, un Geins’t Nait plus électronique, et composent une expression sonore comme un bégaiement stroboscopique des rythmes, une glossolalie éruptive et éructante  de couinements urticants et de grincements cuivrés. Voilà pour l’aspect le plus spectaculaire, comme on l’entendait sur le premier LP. Aujourd’hui, plus souterraine, la musique de Micro-Pénis s’arrange de l’obscurité pour gratter les galeries, elle vrombit, adapte sa respiration aux poches de grisou, rencontre des chimères aveugles nourries au charbon, rappelle à certains moments les feus Reynols (on ne s’étonne pas de retrouver Alan Courtis aux côtés de Borgo / Ogrob dans un autre groupe, L’Autopsie…). La face B de Schlim est un morceau de bravoure. Imaginons l’atelier de Myiase, où se sécrète patiemment une pulsation subliminale, et peuplons-le d’une musique concrète où le sentiment de l’absurde rumine ses grognements contre les histoires qui finissent bien et peut-être même celles qui finissent tout court. De filon en filon, on racle, on glisse, on grince des dents ou encore on se laisse aller dans une cavité de métal lumineux. Réaction immédiate à ce corps étranger : vissage d’une voix allemande dans un power electronics paradoxalement organique que ne renierait sans doute pas Tzii.

Les vertus stupéfiantes d’une telle musique ne tiennent pas tant à son incongruité qu’à la capacité de tisser avec celle-ci, de monter un ensemble complet et homogène de ces fragments et de ces filins que l’on aurait jurés incompatibles. À l’inverse d’un plunderphonics qui n’étonne justement le plus souvent que par sa mise en opposition de débris musicaux hétérogènes, Micro_Pénis réalise une synthèse monstrueuse des digestions inattendues de techniques musicales disparates. Je file la métaphore entérique et vante cette capacité, transgressant toute morale, à travailler dans un creuset sonore qui, du fluide « nutrimentiel » à la glaise excrémentielle, représente la matrice du prodige alchimique.

Denis Boyer

 

Brussel – Delta

8th janvier 2017 by

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33REVPERMI

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Ils sont deux, Bruno Fleurence (de Soixante Étages) et Hugo Roussel, se sectionnent pour ne plus faire qu’un, prendre ainsi le nom de la capitale de l’Art Nouveau et en fin de compte ne pas se perdre en arabesques. Alors que voir depuis son bow window dans la musique de Brussel ? Des sons de cordes et de vent tout d’abord, et c’est un crépuscule permanent qu’ils soufflent et font lever dans leurs résonances. Pour autant Delta (nom d’une gare ferroviaire de Bruxelles) n’est pas un album de musiques d’inquiétude, ou pas toujours, mais diffuse lentement et tisse tout aussi inlassablement. Jamais, ou si peu, la fracture qui caractérise tant d’improvisations ne vient déchirer la trame. Les six pièces improvisées se déroulent dans le respect mutuel, et dans celui de la nuit aussi. Délicatesse est peut-être le maître mot pour qui veut dire la formule de ce dark ambient sans synthétiseurs. La douce conversation des cordes de guitare et des anches de surpeti (Bruno Fleurence est accordéoniste) évoquent le souffle fredonnant, primordial et proto-mélodique de Steve Roden. Il s’agit d’un folk timide, nocturne et brumeux, un poème musical de la géologie où les reliefs s’extirpent du nuage. Les pièces s’intitulent Combe, Nunatak, Aven… et leurs contours se dessinent par extraction ou par répétition, creux et saillances des cordes et des souffles, érodés et comblés par ce duo qui a choisi par jeu de mots le nom de la capitale du plat pays.

Improvisation alentie, relief dans le continu, voilà deux beaux paradoxes qui nourrissent une singulière approche du bourdon et de l’accident. Au plus clair, la corde joue avec sa tonalité, se laisse frapper de chaîne qui chute telle l’eau, et c’est peut-être le rayon d’harmonie du surpeti qui est l’instrument de cette émotion métallique. Les agitations sont alors timides, à la façon de la réaction chimique des plantes, des roches, la patiente réaction au soleil de printemps. Pour d’autres pièces, plus sombres, plus souterraines, les deux hommes amalgament leurs vibrations qui s’égrènent, tout aussi délicates, mais aveugles dans le terrain qu’elles sillonnent en le nourrissant. Ce lent métabolisme de digestion est un piège à temps, une dissolution de l’attente. Car, qu’il s’agisse d’un imperceptible picking, d’un aller et retour sur la mécanique de la corde, de la fréquence d’harmonique du bourdon gris, du crépitement du terreau ou de l’érosion de la lumière, tout concourt à faire de Delta  un album des plus introspectifs et des plus abrités : la fabrique du son à l’échelle des temps géologiques.

 Denis Boyer

Council Estate Electronics – Arktika

26th décembre 2016 by

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Glacial Movements

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Justin Broadrick et Diarmuid Dalton ont tous deux passé leur jeunesse dans les HLM (Council Estate) de Birmingham. C’est là qu’ils se sont rencontrés, par l’intermédiaire de Christian (Benny) Green et c’est là qu’ils ont commencé, tous, à consacrer leur vie à la musique. Depuis plus de trente ans, Broadrick et Dalton collaborent plus ou moins régulièrement, dans Jesu ou Final ou Greymachine principalement. Ils ont aussi fondé Council Estate Electronics et l’on devine, à la simple lecture de ce nom, qu’il est affaire d’un passé commun. Mais il ne s’agit pas d’explorer le punk, la new wave, la musique industrielle et metal comme ils le font ailleurs, non, le projet vise à « rendre hommage à la musique synthétique qui les a influencés dans leur jeunesse : Tangerine Dream, Throbbing Gristle, Kraftwerk, Cluster (Moebius et Roedelius), etc. et de l’adapter à l’imagerie et à la géographie des HLM de Birmingham où ils ont tous deux grandi ». S’il s’agit de la première sortie physique du duo sous ce nom, après deux albums au format digital, c’est surtout la continuité d’une démarche amorcée dès le morceau Voidbeat 1 (Final vs. Solaris) qu’ils donnèrent au CD accompagnant le Fear Drop 3, il y a de cela vingt ans. On trouvera, au gré de la discographie de Justin Broadrick, d’autres incursions dans l’électro minimale, comme dans The Sidewinder ou Zonal, deux projets réalisés en compagnie de Kevin Martin.

Council Estate Electronics pratique donc une musique minimale, électronique et doucement évolutive. Il conviendra d’apprécier cette dernière qualité à l’aune de la température spectaculairement basse qui guide ces compositions : invité par le label Glacial Movements, spécialisé dans l’ « arctic ambient », le duo a appuyé sa naturelle tendance à l’entropie musicale. Les beats, réguliers et secs, se laissent volontiers submerger par les nappes de brume, maintenant l’assise cardiaque dont l’opiniâtre explorateur économe de ses réserves a besoin pour avancer dans la couche de neige craquante. Tels les artifices lumineux que le Nord ménage –  parhélie, aurore boréale, fata morgana… –, les mirages sonores sillonnent cette musique austère mais peuplée. Des échos se tissent dans la nappe, des réverbérations dub, des ondulations orangées, un fredonnement sinusoïdal au fin fond du panorama. On songe parfois aux frères Voigt (Gas et Sturm), à Bvdub, Pole, Moritz von Oswald, Burnt Friedman, Vladislav Delay… Et avec eux tous, Council Estate Electronics partage une élégance glacée, où paradoxalement le chrome devient ductile. Un sang nouveau coule dans une telle musique, un sang qui n’a plus désespérément besoin de 37°c. Jusqu’où la rêverie peut-elle apparier la grisaille de Birmingham à la blancheur des étendues arctiques ? Ce serait aux deux artistes de répondre, par prérogative. Mais l’on peut acquiescer à la possibilité d’une pareille liaison, et c’est par le timbre de ce que Klaus Schulze intitula autrefois « paysage d’hiver électronique » (sur l’album Mirage) : une musique résolument technologique, postindustrielle, et dans le même temps rutilant d’ondes courtes et de boucles crépitantes, comme l’acier rouillé, ou la glace brisée (Le titre de l’album, Arktika est le nom de deux brise-glace russes à propulsion nucléaire). Le temps, crépuscule éternel ou aurore interminable, a tôt fait d’y transformer l’haleine en nuées de cristaux.

Denis Boyer

Yannick Dauby – Vescagne, Salèse / (chǎng, factory)

23rd décembre 2016 by

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Kalerne

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J’ai minutieusement exploré, dans les pages d’un numéro de Fear Drop consacré à l’esthétique musicale du vent, le livre disque Village, Vestiges (éd. Le coLLombier) que Yannick Dauby avait consacré, en compagnie de l’artiste Wan-Shuen Tsai, à deux villages, en France et à Taiwan, deux lieux de vie « en perdition / désertification ».

Ce n’est sans doute pas un hasard si Yannick Dauby me fait parvenir deux disques aux esthétiques si proches, publiés dans le même temps, consacrés l’un aux Alpes du sud (où il a longtemps vécu) et l’autre à Taiwan (où il vit actuellement). Sur l’un et l’autre de ces disques, Vescagne, Salèse et (chǎng, factory), il est de nouveau question de lieux désolés, abandonnés ou en passe de l’être.

 Sur ces travaux que la géographie oppose, Yannick Dauby applique, semble-t-il, une méthode identique : sentiment du lieu, imprégnation, respiration, captation, restitution. Cette dernière étape quant à elle a évolué au cours des années. Longtemps partagé entre le field recording pur et son altération par la composition, Yannick Dauby n’a jamais eu peur de l’abstraction. Il a traqué la poésie dans le réel, mais il a, avec une fréquence accrue, ajouté la beauté de son geste à celle du monde sonore qu’il capte. Ce sont maintenant des compositions, bénéficiant de traitement de sons, et parfois d’ajout de synthétiseurs. S’attacher au lieu, toujours, mais aussi revendiquer le filtre du spectateur / auditeur sensible, souverain.

Dans Vescagne, Salèse, Yannick Dauby arpente de nouveau ses Alpes. Au fil d’un col, celui de Salèse dans le Mercantour, Yannick Dauby s’est passionné pour le sommet Caïre Archas. C’est un ciel vaste qui englobe cette deuxième pièce de l’album, recevant l’appel de batraciens, un chant pastoral et ouvert que l’on découvre après que la marche dans le sol meuble nous a passionnés pour le sable et le vent, lequel est un manteau généreux pour la composition et l’imagination puisqu’il lui arrive d’évoquer l’eau autant que le minéral et de caresser toutes les formes de vie dont l’on devine l’empreinte sur ce chemin crépusculaire.

J’aurais donc imaginé que la première pièce du disque succède à celle-ci. Mais peu importe l’ordre, remontons-le : cette première pièce prend racine aux alentours du Col de Vence (qu’il avait déjà documenté pour Thomas Köner). Cette pièce, Lignite, est dédiée au minéral du même nom, extrait dans cette région, à Vescagne, jusqu’au milieu du vingtième siècle. Comme le vent amène parfois les fantômes de voix, Yannick Dauby remonte le temps pourrait-on croire, pour faire revivre une activité minière : l’eau sourd, et cette source enfle son bruit dans tous les espaces ; le ciel ouvert puis, bien vite, la résonance minière. Souterraine, aqueuse, la musique chemine alors dans l’obscurité et compense la vue basse par l’écho plein. Les heurts métalliques, à distance variable, forment relief avec l’eau qui continue sa fuite, organisent le rythme d’une marche et d’un souffle. C’est alors un monde nouveau qui s’ouvre sous le dôme, et les multiples résonances en profondeur organisent une vie où les quatre éléments se succèdent fraternellement au premier plan.

À Taiwan, dans l’album (chǎng, factory), Yannick Dauby assiste à la fin d’une structure industrielle, et il écrit, sous une forme poétique, la liste de ce qu’il enregistre, les gestes, la désaffection, la « machinerie assourdissante actionnée par des étudiants diplômés », des conduites inutilisables, etc. Pourtant, loin de jeter le son de la rouille, de la machine en colère, il peint ici comme à travers un verre dépoli ; la brume de toutes peines, celle de la machine comme celle de l’homme. Les tintements, les longs bourdons mêlés d’humus, dessinent le paysage entourant ce milieu sans joie. Au milieu filent les tâches et les allées vides qui les relient ou les séparent. Le rythme de la machine, quand il est mis au premier plan, mâche l’air pour l’égrener, les couloirs recèlent toujours d’harmonieux dessins métalliques, des formules sonores qu’on peine à contextualiser mais qui dénoncent encore leur origine industrielle. La nuit, car elle finit par tomber, la nuit articule sous la nappe de brume élégiaque, un discours d’éclosions, la lente transformation d’un brouet dans la chaleur de sa fermentation réverbérante.

J’ai ainsi remarqué que, ne se cantonnant pas au pur naturalisme, ou plutôt restituant l’homme à la nature, Yannick Dauby explore parfois ces environnements humains que beaucoup d’enregistreurs de terrain négligent ou fuient. J’ai remarqué également, que le problème du temps (le problème principal de l’homme), habite singulièrement ses travaux consacrés à l’environnement humain. Le fantôme d’une mine dans les Alpes, l’évanouissement d’une industrie, d’un modèle économique à Taiwan, se trouvent représentés, comme sur la dernière pièce de son CD Taî-pak thiaⁿ saⁿ piàn (2011), dans une texture onirique au potentiel mélancolique certain, mais aussi à la forte puissance métabolique. Il semble, à l’écoute de ces belles compositions, qu’une organicité épaisse régit le ballet des sons : ils sont déjà, décomposés par l’âge, le tempus fugit, le sic transit, malaxés d’enzymes, à redessiner un autre corps musical, le tableau de leur trame, le bourdon souterrain de la dissolution et de la recomposition. La musique de Yannick Dauby, appliquée à ces lieux, fait œuvre de salubrité écologique : elle recycle l’industrie des hommes plus vite, et peut être mieux, que le fera, après la fin de son passage, la nature elle-même.

Denis Boyer

Lars Lundehave Hansen – Terminal Velocity

27th novembre 2016 by

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Tonometer

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À l’inverse d’un schéma classique dans la musique électronique ambiante, Lars Lundehave Hansen a composé et réunit sur ce LP pas moins de vingt-et-un morceaux, de courte durée donc, « à la façon des pistes sur les albums pop des années 50 ». Ce détail n’est peut-être pas anecdotique. Car si la musique, froide, nourrie des plus actuelles recherches formelles dans l’allongement de la texture, du déploiement clair obscur dans le jeu des harmoniques, n’a rien de « pop », elle ne néglige jamais les épiphanies lumineuses. Mieux dit, elles servent souvent de berceau à une proto-mélodie, à un fredonnement qui s’évanouit dans la poussière cosmique, voire à une pulsation ordonnée qui range et fait rutiler la vapeur métallique.

Comment Lars Lundehave Hansen s’y prend-il sur de si courts formats (deux minutes par pièce environ) ? Employons une métaphore domestique : regardons, depuis l’extérieur, successivement par les nombreuses fenêtres d’un bâtiment monumental. On y apercevra des « pièces », toutes appartenant au même bloc architectural, mais chacune à vocation différente, d’où sa décoration unique. Voilà pour la diversité dans l’uniforme. Mais plus encore, cette vue sera conditionnée et limitée par le tour de la fenêtre, le cadre, restrictif et condensateur dans le même temps. Chaque pièce de l’album Terminal Velocity condense ainsi la forme d’une électro ambiante festonnée de cordes et de manipulations délicates, vivant dans le tour densifiant de ses deux ou trois minutes. Une mélodie des débuts de la new wave s’élève, diaphane, depuis quatre notes de synthétiseur, un paysage de salle de commande paraît à travers les rideaux enfumés de riffs mêlés aux accidents numériques, un champ lunaire se dessine dans l’élévation d’un drone lumineux, un printemps fait éclore le grain d’harmoniques jusqu’à le déployer en pétales mélodiques… Et tout cela, dans un immédiat complet de son déroulement : l’on dit que les rêves ne durent que quelques minutes…

Denis Boyer

Simon Whetham – What Matters is that It Matters

27th novembre 2016 by

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Baskaru

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Qu’il infiltre une rivière du Limousin enregistrée par Cédric Peyronnet / Toy Bizarre, qu’il métabolise les field recordings de Slavek Kwi / Artificial Memory Trace, ou qu’il compose seul, Simon Whetham tend ses filets à la juste frontière séparant le réel de l’imaginaire. Mais si le plus souvent ce changement de dimension s’opère depuis un lieu géographique défini jusqu’à son interprétation au pinceau musical, cet album, le premier pour le label Baskaru, est autonome, empreint certainement de mille traces de lieux, mais exempt de toute signalisation. Tel qui rapporte de ses voyages un sac de menus souvenirs, qu’il aura négligé de cloisonner, ou mieux : qu’il aura pris soin de mélanger, pariant sur l’ordonnance naturelle que le coup du sort aura prodiguée au désordre, pourra s’enorgueillir d’avoir créé en propre l’image d’un nouveau territoire. De toute évidence, rien ne vaut une vague, un mouvement de mer dont la laisse se laissera arpenter après son retrait, pour ouvrir une telle œuvre. C’est ainsi que débute l’album What Matters is that It Matters, ou du moins le semble-t-il : flux et reflux, lumière de fanal et mirage de corne de brume. La laisse maintenant, on y trouvera tant la coquille marine que le grillon ; de la première, portée à l’oreille, le tintement métallique sourd pour devenir battement accordé au mouvement tidal ; du second, la dissolution en grains de sable tapissant ce que le métal devient peu à peu, une conque résonnante. L’abrasion et le lisse ne cesseront de se concéder un voisinage tout au long de l’album, c’est même de leur union que naîtront les plus élégants coups de vent, portant, après le grain, l’épiphanie lumineuse comme un chant céleste. La brillance métallique habille celui-là aussi, qui parfois cohabite avec le rugissement des plaques ou l’érosion des dunes. C’est une musique qui porte loin, si loin au fond de soi qu’un cadre se dessine alors, le chambranle d’une fenêtre, et le lointain tamisé par la vitre devient spectacle pour l’intime, s’y déverse et l’intègre, s’ajoute à la matière du souvenir.

 Denis Boyer

Eyeless In Gaza – Sun Blues

2nd novembre 2016 by

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Ambivalent Scale

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Souvent la musique d’Eyeless In Gaza a témoigné d’une tension entre brume et orage, celle-là l’emportant généralement sur celui-ci au fur et à mesure de la discographie du duo. Pourtant les deux précédents albums, et principalement le dernier, Mania Sour, ont vu s’énergiser les textures, emmagasinant l’électricité au profit d’un relief toujours mesuré entre sons électriques et acoustiques, mélodies et stridences. La voix de Martyn Bates elle-même, une voix capable d’une variété de tonalité et de texture lui permettant de chanter les quatre éléments, peut s’évaporer comme retentir. L’album Sun Blues est un album d’une évidente maturité, je veux dire qu’il profite évidemment des décennies de pratique des musiciens, mais pas seulement. Il se construit sur d’audacieuses mises en opposition et sur leur résolution en équilibre. Seul un univers musical si cohérent dans son déroulement escarpé peut offrir une telle vision. Sun Blues s’ouvre avec Animal Hate sur un point du jour (ce n’est pas le seul qui confonde aube et crépuscule, le morceau Juniper est en ce sens remarquable). Nappe et cuivre, dans quoi se résout périodiquement le chant de Martyn Bates, font le nid lumineux d’autres sons, plus insectoïdes, plus humides également. C’est le soleil incontestablement, dès l’abord, qui, naissant ou s’évanouissant, surplombe le disque. Il sert encore à intituler le deuxième morceau, Solar Logic, il excite jusqu’à l’air vibrant, le vent, et la voix une nouvelle fois porte l’atmosphère autant que celle-ci, une fois amorcée, la mène à son tour. De cette manière, tout l’album est sous le règne de la lumière, bercé dans un exotisme expérimental qui s’illustre tant par la vague tranquille que par la tourmente. Pour l’accompagner, peut-être pour lui tracer la route, la basse de Peter Becker bavarde parfois à la façon plus libre d’une guitare, mêlant les inventivités de Simon Gallup et de Vini Reilly en un seul jeu sans dénaturer pourtant le panorama d’Eyeless In Gaza. Plus loin c’est encore profusion d’instruments, de traitements et d’ambiances dans un monde aux densités, aux luminosités et à la gravité bien dessinées. Il s’agit encore de saluer la forte identité du groupe dans un album qui parcourt des reliefs si équivoques. Le rock comme la musique expérimentale dans plusieurs de ses acceptions (postindustrielle, ambiante, électroacoustique) mais aussi la musique folk pour assurer le socle, résonnent dans les mêmes volutes compliquées, dans le même éclairage orangé. Je crois qu’à la simple écoute du cinquième morceau, Longing Song, il y a, de même que dans les duos de Nick Cave et Warren Ellis, comme l’édition inconsciente d’un manifeste : la chanson nourrie de tant de terreaux puissants et raffinés, parvenue à l’expression pure du clair obscur.

Denis Boyer

Oureboros – Mysterium Tremendum

30th octobre 2016 by

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Ant-Zen

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Pour qui y a séjourné, le retour à l’obscurité peut s’opérer par de nombreux chemins, pourvu que l’on soit familier de la destination. Cette « connaissance du soir » prend ici des formes musicales qui diffèrent quelque peu de ces autres, plus sûrement industrielles, que modelèrent en 1996 Christina Sealy, Richard Oddie et Aron West sur le premier album d’Orphx, Fragmentation. Pour leur deuxième retrouvaille musicale sous le nom d’Oureboros, Oddie et West réintègrent le rythme, discrètement mais sûrement, une pulsation évoquant tant le bois agité par le vent malicieux que le cœur des âmes archaïques qui habitent le même bois dans les légendes. C’est autour de ce « divin », ou plutôt de ce sacré primordial des espaces naturels que l’album Mysterium Tremendum a été pensé – voire au cœur de ce sacré, au plus profond de son cœur noir. Les morceaux qui le composent ont été improvisés puis montés dans l’esprit d’évocation de lieux particulièrement chargés, selon les musiciens,  de ce sacré obscur : les Highlands écossaises, le désert californien, les forêts de l’Ontario. Il s’en faut pourtant qu’ils s’apparentent à une reconstitution sonore ou à du field recording. On les entendra plutôt comme, dépassant l’illustration, le levain sonore, l’analogue dans l’espace musical, des puissantes émanations nocturnes ou chtoniennes de ces régions. Pulsations donc, et jusqu’à des rythmes martiaux de loin en loin, héritage d’un univers postindustriel de précoce prédilection reconfiguré dans l’humidité de forêts si épaisses que les bêtes peineraient à les traverser. Pulsations d’un fluide noirâtre, qui résonnent intensément dans les caves et chantent jusqu’à la voûte étoilée. Ainsi, les textures synthétiques, d’autres de saxophone ou d’instruments à cordes (celles-ci souvent ajoutées par Norman Shaw, invité comme sur le premier album, Dreaming in Earth, Dissolving in Light), bruissent en une élévation cosmique, parente nocturne des faisceaux de Tangerine Dream, tandis que les clapotements aériens font vibrer jusqu’aux profondeurs de la terre un dark ambient assimilé à la nature inquiétante. Cette musique évoque un temps ou les divinités n’étaient pas bienveillantes, mais simplement puissantes. L’oureboros, serpent légendaire allégorisant la conception cyclique du temps, déroule et frotte ses anneaux dans de vibrants bourdons qui s’effilochent en brume, finissant de troubler les formes que l’obscurité avait commencé d’estomper au profit de la respiration, de la profondeur, de l’écho. Succédant de la sorte à ces vrombissements de savante formule et au fredonnement de métal vaporisé projeté vers le soleil noir, des poches de réverbération mélancoliques de violon, de filage du drone, de dépôt du grain, préparent alors une nouvelle germination de ce son gros, à la faveur de la clarté lunaire.

Denis Boyer

Aria Rostami & Daniel Blomquist – Wandering Eye

28th septembre 2016 by

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Glacial Movements

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Plutôt que répéter comment deux amis californiens, Aria Rostami et Daniel Blomquist, élaborent et échangent leur musique par des procédés qui sembleront complexes et originaux et que l’on pourra découvrir en détail sur le site du label, je préfère m’attarder sur cette possibilité de créer une telle musique à deux, et sur ses qualités vibratoires, harmoniques et profondément pictogènes. Le piano nous dit-on est à la base de tout, et les traitements qui s’ensuivent participent abondamment à la morphogénèse du paysage musical. Ils dominent l’ensemble de même que la terre couvre la roche, accueille les arbres qui bientôt la hérissent. Mais quand on ne verrait que cet humus, il s’écroulerait, on le sait, si le socle rocheux venait à s’évanouir. Voilà l’effort qu’il faudra fournir si l’on veut deviner la part de chacun : en géologue sonore carotter jusqu’au piano, en promeneur écoutant arpenter les accidents du terrain. Errance musicale de l’œil. À considérer les noms des morceaux, qui sont tous formés de Dome et Ridge, on comprend le goût des deux artistes pour les escarpements, en l’occurrence ceux de l’Antarctique. C’est bien une musique du froid, mais d’un froid qui pétille sous le soleil, qui lui répond par toutes les décompositions de son spectre que la texture lui permet. Quand une telle chimie est à l’œuvre, que les contraires s’apparient si naturellement, c’est la naissance des mirages, des fatae morganae : on jurerait surprendre des mélodies fantômes dans ces lents déploiements d’harmoniques, dans l’écoulement d’une eau encore encombrée de scories glacées, dans le crépitement des cristaux rayonnants. Alors, à la façon d’un corps en formation, les longueurs, les densités, les échos, les arias, les profondeurs bourdonnantes, les boucles, les fausses fragilités d‘un souffle könerien et les fontaines d’harmoniques fenneszienne, se déroulent en un manteau qui bientôt devient la seconde peau d’une banquise fécondée.

La musique est un dialogue entre l’absolu du silence et la mélancolique satisfaction de le faire chanter. Des deux musiciens, aucun n’est, à l’évidence, l’ange du silence, aucun ne peut l’être. Leur musique devient pourtant conversation, même dans cet isolationnisme de la musique polaire : façonnement du piano par les effets mesurés, érosion de la corde par son allongement dans le temps, réverbération dans les lointains infinis de l’étendue glacée, corruption de la vie dans les cantons polaires de l’invivable.

 

Denis Boyer

The [Law-Rah] Collective & Cinema Perdu – Invocation

13th août 2016 by

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Raubbau

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Toute musique de frontière lève un puissant pouvoir d’évocation. Et dans le tableau, le paysage sonore s’enrichit, issu d’un même mouvement, d’un double, imaginaire, totalement recréé. Pouvoir intime, ce privilège des musiques bourdonnantes est occasionnellement partageable lorsque l’évocation est suggérée par les mouvements et les textures ou même, de manière plus partiale, par le titre de l’œuvre. L’évocation de l’image relève ainsi le plus souvent d’une nature paysagère et géologique. Pour le reste, il convient d’être prudent. C’est pourquoi, considérant la difficulté du thème que les musiciens se sont imposé ici, il faudra s’attacher au titre choisi d’ « Invocation ». Car ce qu’on y entend dispose incontestablement à la mélancolie, à l’épanchement romantique et solitaire, qui accusera, selon l’auditeur telle tendance introspective et nostalgique ou telle autre. Précisons donc : pour l’Invocation, ce ne sont pas des esprits qu’ils veulent solliciter, mais des souvenirs d’amis disparus. Bauke van der Wal et Martijn Pieck ont l’habitude d’œuvrer ensemble, le plus souvent sous le nom de The [Law-Rah] Collective, projet initié par le seul van der Wal. Depuis quelques années, Pieck publie également en solitaire sous le nom de Cinema Perdu. Pourquoi avoir séparé ici leurs travaux, sur un même disque ? Tout d’abord, à l’exclusion d’un morceau de rencontre (le quatrième, le plus peuplé, on ne s’en étonnera pas), les deux musiciens ont réalisé des pièces en solo, deux chacun. Ensuite – je me permets cette extrapolation – c’est peut-être pour se conformer au thème du disque : l’invocation – plus encore que l’évocation – des amis perdus. Quoi de plus intime, idiosyncrasique ? Cette mise en musique ne peut décidément s’établir que de manière solitaire. Et lorsqu‘on œuvre à deux, il est juste dans ce cas de prendre des chemins isolés, quitte à les croiser sur une pièce commune. Le ton général de ce disque est, on l’a dit, profondément mélancolique, il est également brumeux, nimbé comme le souvenir timide, parcouru de cataractes comme les larmes retenues et investi de lumière comme le rappel du souvenir heureux. Si l’on doit distinguer les exercices des deux hommes, ce sera sur l’ampleur de la résonance. Martijn Pieck est certainement le plus saisi par une impression de perte, de dédale, il donne une respiration profonde à ses compositions, jusqu’à leur dessiner un contour d’immense salle souterraine dans quoi le drone s’effiloche et se perd. Ce filin argenté se desserre avant de se disperser et dans ce mouvement expansif, respiratoire, il miroite. À l’inverse, Bauke van der Wal fait du miroitement la paroi même de l’espace sonore dans lequel il évolue. Réverbéré, bouclé, pour ainsi dire mécanisé, le fuseau bleu gris palpite comme cœur d’amibe, réinvente le rythme délicat d’une peau d’écailles s’irisant timidement dans le frémissement inconscient des muscles superficiels. Sur cette surface peuvent alors éclore les bourgeons de souvenirs ; admettons ici qu’ils se dirigent vers les être aimés disparus. Ils renaissent des cellules de la mémoire, augmentés du sentiment que permet leur chimie. Ce disque est assez sobre pour autoriser chacun à plonger dans le drone ainsi festonné et à y greffer ses propres images de disparus.

Denis Boyer

Rapoon – Song From the End of the World

14th juillet 2016 by

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Glacial Movements

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« … Un univers, pour être en expansion, suppose un passé plus dense – si dense qu’il explose. Si cette explosion a eu lieu, elle suppose à son tour une chaleur si extraordinaire qu’elle devrait émettre encore un rayonnement fossile. En 1992 un satellite nord-américain baptisé Cosmic Background Explorer mit au jour ce bruit de fond de l’univers, exhuma ce rayonnement obscur fossile, décela cette trace de jadis. » Pascal Quignard, La Nuit sexuelle

Inspiré par la découverte récente d’un mégavirus dans le sous-sol sibérien, Robin Storey / Rapoon réalise son deuxième album pour le label italien Glacial Movements. Avec Robin Storey, le thème de la glace, de la zone polaire, qui guide toute adhésion à ce label, se lit de nouveau comme facteur d’entropie – une Europe couverte par la glace en effet retour du réchauffement climatique sur Time Frost en 2007 (les boucles du Beau Danube bleu soumises au filtre givrant), et aujourd’hui une autre catastrophe, patiemment retenue dans la glace et remise au jour par les biologistes. Une fin de l’humanité causée par un virus préhistorique, voilà le thème d’un récit de science-(de moins en moins)fiction, et maintenant le prétexte à une belle série de compositions.

Au virus en dormance, au bruit de fond de la naissance de l’univers, Robin Storey propose en réponse un chant de fin du monde, le chant d’une autre nuit. Maître de la boucle, il réunit en manière d’introduction le crépitement d’une glace en douce fusion, la résonance miroitante d’une surface en ébauche de mouvement et la ritournelle d’une phrase de corde dévorée par sa propre réverbération dans les stalactites de glace.Apparaissent ensuite, de loin en loin, des voix, bouclées pour la plupart, incorporées à la réverbération comme toujours dans le geste de Rapoon, fredonnant en un seul son modulé la formule d’un récit mythique remonté non du début des jours mais depuis leur fin (Robin Storey écrit « This is my song from the end of the world »). Toute la musique de l’album se meut sous la surface d’une glace qu’elle concourt à contrarier, à sculpter et parfois à perforer. Le mélange des températures, des humeurs, des densités, se concrétise en cristallisations horlogères, en flots bourdonnants, en fuseaux de voix fantomales. La navigation sourde s’illumine et s’enlumine, la vague et le bourdon s’accordent à l’appel de la lumière, répondent par ce chant qui parfois prend voix masculine (celle de Robin Storey lui-même) en incantation. Toute matière tend ainsi à rejoindre la glace amollie, à s’y dissoudre pour recristalliser plus loin. Parfois, le tour est escarpé (touches de piano, cordes de violon s‘élevant puis repleuvant), marbrant le paysage sonore. Contemplant une telle musique, à mesure que l’album s’écoule, ne voit-on pas, de plus en plus panoramique, le tableau mouvant d’un drame infernal où les puissances éveillées se rappellent la fin…

Denis Boyer

Maninkari – Organolaficalogramme / Sphyxion – Sphyxion

3rd juillet 2016 by

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ferme-l’œil

www.maninkari.fr

Anywave

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Le métier des deux frères Charlot formant Maninkari est vaste, vaste comme l’océan. Il arrive que celui-ci s’agite et éclabousse, s’élève et rugisse. Il arrive aussi qu’il préfère sa surface miroitante, comme sur le précédent album L’Océan rêve dans sa loisiveté. Il déploie alors, dans la plus obscure évidence, la surface du rêve. Qui observe les éclats d’un soleil rasant sur une eau à peine troublée mais jamais plus calmée que les feuilles du tremble, aperçoit dans le même temps l’insaisissable du songe ; telle est la musique de Maninkari. À l’instrumentarium varié, et débordant l’habituel orchestre acoustique / électronique du musicien bourdonnant, les frères Charlot ont préféré dans Organolaficalogramme le socle baroque de l’orgue, du violon, de l’alto et des percussions. La vibration s’ancre alors aussi profondément que la basse d’orgue le permet, celle-ci rêvée en fantôme des phrases plus claires, filant une seule ligne où la psychonavigation s’accomplit. Autour de ce fuseau d’orgue, compactant l’expérience sensorielle en la seule lumière, volètent les étincelles de cordes. À elles toutes elles illuminent un peu la nuit et peut-être plus encore elles la percent. Musique sacrée d’une mystique probablement sans dieu, Organolaficalogramme dessine en pulsant l’ampleur du manteau d’ombre, trace le contour d’une nuit dont le songe est musique seule. Dans l’expression la plus minimale, qui sied à cet exercice, les frères Charlot se montrent une nouvelle fois oniromaîtres, terme que je me permets d’inventer, singeant de loin leur cryptophasie de jumeaux qui dans certains de leurs titres d’albums, de dessins, relève d’une syntaxe « onirisée ».

Semblable encore en cela au domaine du rêve, la pratique des frères Charlot peut verser de la musique au dessin comme deux plans se croisent et s’alimentent. Le nom de Sphyxion, qu’ils empruntent plus volontiers avec leurs expériences graphiques, est aussi devenu depuis peu leur alias pour la composition d’une musique qui ne doit pas moins au rêve et à l’élargissement de la conscience mais parcourt pour cela des voies plus technologiques. Cependant, comme le rêve est souvent une forme de la nostalgie, Sphyxion joue une musique que l’on qualifierait sans scandale de rétrofuturiste, empruntant à la cold wave et aux synthétiseurs minimaux des pionniers cosmiques. L’extérieur intérieur, le « désintégré réintégré » de Moebius, voilà peut-être de quoi ce rêve synthétique des jumeaux est le paysage. Aussi loin que le regard porte dans cette musique, il entrevoit un horizon bleuté qui pourrait aussi bien être la toile de fond d’un espace suréclairé. Sous la surface aqueuse, peut-être une peau, peut-être une carène de vaisseau, la musique pulse, ondule, caresse ; la matière électronique revendique alors, et pour le reste de l’album, son tropisme organique. C’est probablement ce qui fait de Shyxion, plus encore qu’une continuité des expériences électro cold des années 70 à 90 (de Kraftwerk et Eno à Autechre et Seefeel en passant par Section 25), une manière d’équivalent chromé de Rapoon… Le rêve, le paysage, jusque dans ces souffles lents et verticaux, rasant les reliefs et les assimilant. Sur cette chaloupe hypnotique, une voix féminine (Zoé Faget) navigue parfois de conserve, sirène sous la brume, répétant de sa voix froide la prétention au sang chaud que proclament les belles vagues de synthétiseurs : le silicium se rêvant humeur.

Denis Boyer

Fovea Hex – The Salt Garden I

14th mai 2016 by

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Headphone Dust / Die Stadt

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Cinq années séparent The Salt Garden, nouvel E.P. de Fovea Hex, de l’album Here Is Where We Used to Sing. Cinq ans pour découvrir ce nouveau gisement de gemmes que recèle chacun des morceaux du groupe constitué autour de Clodagh Simonds. Des gemmes, ces chansons n’ont pas que la rareté, elles exercent encore leur fascination par le tremblement de leur feu, l’eau fragile de leurs facettes. Il a toujours existé dans cette musique, depuis la trilogie Neither Speak nor Remain Silent et jusque sur l’album, un point de vibration qui prononce la fin ou le début de la fragilité. Des plus éthérés et expérimentaux de ses travaux dans Fovea Hex, à savoir ceux de la première trilogie, Clodagh Simonds a gardé ici la respiration absorbée par la lumière. De ses compositions plus lyriques de l’album Here Is…, elle fait encore miroiter l’horizon des vallons verdoyants rasés par la lumière des crépuscules. Secrets intimes ou révélations de la formule du monde, les chansons de Fovea Hex soulèvent une douce et grave épiphanie (« Almost always/She will appear by nightfall/In the near dark/And the farness gives way » – paroles extraites du morceau The Undone Mother). Dans The Salt Garden ce sont autant de cristallisations discrètes, de croissances de gemmes : jardin de sel, microcosme florescent. De même que l’arbre en laissant ses feuilles génère l’humus où, le moment venu, ses fruits tomberont en promesse de régénération, de même en ce riche terreau de drone se préparent les mouvements qui se résoudront lors d’un printemps sonore, en nouveau feuillage et superbe ramure. Ici, l’arborescence est saline.

Le dénuement de forme est de ceux que l’on pratique à rebours, après avoir tant éprouvé sa technique que la plus belle des réussites est la mise à nu. La voix de Clodagh Simonds, si justement appariée à l’harmonium jusque dans la fin de ses réverbérations, lève en paroles – mais ce pourrait être aussi bien le chant du vent, de l’eau, de la terre – des chansons qui semblent sans âge, comme issues de la lande.

Qu’elles soient domestiques ou pastorales, ces chansons possèdent la force des éléments (on pense aux Murder Ballads de Martyn Bates et Mick Harris) à tel point qu’elles paraissent générer la musique qui tantôt la suit en traîne, tantôt l’enveloppe, violon et d’autres cordes, harmonium, piano, textures alchimiques… jusqu’à habiter seule le dernier morceau, Solace, entièrement instrumental, où Cora Venus Lunny et Laura Sheeran, ou encore Kate Ellis, Brian Eno (enthousiaste dès la première heure) et le violoniste baroque Justin Grounds retrouvent Clodagh Simonds et Michael Begg (Human Greed), co-compositeur à demeure.

The Salt Garden I est le premier EP d’une nouvelle trilogie. Il inaugure dans le même temps ce que je n’ai pas peur d’appeler un renouveau recommencé : il en est ainsi de chaque nouveau jour.

Denis Boyer

Michael Begg I Human Greed – Let the Cold Stove Sing

13th mai 2016 by

Sonic Area – Eyes in the Sky

9th avril 2016 by

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Ant-Zen

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On avait laissé Arnaud Coëffic / Sonic Area dans les folies d’absinthe et les fantasmagories du spiritisme sur l’extraordinaire album Music for Ghosts. C’est quatre ans plus tard, « le regard dans le ciel » que l’on reprend connaissance, et l’on a franchi en réalité plus d’un demi-siècle, soit la durée qui sépare la sépia où se côtoyaient les fantômes de Huysmans, Méliès et Redon, du technicolor de la conquête spatiale : Eyes in the Sky est publié, à escient, cinquante-cinq ans jour pour jour après la mise en orbite de Youri Gagarine. Cette date du 12 avril 1961 semble, pour Arnaud Coëffic, cristalliser tout ce que la première migration de l’homme hors de la Terre peut faire rayonner, en soi et à rebours, de rêve et d’imagination. Cette musique du « Futur antérieur » poursuit les rutilances spatiales de la science reine comme des premières textures synthétiques qui sont ses filles – la fusée Vostok commandée par les claviers de Tangerine Dream.

La musique de Sonic Area est essentiellement électro, j’ai hésité à écrire électronique mais je crois qu’il est encore juste de la nommer électro. Pourtant, dès ses premiers disques, mais plus nettement depuis Music for Ghosts, cette électro est l’ADN mutant d’une musique qu’elle contient en germe, formule augmentée d’autres hélices ; là un tournant de siècle, ici un carrefour stellaire.

Eyes in the Sky se déroule ainsi en spirale, plus prosaïquement cela signifie que les constructions y sont plus répétitives, bouclées, hypnotiques, et même en apparence plus minimalistes. Les motifs synthétiques, respirant sur de longues périodes, se répondent comme signaux de radar et échos stellaires. Mais ce minimalisme n’est que de façade car peu à peu, sur le morceau d’ouverture (Neon Tunnel Drive) par exemple, s’adjoignent d’autres énergies, qui élargissent l’empan, séquenceurs et nouvelles réponses, rythmes et vibrations chromées… voilà pour la première mise en orbite, déjà ellipsoïdale. Tous les titres évoquent cette ère de progrès que la science et l’ouverture à l’espace promettaient – extension du positivisme – autant que la mélancolie des lendemains qui déchantent (Loneliness of the Physicist, The Soul of a Robot, Spacewalk Incident), et la musique adopte cette même posture paradoxale. Les œuvres des pionniers cosmiques, Schulze, Tangerine Dream…, se prolongent dans l’électro, leur regard rétrospectif est partagé : ces musiciens électroniques de plusieurs générations sont les débiteurs des rêves d’espace devenus réalité. Les morceaux de Sonic Area vibrent de cette même émotion, s’allument dans les mêmes aubes panoramiques, se tranquillisent dans les mêmes cratères lunaires, fredonnent autour des mêmes nuages – le morceau Dancing With Clouds mêle joliment souffle ouranien et ritournelle de lumière sur son de synthétiseur vintage. Ailleurs, la musique semble avoir fait escale sur quelque astéroïde, et forte des échantillons qu’elle a collectés en son sol, tellurise ses sonorités, sature le séquenceur sur quoi pleuvent les rayons cosmiques d’une formule robotique. Ainsi fertilisée, l’atmosphère se dilate, épaissit des vapeurs et s’achève en rythmes que l’on se risquerait presque à qualifier de « boisés ». La musique de Sonic Area se révèle alors démiurgique, ensemençant tant les froideurs cosmiques qu’elle traverse que l’imagination de qui l’écoute. Dans la nuit perpétuelle des faces cachées, l’imagination s’apparente au rêve et c’est  ainsi que l’on peut entendre cette charnière de l’album que constitue le sixième morceau Pale Blue Dot. Tenté par sa mélancolie « terrestre «  (le rêve du cosmonaute ?), la nostalgie du petit point bleu, j’ouvre la porte de la vidéo qui l’illustre (https://vimeo.com/160434634), m’aperçois que la maison abandonnée que j’arpente, la chambre que j’observe, sont tout entières dédiées à celui qui, au XIXe siècle, inaugura ces rêves d’espace, d’exploration lunaire (Autour de la Lune, De la Terre à la Lune) ; le portrait de Jules Verne comme ses livres se repèrent facilement sur le papier peint jauni. Sonic Area, les « yeux dans le ciel », musicalise-t-il notre époque qui se souvient de Gagarine, ou celle de Jules Verne qui, via Méliès, rêve et imagine Gagarine ?

Alors, sans plus trop savoir si le regard joue rétrospection ou prospection, on se dit que pour conduire de Music For Ghosts à Eyes in the Sky, il n’a suffi que de changer d’au-delà.

Denis Boyer

2kilos&More – Lieux-dits / Gjöll – The Background Static of Perpetual Discontent

6th mars 2016 by

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Ant-Zen

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Je crois qu’il ne m’est jamais arrivé de parler de la musique de 2kilos&More sans commencer par souligner sa richesse d’influences et plus encore son impressionnante capacité de synthèse. Ce disque m’oblige à me répéter. Au post rock des premières publications musicales de Hugues Villette (moitié de 2kilos&More) dans le groupe M’Own (vite rebaptisé My Own), s’est ajouté le goût pour l’électronique sous toutes ses formes. Mais plus qu’un ajout, c’est une combinaison, un alliage. Avec Séverine Krouch, autre moitié de 2kilos&More, Hugues Villette n’a donc cessé de redéfinir cet assemblage. Cependant sur Lieux-dits, la tendance n’est pas à l’équilibre des éclairages, mais à la noirceur, à l’épaisseur, à la densité. Le morceau Après tout, ouvrant l’album en presque dix minutes, l’annonce. Il palpite tout d’abord d’un code électronique répétitif, avant de s’élargir au fredonnement mélancolique de la nappe, elle-même vite portée par le grand vent de l’épopée des cordes. La rythmique (batterie et boîte doublée ?), prolonge le souffle en territoire « ant-zenien » sans lui ôter sa brûlure rock (on pense alors à des voisins de label comme Ginormous ou Lowness). Une musique hautement pictogène, une musique de survol qui pour la suite de l’album préférera l’exploration du sol et de sa dureté, comme avec la voix sur trois morceaux de celui que l’on pourrait considérer comme le troisième membre du groupe, l’Américain Black Sifichi. Cette voix, comme celle d’un Clint Ruin dont les textes seraient affiliés encore et encore à la beat generation, bénéficie d’un accompagnement particulier, des syncopes, des grincements de cordes, une pulsation humide, en mot d’une musique qui lui sert de corps, jusqu’à parfois s’effacer à son profit. C’est le seul reproche que l’on peut adresser à cette nouvelle collaboration (ici sur trois morceaux). Pour les instrumentaux, l’énergie ressentie dès le début se confirme le plus souvent, dans les boucles de chaleur que les trois instruments basse, guitare, batterie font voleter, parfois autour d’un subtil tissage électro. C’est le plus brut sans aucun doute des albums du duo – jusque dans les morceaux de texture comme Presque là, un obsédant arpentage de l’obscurité humide – c’est une expérience montrant leur goût de l’aventure, de la redéfinition permanente, mais peut-être aussi une nouvelle direction plus ostensiblement rock et postindustrielle.

Et sans doute fait-il lire ainsi leur participation pour un morceau (encore en compagnie de Black Sifichi) au plus récent album du duo islandais Gjöll The Background Static of Perpetual Discontent.

La musique de Gjöll, dont la violence industrielle, power electronics et martiale plongeait tant dans le magma que dans la glace qui constituent la géographie de son lieu de création, est ici modulée, hantée, visitée par des ambiances qui l’apaisent, en tout cas sur la majeure partie de l’album. La voix de Jóhann Eirícksson est aussi souvent susurrée dans le noir et l’humide qu’elle est saturée dans la fusion des harmoniques (je pense au deuxième titre, Perpetual Discontent) ; c’est alors qu’elle finit par intégrer les autres saturations, dans une habile manipulation qui en fait un courant d’air chaud comme les autres dans le maelstrom postindustriel, tout en la distinguant par le léger relief qu’elle conserve, celui des mots. Pourtant ceux-ci se concluent vaporisés, n’échappant pas à la température et à la pression. Mais revenons à ce climat que l’on peut qualifier de plus apaisé et qui, en somme, différencie cet album des précédents (le premier, Way Through Zero, étant incontestablement le plus réussi de leurs travaux les plus violents). Pour cela, The Background Static of Perpetual Discontent ne fait pas que redistribuer les équilibres, il revigore l’inventivité du duo, surprend dans les accalmies, dans le vide et l’écho qui sont aménagés pour que les résonances de guitare les arpentent, comme sur By the Harbour. On y entend donc également, et contre toute attente, le duo/trio 2KilosandMore avec Black Sifichi, sur un morceau qui leur ressemble tant que c’est à peine si l’on reconnaît la musique des Islandais. Mais cette expérience, ainsi que les plages les plus étirées, les étendues cinématographiques (quelle histoire peut se dérouler dans cette scène d’usine de No War on My Skin ?) renouvellent totalement la musique de Gjöll, et jusque dans les retours les plus épiques de la fonderie : la violence noise se trouve alors pondérée d’images et de fantômes ambiants, tant et si bien que l’on peut sans peine pour ce métal-là, parler d’alliage.

 

Denis Boyer

Charlemagne Palestine – Ssingggg Sschlllingg Sshpppingg

12th février 2016 by

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Idiosyncratics

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On a souvent qualifié la musique de Charlemagne Palestine de minimaliste, et de répétitive. Quant au minimalisme, je pense que l’on se trompe. Le drapé d’une plage de sable peut sembler minimaliste mais, pour peu que l’on s’y penche, apparaît l’amoncellement sans cesse recomposé d’innombrables grains de quartz. De même, la musique de Charlemagne Palestine, dans son tissage fuselé, présente un complexe entrelacs d’harmoniques à l’oreille assidue. Pour la répétition c’est autre chose. Que vise la répétition ? L’illusion de la fixité ou le ralentissement du déroulement afin de piéger le présent ? Pour Charlemagne Palestine, il me semble que c’est cette deuxième voie qu’il explore avec tant de bonheur. L’album Ssingggg Sschlllingg Sshpppingg, composé d’une unique pièce, et enregistré spécialement pour le label belge Idiosyncratics fondé par Yannick Franck, met en valeur selon ce même label, les qualités de chamane du musicien new-yorkais. Écoutons : sur un tapis de bourdons lumineux, une voix aigrelette, celle de Charlemagne Palestine, psalmodie des sons comme une glossolalie. Puis, rapidement, survient ce mot, répété dans le rythme infime de la respiration du drone : sing ! Il résonne, se mêle aux autres phonèmes, se décrit lui-même tout autant qu’il invite l’auditeur à bourdonner à l’unisson du réseau de lumière volatile. La voix se retire, et dans sa laisse dévoile combien le jeu d’élytres s’est agrémenté au cours des minutes alors qu’on le croyait fixe : plus granuleux, grésillant de vie, épaissi, visant le zénith. Alors il invite de nouveau l’incantation qui remonte, grossie par endroits d’un fantôme de cloches en hommage à l‘eau et au vent. La répétition s’est faite superposition puis édification.

Puis, dans la quinzième minute, se produit quelque chose que la seule coïncidence du chant et du savant canevas d’harmoniques peut provoquer : rappelons-nous, dans le film La Nuit du Chasseur, le chant de Pearl sur la barque qui glisse, entourée des branches et des animaux bienveillants qui surplombent les enfants ; de même que le chant de Pearl dans ce contexte transmue irrémédiablement l’histoire en conte de fées, de même la fragile psalmodie de Charlemagne Palestine, cousue dans le tissu bourdonnant, fait basculer la pièce dans cette magie que le mot chamane induit : le chamane n’est pas soumis aux forces magiques comme le prêtre, il négocie avec elles, il les plie parfois, les visite d’égal à égal. Ici, la musique devient l’univers tout entier, tout de bruit émerveillé : les émanations de la bouche, de la voix au gazou, participant à la treille des vagues bourdonnantes. Lumière et sol, esprit et matière, c’est une musique plénière, qui convoque jusqu’à des cliquetis de métal, des percussions martiales, d’autres voix, affairées, à l’arrière-plan ; est-ce une ville plutôt qu’un ciel ? C’est un monde, que le chant a fait lever. Un monde qui s’achèvera dans le plus ténu du filin, dans le plus dérisoire de la voix.

 Denis Boyer

Moljebka Pvlse – In Love and Death. You are alone 10’’

9th février 2016 by

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Substantia Innominata

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« Dans l’amour et dans la mort on est seul ». Admirable thème d’exploration pour une musique qui a vocation à naviguer dans la zone grise de nos expériences. Toute psychologie se construit sans doute sur cette solitude qui fait de chacun un individu, subjectif, sans cesse mis en demeure de se faire l’artisan de son rapport au monde. Mais si nos pensées ne peuvent nous appartenir qu’en propre, il est bien deux domaines dans lesquels cet isolement se fait plus aigu, plus douloureux certainement : deux expériences limites que sont d’une part l’amour et sa dévastation et d‘autre part, non pas la mort qui est au contraire, pour adopter la terminologie de Georges Bataille, un retour au continu, mais certainement l’approche de la mort. Aussi bien le groupe suédois Moljebka Pvlse contourne cette difficulté (ne pas confondre la mort et le dernier instant, qui appartient encore à la vie), en scindant la proposition en deux parties, deux faces d’un bel EP 25 cm publié par Drone Records dans sa série Substantia Innominata. La première, In Love and Death, abouche donc une nouvelle fois le couple Eros/thanatos, mystère des deux extrémités de l’existence : « Nul ne voit la scène qui le fit. Nul ne voit la scène qui le défera » écrit Pascal Quignard, également imprégné de la pensée de Bataille. Cette pièce s’écoule comme un calme fleuve de spleen, charriant ses harmoniques comme les reflets du ciel chargé d’humeurs obscures. Un flot d’émotion sans alluvions sentimentales se dessine en rubans, à peine mobile dans la lente coulée des traitements de cordes, de synthétiseurs et de field recordings, atteignant l’illusion de fixité d’un vrombissement d’orgue suspendu. Illusion à peine réfutée par le léger tremblement qui ride sa surface. La grâce illumine de son soleil noir cet inexorable fuite comme le sourire du mélancolique. Les échos de voix qui se superposent au faisceau d’harmoniques en fin de pièce ne peuvent alors que résonner comme un hymne à la nuit, un dernier chant du monde. À ce point de l’expérience, seule la solitude extrême définit le rapport à ce monde. La pièce de face B, You are alone, l’illustre dans un paradoxal mais salvateur surcroît de lumière. Une vibration de basse, en légère distorsion, verse son reflet dans un frisson de clarté plus aiguë. L’épanchement se double ainsi en un dialogue intérieur, peut-être le regard que l’on plonge dans sa propre pensée, interlocuteur imaginaire de toute méditation. Toujours est-il que cette pièce est plus voyageuse que la première, irrémédiablement mais lentement menée par les séduisants effrois. La solitude, selon Moljebka Pvlse, se parcourt avec plus de détermination ; d’un dark ambient magnifiquement affligé on parvient ensuite à un « twillight ambient » encore fécond des lumières de l’après-midi : les résonances métalliques du soleil et le répons des grillons persistent à l’oreille car, avant la nuit – les sons de vent et d’orage la promettent sans repos – on tire encore profit des chaleurs du jour.

Denis Boyer

Ogrob & Vomir – Diffusions intradermiques et enregistrements en cavités corporelles LP

9th février 2016 by

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Les Editions Vibrisse

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Utiliser le corps humain comme objet sonore n’est pas une idée neuve, on rappellera, sans souci d’exhaustivité, Daniel Menche, les Coum Transmissions, Einstuerzende Neubauten, CoCaspar… La particularité de ce travail de captation réalisé par Ogrob (Sébastien Borgo de L’Autopsie…) c’est l’utilisation quasi totale du corps dans le processus. Des sons, des bruits, fournis par Vomir (Romain Perrot) sont diffusés avec des haut-parleurs fixés sur la cage thoracique de quatre femmes. Le son les traverse, amplifié et transformé par les corps, leurs mouvements internes et leurs humeurs secrètes. Processing uniquement corporel, cette modification est récupérée par des hydrophones placés dans le vagin des quatre femmes. Machine à transformer par excellence, le corps digère ici le bruit, filtre la matière sonore et la fait sienne au terme de formules complexes.

Quatre pièces, du nom des quatre femmes, la première, Valérie, inaugurant l’expérience par la restitution lointaine de notes de piano. Le reste des bruits diffusés par Vomir, le « harsh wall noise », emmène plus loin de l’environnement ambiant et culturel, pour aider à plonger au cœur d’un système plus diffus. Le souffle granuleux qui s’échappe du corps sera présent dans les quatre pièces. Dans cette première, l’aqueux (mouvements fluctuants, débordements) le dispute au brumeux, par la recréation d’un écosystème aveugle. La matière de la seconde pièce, issue de Katia, est plus manifestement ignée. Le feu intime se nourrit de la granulosité, et le frottement des particules entre elles va jusqu’à éclairer cette pièce par la chaleur qui s’en dégage. Véritable foyer de combustion, cet organisme est caressé de l’intérieur par ces vagues sonores qui telles les flammes fusent en mèches épousant la courbe des parois.

La troisième femme, Alexandra, fait lever en elle une pièce plus aérienne. C’est un corps d’où sourd un souffle presque léger où virevoltent bien plus facilement qu’ailleurs les mille bruits d’une contingence organique toujours active. Elle se fait l’écho de tous les pépiements et résonances que son corps traduit et ajoute. Alors que pour Anne, quatrième et dernière femme à s’être prêtée à l’expérience, l’amplification ressemble à un printemps, au mouvement que les forces telluriques compliquent avant de laisser échapper les premiers rameaux de la saison. C’est donc la pièce la moins musicale, la plus trivialement organique, mettant en scène le travail d’un humus réchauffé, les gargouillis et les souffles répercutant à peine le son instillé, déjà assimilé dans leur propre formule.

L’utilisation du corps de la femme n’est pas seulement symbolique, il est hautement significatif. Car plus que son métabolisme qui, pour ce qui nous intéresse ici, ne diffère pas sensiblement de celui de l’homme, c’est sa dimension matricielle qui est valorisée dans ce projet. Lieu par excellence où préparer une musique organique, le corps et, en particulier celui d’une femme, donne véritablement naissance à un nouvel être sonore – elle l’élabore.

Sons organiques comme ceux d’un environnement extérieur, ces morceaux, récupérés aux portes de la matrice, ces Diffusions intradermiques et enregistrements en cavités corporelles, ne diffèrent pas radicalement de pièces réalisées à base de field recordings de milieu aquatique ou forestier. Ce beau travail donne à entendre, à lire le corps comme le faisaient les alchimistes, à la façon d’un microcosme.

Denis Boyer

Franck Riggio – Psychexcess II Futurism

27th janvier 2016 by

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Hymen
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Le surréalisme se proposait, dans le Premier Manifeste, de révéler « le fonctionnement réel de la pensée ». C’est en quelque sorte le projet que s’est donné Frank Riggio, en projetant une trilogie musicale à valeur quasi cinématographique, à visée de « révélateur ». Quoi révéler ? L’image bien sûr, née de la rencontre d’une imagination consciente et de la part trop souvent refoulée par les peurs. Haro sur les dualités, et voici le projet d’un déroulement globalisant et libérateur.
Le discours est singulier, la méthode l’est moins. Toute musique fertilisante pour l’esprit pictogène, toute œuvre musicale, maximaliste ou non, plantant son décor à la zone frontière de l’abstraction et de la figuration, remplit par principe le même rôle.
Voyons la forme. J’avais pensé, en écoutant le premier volume de cette trilogie, Psychexcess I – Presentism, à Sonic Area, dont le chef d’œuvre Music for Ghosts réussissait totalement, dans un format électronique augmenté par mille autres bruits, à faire lever un cinéma (en l’occurrence dix-neuvièmiste). Pourtant, Psychexcess I n’égalait pas cette maîtrise, Arnaud Coeffic (Sonic Area) et Frank Riggio semblent s’abreuver aux mêmes sources mais leurs tissus n’en sont pas pareillement hydratés. Les trop nombreux changements de plans ne permettaient que rarement la fermentation tranquille d’un panorama évolutif. Les instruments, factices ou réels étaient bien là, dans leur exécution de B.O., les fields recordings augmentaient bien le décor, l’émotion surgissait de part en part des brillances, mais les rapidités, le glitch surtout, et même quelques rythmiques scorniennes sans éclat, fracturaient trop souvent la chaussée.
Avec Psychexcess II – Futurism, Frank Riggio n’apporte par seulement le deuxième volume de sa trilogie, il rend la croissance organique. Peut-on risquer la parabole suivante : le présent insaisissable fuyait sur le volume 1, alors que sur le 2, le futur, en projet, prend la place et le temps de son déploiement ? Toujours est-il que les pièces, encore dans le dessein « d’abolir les dualités », s’expliquent en paysage total. Montagnes de rythmes, rivières de cordes, méandres de basses vissées, accidents tectoniques du ping-pong façon Aphex Twin, se dessinent dans une musique tantôt boisée, tantôt essartée, parfois spongieuse, continuellement lumineuse – jusqu’à l’épiphanie comme sur le morceau Flying Psyche II. Totalement onirique et paysagère, cette musique confond volontairement les prérogatives : les fuseaux électro chantent comme des voix et lorsque des voix paraissent c’est pour veiner le ciel en fuseau d’ozone. Psychexcess II – Futurism est une réussite organique dans le champ électro (haro sur les dualités !). Le futurisme de Frank Riggio n’a finalement que peu à voir avec celui de Marinetti mais cent ans se sont écoulés : la musique futuriste est advenue, la musique surréaliste est advenue, et c’est ici un disque à l’allure de manifeste.

Denis Boyer

V.A. – Drone-Mind / Mind-Drone vol. 4

17th janvier 2016 by

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Drone Records

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La série Drone-Mind / Mind-Drone de Drone Records poursuit le même but que celle des cent 7’’ que le label a publiés sur plusieurs années : constituer un catalogue ouvert des immenses possibilités d’exécution d’une musique bourdonnante postindustrielle. À ceux qu’un genre de musique prenant naissance dans la texture fait irrémédiablement penser à la simple répétition, cette collection tisse pour les contredire un canevas bigarré. Quand les 7’’ étaient consacrés à un seul artiste (confirmé ou à découvrir), les LP de la série Drone-Mind / Mind-Drone présentent chaque fois quatre musiciens. Ce volume 4 poursuit l’exploration de « l’esprit » par la voie du « bourdon ». La première face est habitée tout d’abord par Kirill Platonkin, de Russie où la scène drone est très active. Sa musique, quoique se déployant autour du gris, est très émotive, et peut-être en raison de cela semble-t-elle en constant envol, se déployant autant à la façon d’ailes que d’une corolle. Curieusement, c’est la prérogative de ces musiques qui arrêtent le temps, ce déploiement paraît sans fin. Plutôt : le voyage du bourdon granuleux est sa propre fin. Les changements tonals figurent alors d’insensibles modifications d’altitude auxquelles l’auditeur attentif accorde inconsciemment sa respiration. Le peu de lumière, comme dans une aurore perpétuelle, prépare l’oreille à la pièce de Jérémie Mathes, qui complète la première face. À la suite de tentatives fameuses, comme celles d’Einstuerzende Neubauten, Michael Northam, Toy Bizarre…, il a enregistré des sons captés dans un réservoir métallique vide. Ces field recordings ont servi de base à sa pièce que l’on devine sombre, résonante mais aussi, et c’est plus curieux, aérienne, en ce sens qu’elle est traversée d’un souffle puissant et modulé qui gonfle certaines fréquences, alors qu’il en effiloche d’autres. C’est un élément de grande élégance, en même temps que le révélateur de la pièce, qui la libère d’un environnement clos dans quoi elle aurait pu sombrer.

Puisque tout ici est affaire de métamorphose, de passage, comme pour la réactualisation perpétuelle des puissances mythologiques, on ne s’étonnera pas de découvrir la longue pièce ouvrant la seconde face, œuvre du musicien et anthropologue portugais Iliou Persis, qui construit sa symbolique sur la puissance chamanique des masques. On sait depuis Caillois que les trois fonctions du masque sont superposables aux trois fonctions du mimétisme animal : camouflage, travesti, intimidation. Ces deux dernières inspirent ensemble le musicien qui se projette revêtu d’un masque d’animal, laissant le caractère de celui-ci investir sa propre psychologie. La pièce est de facture assez classique, mêlant percussions rituelles et échos métalliques, fuites synthétiques et boucles analogiques. C’est effectivement une pièce de passage, une musique onirique où l’esprit se dépossède, sinon de ses repères musicaux, d’un rapport au temps trop direct. Les grondements lointains, figurant sans doute l’animal du masque, terminent de colorer la pièce d’une brumeuse luxuriance. Enfin, plus calme, autrement organique, la musique du Pakistanais Roman Kharkovsky est essentiellement nocturne. Mais si elle est plus étirée, presque exempte de pulsation, elle n’est pas étrangère au rythme du corps, celui qui dort et navigue pour l’instant dans le trouble du ciel nocturne, les décors intérieur et l’extérieur du rêveur se confondant pour le voyage sonore. Portée par le vent, happée par la Mer Noire, cette musique se veut errance sur les rives d’une rivière d’Ukraine. Le souffle de la nuit, les vagues synthétiques et tout aussi nocturnes qui enrubannent le ciel laiteux d’étoiles, cela constitue pour conclure ce volume 4, l’apparition d’une des figures du drone les plus rarement représentées sur le label, celle fidèle et héritière de la musique cosmique.

Denis Boyer

Phil Maggi – Motherland

17th janvier 2016 by

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Idiosyncratics

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Phil Maggi est de toutes les obscurités et il a vite montré, au plus loin du bruitisme qu’il a d’abord fréquenté, que le sourd, le mystérieux, le vertige, l’humide, peuvent s’enfler sur bien des levains. Motherland est peut-être cette patrie du noir, un noir alchimique comme un grand-œuvre musical. Dans l’athanor cuisent des field recordings, des synthés analogiques, des boucles, des guitares et divers samples de musique traditionnelle. Des réseaux s’y déploient, de la zone industrielle au quartier de la cathédrale gothique, nimbés d’une pluie versant du spectre de ténèbres. Le temps aussi se floute dans ces scènes d’un crépuscule éternel. Phil Maggi joue des allongements, des résonances, et lorsqu’une mélodie s’extirpe des bouillons obscurs c’est pour rapidement se boucler.

Si j’emprunte un tour si pittoresque pour présenter ce disque, ce n’est pas, je crois, trahir un esprit, que Phil Maggi a pensé en s’inspirant de travaux et spéculations ésotériques aussi divers et complémentaires que ceux de Giordano Bruno, Fulcanelli et du tailleur de pierre Robert Garcet. Un imaginaire alchimique, une lecture codée du monde résonnent ici. Ce sont les accords du feu et de l’eau, d’une musique que l’on hésite à qualifier d’ambiante tant elle s’active continuellement, tant ses espaces ouverts de répétitions donnent le gîte à une foule de micro-événements déroulant leur propre histoire. C’est peut-être le code de pulsation d’un monde qui nous était devenu étranger – ce mot Motherland, étrangement impossible à traduire en français sauf à tenter le barbarisme « matrie » – la clé de l’indistinct des origines, une musique de l’édification utérine, la complexe matrice d’un monde dont nous sommes le corps, lequel fut simplement baigné de noir et de son jusqu’au premier cri du monde.

Denis Boyer

Galati – Gletscher

4th décembre 2015 by

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Psychonavigation Records

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Y a-t-il plus intense expérience de déterritorialisation que celle de la dissolution ? Roberto Galati, que tous les sons de son instrumentarium, des cordes aux touches, accompagnent dans sa traduction de l’expérience de la glace, Roberto Galati accomplit dans une même démarche les deux exils. Dans les glaciers du Pakistan, du Tibet ou du Groenland, il étend sa conscience au-delà des limites de son corps, et nous dit qu’il pense avoir trouvé ici la source du panthéisme primitif. La traduction musicale qu’il opère, comme sur ses précédents travaux (voir Fear Drop 17), manifeste dans le même temps cet isolement dont la longue traînée d’harmoniques contient plus que de la mélancolie, et la puissance statique des monuments de glace. D’anciennes divinités pourraient bien s’y encaver, leur chant filtre alors dans la musique de Galati. L’épanchement romantique qui s’en écoule rappelle à bien des endroits cette beauté de la tristesse que le duo Troum exprime de ses boucles de cordes. Comme eux, comme Labradford et Stars Of The Lid aussi, Galati les fait s’effilocher. Il imprime un mouvement circulaire, un rythme étouffé comme la colossale respiration percussive des souterrains de glace. Le ciel bleu n’est pas absent de cette musique. Il participe de la réverbération sur les allongements des cascades de givre. Leur savante dentelle, grésillant comme cristal au soleil, s’arrange de bleu, le moire et l’avale dans les vagues de cordes, qui se fredonnent presque comme un dernier chant des glaces, avalé par l’infini bourdon du brouillard.

Denis Boyer

Mirt – Vanishing Land

4th décembre 2015 by

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BDTA

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J’ai déjà évoqué la qualité paysagiste de Mirt, telle qu’il l’a démontrée sur l’album Artificial Field Recordings par exemple. Qu’il s’agisse de synthétiseurs, de sons trouvés, de field recordings même (des vrais), tout est matière et relief dans la composition d’une bande-son qui couvre un paysage complet. L’album Vanishing Land, pensé d’abord comme la compilation de trois EP, complété par des interludes et des morceaux inédits, n’échappe pas à cette règle, et sa construction elle-même donne naissance à une nouvelle entité sonore. À l’intérieur des morceaux tout d’abord, l’on assiste au déploiement organique des sons : bourdon, pulsation, pépiement. Stratifiant ainsi sa musique subtilement vascularisée, Mirt s’adosse aux monuments de Zoviet*France ou Rapoon, ajoute sa pierre à l’édifice d’une musique matricielle. Dès l’instant que ce regard est posé, on comprend les réverbérations comme les palpes ou les vaisseaux d’un paysage sonore en expansion. Toute synthétique qu’elle soit en bien des endroits, la musique de Mirt globulise, respire, palpite, s’étend en spirales fractales. Prenons de la hauteur, depuis le cosmos qui surplombe les crêtes de ce paysage, l’auditeur scrute les exhalaisons sonores d’une même terre, tantôt rythmée, tantôt sablonneuse, toujours habitée. Que l’éclosion lumineuse, la caravane du désert, les éclats de voix ou la douce circulation des vagues protomélodiques la peuplent, cela n’a pas d’importance. Ils parlent tous la même langue d’avant Babel : estompement des frontières entre les sons, équilibre des matières, amalgame parfait. Mirt est un alchimiste.

Denis Boyer

Human Greed I Michael Begg – Hivernant

8th novembre 2015 by

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Omnempathy

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Il ne faut pas s’étonner que Hivernant, nouvel album de Human Greed (encore une fois réduit au seul Michael Begg), débute dans le chant des oiseaux. La musique de Human Greed s’épanouit au seuil de la nuit, de l’hiver ou de toute autre zone d’obscurité, comme œuvre de passage, un lieu sonore où s’étirent le temps, les soupirs, générant un éternel crépuscule. À cette extrémité, les oiseaux chantent donc, célèbrent le jour déclinant ou la nuit naissante. Ils ouvrent la voie au songe d’une nuit – d’hiver – qui s’éternisera aussi merveilleusement que lorsque les êtres féériques jouent avec la mémoire et les sentiments. C’est ainsi également qu’Emily Dickinson arrête le temps en quatre vers (Too happy Time dissolves itself / And leaves no remnant by – / ‘Tis Anguish not a Feather hath / Or too much weight to fly)[1]. Quand la vague du savant tissage de Michael Begg se déploie, elle s’élève et se repose en douce cadence, à la façon dont le vent chaleureusement fait onduler les blés. Deux bourdons, l’un de sol, l’autre de ciel, figurent le panorama dans lequel l’auditeur devient arpenteur, patient marcheur d’un paysage en pente douce. Champs, puis herbages se dessinent, prennent corps dans les deux fuseaux d’harmoniques. Le piano y pleut, en notes économes, nimbant d’un peu plus de mélancolie ce paysage sonore qui refuse de s’abandonner totalement à l’abstraction, de s’ouvrir totalement à la figuration. Les deux figures tutélaires d’Arvo Pärt et Alfred Schnittke sont louées en hommage sur deux titres de l’album ; cela s’entend dans le mysticisme sombre et le pastoralisme automnal qui habitent la musique de Human Greed depuis au moins cinq albums. Celui-ci particulièrement, le plus minimaliste indéniablement, prend à sa charge la polysémie du mot souffle. Un supplément d’âme pénètre en chaque lieu, jusqu’aux plus froids et aux plus fragiles des recoins de cette musique où les vibrations de cordes se perdent comme la palpitation de l’oiseau dans le vent glacé. Dans le même temps, un faisceau lumineux, d’harmoniques, semble venir du plus profond de la cathédrale que Michael Begg avait explorée en compagnie de Colin Potter (Fragile Pitches). Mais ici, c’est le fantôme, le lointain sonore qui ressurgit en écho, souffle d’hiver, souffle de soir, juste avant que les images le cèdent aux rêves.

Denis Boyer

[1] Trop heureux, le Temps se dissout / Sans laisser de trace – / C’est que sans Plumes ou trop lourde / Pour voler est l’angoisse – (Trad. Claire Malroux)

Yui Onodera – Semi Lattice

30th octobre 2015 by

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On ne dit peut-être pas assez souvent combien les musiques informelles ont bien plus voir avec l’architecture que d’autres compositions plus attachées à la mélodie et / ou au rythme. Ce paradoxe n’en est pas un : au plus près de la structure, les formes tendent à s’estomper et la première phase d’ajustement laisse simplement apercevoir une texture effilochée ou accidentée. Puis, une fois la nouvelle échelle assimilée, apparaissent d’autres modèles, certains en répercussion fractale de l’extérieur, d’autres plus organiques, sous-tendant l’organisation de la fibre.

L’architecture de l’infime est le domaine de Yui Onodera, dont le cheminement est propre à son exercice, puisant des sons de piano, de guitare, des enregistrements de terrain. Toutes ces matrices sont infiniment vibratoires, et le musicien japonais les organise suivant le flux qu’il imagine à leur déploiement. Au contraire de son compatriote Sawako (ce qui motive le choix de cet exemple est que son magnifique nu.it a également été publié par Baskaru,), la plastique des pièces de Yui Onodera évolue toujours dans une zone de lumière tamisée. Pas d’éclairage franc, mais des crépuscules et des aubes où les ébauches de mélodies, les croissances d’harmoniques se dédoublent de leur ombre, d’un souffle timide semblant nimber la timide circularité des cordes. L’album Semi Lattice est dédié au travail de l’architecte Christopher Alexander, dont la réflexion autour des « pattern theories » (un nombre limité de modèles pouvant se reproduire à plusieurs échelles pour l’amélioration de différents espaces de vie) répond sans doute involontairement à Roger Caillois, sans cesse à la recherche de « l’alphabet de l’univers », et à sa proposition selon laquelle « les moules ou archétypes dont dispose la nature sont en nombre fini » (Méduse et Cie). Application : la musique de Yui Onodera, toute de boucles et de déroulements, fait lever dans ses nappes, ses ondulations, ses bifurcations, ses lumières, ses vents, ses cieux lactés (autant de modèles pour une imagination active de la musique ambiante), un paysage autonome, non pas l’illustration d’un paysage comme la musique à programme en donnerait, mais l’analogue au point de vue de l’onirisme musical d’une élaboration paysagère dans la plus parfaite quiétude. Extrapolation : une telle musique peut devenir à son tour modèle architectural.

Denis Boyer

Celer – Sky Limits / Hollywood dream Trip (Christoph Heemann & Will Long) – Would You Like To Know More?

28th octobre 2015 by

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Sur la juxtaposition de la réalité et du rêve, certains ont écrit des livres (Bosco…), d’autres composent une musique de passage. Car il s’agit, lorsqu’on entreprend ce genre de projet, d’abolir la temporalité, les frontières, de devenir un « voyageur des deux mondes ». La lumière, le rêve, le bourdon… manifestations du continu, à l’extérieur de la parenthèse dans quoi se contiennent les évènements, le pittoresque, la matérialité, en d’autres termes la dimension empirique de l’existence. Will Long, alias Celer, élabore ce qu’il nomme un « warm drone », un bourdon chaud. Entendons d’abord, comme c’est le cas dans l’élégiaque Sky Limits, la vague d’harmoniques lumineux qui du flux au jusant, passe et repasse et, imperceptiblement, devient transport circulaire. Qui se souvient du début de son rêve ? La musique de Will Long est une succession d’épisodes qui, en dehors de la narration, ne connaissent ni introduction ni coda. Mais je m’aperçois que ce n’est pas véritablement la narration qui est exclue, mais la péripétie. Car cette musique raconte bien quelque chose, que chacun entendra, c’est une courbe de lumière mélancolique, de fredonnement scintillant dans le crépuscule où des sons cuivrés viennent dessiner les rubans célestes : le bleu agonisant reçoit l’hommage de l’orange vif. Ce n’est pas la seule distance prise vis-à-vis de la contingence. Une plage sur deux est un field recording, capté à Kyoto ou à Tokyo (Will Long y vit), où l’on entend du matériel, et des voix. Puis, comme au cours de ce voyage en train que Will Long décrit dans son texte de livret, la réalité et le rêve se fondent en seul faisceau. Ainsi en est-il du paysage qui défile, ainsi en est-il des pensées qui s’effritent aux portes de l’assoupissement, ainsi en est-il de la mémoire, thème majeur de ce disque, qui reconstruit notre temporalité sans s’y superposer. Les vibrations de nappe, leur fragilité et leur évanescence dans le tourbillon de la lumière, dans leur sphère sans cesse réinventée, se dispersent en d’audacieux jeux de miroir qui, aux abords de la mélodie, fredonnent déjà, et c’est bien un flot de mémoire qui remonte aux yeux.

Si le drone de Will Long / Celer, dans son serpentement nuageux, est un épanchement de purs harmoniques, il se laisse troubler lorsqu’il travaille en compagnie de Christoph Heemann qui, rappelons-le, fut la moitié de Mirror (avec Andrew Chalk). C’est ici un univers tout aussi fluctuant que la musique de Celer, mais la nappe y est ponctuée, fécondée par une granuleuse laitance. Les vents, les harmoniques, les cliquetis, les échos lointains de voix dans un espace vague, s’assemblent comme les alluvions effilochées, charriées par un courant bienveillant. Ainsi, la collaboration des deux musiciens, publiée sous le nom de Hollywood Dream Trip, est un jeu d’assemblage, conçu autour d’une boucle apportée par Will Long. Tout ce jeu consiste donc dans la nappe aux ajours compliqués, à y tisser un point tout aussi savant, sans jamais rompre la continuité. La multitude des sources, de leurs traitements, ne déchire ainsi jamais le rang, participe, même lorsque l’oreille prend du recul, à cette texture qui emprunte tant à la ruche qu’au hall de gare ou encore au vent dans un herbage que la faux a épargné. Et toujours, baignant le panorama ondoyant, le bourdon pulvérisant sa lumière, fredonnant un lointain inaccessible. Il ne reste qu’à plonger pour tenter de s’y dissoudre à son tour.

Denis Boyer

Thomas Tilly – Script Geometry

28th juin 2015 by

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Aposiopese
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Il est fréquent, et même inévitable, que les créations humaines, et jusqu’à leurs plus complexes organisations, soient comparées à ce que l’on trouve de plus analogue dans la nature par similitude scientifique ou par métaphore poétique ; on dira d’une entreprise qu’elle est une fourmilière, d’une maison qu’elle est un antre. Mais le retour de cette expérience est bien plus rare. C’est ce qu’a souhaité faire Thomas Tilly (Tô) dans ce travail spécifique autour de la forêt. Un tel ensemble naturel, ou considéré comme tel, aussi transformé par la gestion de l’homme qu’il soit devenu, représente aux yeux de tous une matrice, cet entrelacs mystérieux d’où est sorti l’ancêtre préhistorique et où retourne le « rebelle » lorsqu’il a « recours aux forêts ».
Thomas Tilly, à rebours de cette conception romantique de la forêt, met en œuvre le retour d’analogie suivant : « Envisager la forêt comme une ville, une construction, un ensemble fait de strates et de verticalités où des signaux se répondent, s’opposent et s’ignorent. Des variations s’opèrent, des pleins et des vides se créent en fonction du temps, des heures de pointe et des heures creuses. Cette densité dont les langages nous échappent met l’oreille à l’épreuve et laisse apparaître de temps à autre des analogies avec un environnement sonore moderne. » Après tout, habitués que nous sommes à nos environnements modernes, il n’y a rien d’étonnant à entamer cette démarche qui, il y a cent ans encore, aurait – abstraction faite de la quasi-impossibilité technique – semblé paradoxale. Ainsi Thomas Tilly a élaboré le concept de Script Geometry autour d’analogies contre-nature. Il explique lui-même dans le livret qu’il existe quelque chose dans la forêt tropicale qui « sonne et joue comme l’électronique », quelque chose « caractérisant une ère bien postérieure à celle de la naissance des biotopes ».
Ainsi fécondée par le regard en miroir de l’homme moderne, la forêt (celle des Nouragues en Amazonie guyanaise) livre ses secrets au musicien expérimental, habitué à la prise de son, le field recording, et à sa manipulation plus ou moins complexe (aucun traitement électronique des sources précise-t-il). Jamais, ou presque, le travail de Thomas Tilly, y compris sur les passages durant lesquels le field recording est proposé intouché, sa musique ne se laisse longtemps comparer à celle d’autres figures du travail sur la luxuriance tropicale ou équatoriale comme Francisco López, Artificial Memory Trace ou Yannick Dauby. Cela tient-il à ce curieux projet de mettre en avant la ressemblance de la forêt avec le milieu urbain ? Toujours est-il que Thomas Tilly ne cède pas à la tentation de l’abondance. Même les pièces les plus denses demeurent assez aqueuses dans leur stratification pour que le fluide l’emporte sur le choc minéral. Les constructions nocturnes évoquent immanquablement la perte de profondeur que l’on éprouve en de tels moments. La discrétion des appels animaux, amphibiens et oiseaux, leur doux écho calfeutré, se font plus enveloppants que mouvants, à une distance que l’on ne sait évaluer. De la sorte, ces morceaux font voyager plus loin que la seule qualité du son, transcendantale, le permettrait, et présentent de sobres mises en scènes du fourmillement timide. Les sources, présentées avec ou sans montage, parfois mises en œuvre dans une composition, sont bien de la forêt, mais leur langage exprime une complexité où l’organique se mêle au cliquetis, appelant incontestablement l’image de la ville revendiquée par le musicien. Certaines plages sont rêches, dénonçant peut-être la colère des insectes, d’autres élaborent un bourdonnement anticipant le fredonnement romantique. Toutes ont ce curieux pouvoir, je ne sais si Thomas Tilly m’approuverait, de faire naître des images de palpes aux rutilances métalliques, aux souffles enveloppants, outils d’une possession tout aussi impérieuse que celle de la ville, et pas plus apaisante.

Denis Boyer
2015-06-28

Konrad Korabiewski & Roger Döring – Komplex

10th juin 2015 by

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Gruenrekorder / Skálar
www.gruenrekorder.de
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Il est rare que, même dans sa série Sound Art, la plus « musicale », le label allemand Gruenrekorder n’invite pas d’artistes mettant en œuvre divers field recordings, mêlés à d’autres sons venant d’instruments. Le LP vinyle Komplex, par le duo Konrad Korabiewski & Roger Döring, déroge presque à cette règle, en utilisant principalement le saxophone baryton et la clarinette. On ne peut toutefois imaginer que sur ce label dédié aux sons captés, il ne figure rien d’environnemental. C’est la dernière composante, qui prend naissance avec un dictaphone. Döring joue, improvise, Korabiewski traite en live, et le tout est recouvert, cuisiné, levé grâce au ferment environnemental capté dans différents lieux, lesquels peuvent relever de l’intime (appartements) ou avoir été choisis pour leur qualité de résonance (une usine abandonnée).
Les phrases des instruments à vent défient le temps et son déroulement, elles s’annoncent parfois en notes isolées, ou le plus souvent en séquence mélancolique et sombre, toujours rehaussées dans leur mystère par le traitement que nous avons évoqué, puis oxydées par les témoignages du dictaphone. Les crépitements ponctuent ainsi, ou veinent sobrement, un fredonnement plongeant dans la gravité. Une musique ambiante, véritablement ambiante et habitée s’illustre alors en réminiscence d’un expressionnisme primitif, dans quoi les formes les plus simples exacerbent le rythme intime pour refaçonner la respiration et la cadence cardiaque sur le modèle du chantonnement crépusculaire. Alors, hantés par le miroitement du cuivre et le vrombissement infra, les souffles maîtrisés de l’instrument, dans leur circulaire obscurité romantique finissent par rappeler la grâce d’une œuvre aussi essentielle que The Radio de Steve Roden.

Denis Boyer
2015-06-10

Pjusk – Solstøv

3rd juin 2015 by

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12k
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Si l’on excepte quelques rares cordes fournies comme sur leurs trois autres albums par leur compatriote Tor Anders Voldsund, les deux musiciens norvégiens de Pjusk ont utilisé pour unique matériau de Solstøv des sons de la trompette de Kåre Nymark Jr. S’entend aussi, peu avant le milieu du disque, un court poème écrit et dit par Nicolas Grenier, poème qui, quoique de forme anodine, guide la ligne esthétique de l’album, un aller-retour incessant entre la fragilité de l’infime et l’aspiration à l’immensité. Ici et là, un même tropisme dissolvant s’empare de cette musique ambiante glacée.
Dans ses phrases les plus reconnaissables, la trompette s’éprouve comme les plus vaporeuses respirations de Luc van Lieshout et Steven Brown. Ces ondulations survolent la trame de la musique comme les rubans de l’aurore boréale ou les serpents de nuages dans le rose du soleil couchant. Au sol, et plus bas encore sous la banquise, la matière de la manipulation poudre de lignes compliquées le permafrost. Alors que l’effritement marque le plus souvent l’érosion portée par la glace et les musiciens au souffle cuivré, les nappes naissent, s’agrègent et se défont comme bancs de poissons jouant avant de s’effaroucher. Des échos percussifs, infinitésimaux, des pointes veinant le bourdon en microscopiques attaques orageuses, forcent le regard, l’écoute, l’attention ; une pulsation naît sous la fine couche de glace et la chimie du sel remplace alors la vue : les cordes s’effondrent, remontent, trouvent entre deux eaux denses une flottaison amplifiant leur résonance. Lorsque la lumière filtre de nouveau, c’est dans la bienveillance bleutée d’un fantôme de fredonnement, une douce voix blonde répondant à la fragile et extatique ébauche mélodique qui ouvrait pour ainsi dire l’album avec son premier effondrement tonal. Alors, la trompette renaissant dans ses phrases, l’on nage de conserve avec elles, sans plus vraiment savoir si c’est dans l’air ou dans l’eau figée que l’on entend doucement pleuvoir les pointes d’harmoniques glacés.

Denis Boyer
2015-06-03

Phil Von – Blind Ballet

24th mai 2015 by

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Ant-Zen
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Il y a quelque chose d’éminemment paradoxal et aussi de magnifiquement tragique dans un titre tel que Blind Ballet. Ce titre, celui du deuxième album véritablement solo de Phil Von, ce titre exprime toute la tristesse du flamenco, style dont on sait l’empreinte qu’il a laissée sur la musique de son groupe Von Magnet, dans lequel il chante. Mais s’isoler de Von Magnet c’est à vrai dire s’isoler aussi de ce qui en modèle les formes régulières. Et c’est même, dans le cas présent, s’exprimer sans le chant. Alors, repartons du premier indice, de l’instant paradoxal capté, de la frontière mal éclairée qui scinde les choses. Chaque titre, avant même que la musique en soit entendue, semble s’insérer en ce même lieu d’aberration, de mise en danger, un espace où le dernier pas a été franchi dans l’espace tranquille avant que l’inconnu s’offre à la découverte nocturne : chien et loup ?, bleeding caress, wire dancer, without wings… Les musiques nimbées de Phil Von vont alors organiser ces hypothétiques zones de passage entre les contraires. D’un homme aveugle, l’on dit souvent qu’il développe ses autres sens, et particulièrement l’ouïe. Combien j’ai dit, déjà et passionnément, que les musiques informelles où la mélodie ne s’ébauche qu’en fredonnement, où le rythme n’est ressenti que dans le propre corps de l’auditeur, que ces musiques bourdonnantes fournissent le plus riche terreau à la mise en germe du paysage imaginé. Ce disque de Phil Von aurait pu servir de manifeste. Du souffle à la plainte, du tressaillement de corde mélancolique au travail du bois soumis aux rudes tensions du tangage, de la conversation de nuages ocre au murmure de la lumière, l’imaginaire danseur aveugle se figure un environnement tel qu’un Caspar David Friedrich de l’Atlas aurait pu en dévoiler. Les présences, sous formes de voix furtives, sont-elles des réminiscences ou bien des guides bienveillants ? À quel chiffre caché la courbe des cordes éclairées de tintements obéit-elle ? Et les îlots synthétiques promettent-ils la vue recouvrée ou en confirment-ils la caducité ? Savoir que certaines de ces pièces ont été composées pour le théâtre ou la danse ne les y soumet pas, elles sont leur propre théâtre, leur propre et autonome cinéma crépusculaire. Une musique qui se déploie au gré des doigts la palpant afin de mieux la voir, et plaçant au-dessus de l’horizon où musique concrète et electronica mêlent leurs eaux, la vague, le bourdon, et plus haut encore, toujours, l’âme.

Denis Boyer
2015-05-24

David Rothenberg – Bug Music / Pauline Oliveros, David Rothenberg, Timothy Hill – Cicada Dream Band

29th avril 2015 by

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Dans son conte Sylvius, Henri Bosco a écrit : « Jadis, Sylvius chantonnait ; et, le soir, de sa clarinette, au fond de son jardin, il tirait quelque brève mélodie qui faisait sortir de la vasque les grenouilles émerveillées. Les grenouilles, qui sont des bêtes sociables, répondaient à la clarinette, et Sylvius était content de ce concert lacustre, dont le chant animal se prolongeait parfois, par une ou deux grenouilles plus sentimentales, jusqu’au fond de la nuit, paisiblement. »

À l’époque romantique, Ludwig Tieck organisait dans son jardin des concerts afin que la musique des hommes et celle de la nature s’unissent. Plus tard vint la musique à programme qui parfois intégrait des bruits d’animaux à la composition. Mais c’est bien plus encore avec le field recording et son utilisation que ce mélange peut reprendre en des termes modernes. L’un des exemples les plus remarquables dans ce domaine est celui de Yannick Dauby dont les synthétiseurs s’apparient de la façon la plus fluide avec les chants de batraciens de Taïwan. David Rothenberg ose peut-être plus, il intègre et use en écho des rythmes dans sa musique qui se marient avec ceux des insectes et des grenouilles. Car David Rothenberg joue parfois, en pleine nature, en compagnie des insectes, de nuit comme de jour (ainsi avec les cigales). J’aime particulièrement la deuxième pièce de son CD Bug Music, orientalisante à souhait, augmentée d’un écho jazz mécanique et de la participation en crécelle de sauterelles Archaboilus musicus dont les frottements peuvent produire plusieurs tonalités. Avec Bug Music, David Rothenberg dédie au rythme primordial, celui que la nature a offert à l’homme, un travail qui le convoque, mais qui devant lui ne reste pas intimidé ; le musicien ne suspend pas son souffle à la parole des insectes, il échange avec eux. Et tout comme eux utilisent leur langage instinctif, d’un minimalisme hypnotique, il offre en retour sa complexité de compositeur, sa subtilité humaine, un véritable effort d’assemblage et d’improvisation sur clarinette et ordinateur. Ainsi, chacun joue selon sa nature, le rythme, insectoïde ou robotique – c’est égal – pave le chemin d’une vague boisée où le souffle déhanché s’encadre de basses, de glockenspiels, traçant des voies de lumière auxquelles les chants d’insectes rendent un hommage par leur géométrie accordée à un crépuscule que la musique de David Rothenberg parvient à fixer suspendu tout au long de cette musique de chambre pastorale.

En compagnie de Pauline Oliveros et Timothy Hill (qui travaille fréquemment avec David Hykes), David Rothenberg a mis à profit en 2013 le passage rarissime (une fois tous les dix-sept ans !) d’une espèce particulière de cigales dans l’agglomération de New York. Les trois musiciens ont arrangé une série de concerts, certains en extérieur avec les insectes infusant leur chant dans la musique analogue. Pour l’album Cicada Dream Band, la configuration a été reprise en studio puisque Rothenberg y a amené des cigales récoltées dans les arbres ! Ainsi, cet orchestre d’insectes participe à l’enregistrement, comme un quatrième et omniprésent instrumentiste. Quand ce ne sont pas eux, Rothenberg infuse d’autres sons d’animaux, mammifères marins ou oiseaux. C’est un disque de conversation musicale, réellement, de celles que le musicien organise, nous l’avons vu, naturellement. L’accordéon de Pauline Oliveros y déploie ses harmoniques ainsi qu’une toile réfractant la lumière qui captiverait les insectes, la clarinette de Rothenberg ne cesse de préluder dans un langage musical accidenté mais toujours harmonieux tel que beaucoup d’improvisateurs aimeraient atteindre. Car ici il s’agit bien de rejoindre un système naturel, non de parcourir l’anarchie des éboulements tonals pour y puiser, au petit bonheur, d’éventuelles pépites. La musique de Cicada Dream Band est au contraire un atelier de joaillerie où le matériau a déjà été fouillé, orpaillé. Le moindre crissement, la plus petite descente de cordes, la plus folâtre des phrases cuivrées, s’entend dans une symphonie champêtre où tout est juste. Il faut souligner à cet égard le rôle indispensable de Timothy Hill, dont la voix forme peut-être le plus solide passage du monde humain à celui des insectes ; ses fredonnements, ses faisceaux de gorge, ses vibrations, ses échos résonnent dans le registre des cigales, non à s’y méprendre – ce serait faire trop bon marché des prérogatives des uns et des autres – mais comme un enrichissement du vocabulaire musical de chacun. Une nouvelle contrée du Fourth World tel que l’ont défini Eno et Hassell se dévoile ici.

Denis Boyer
2015-04-29

James Wyness – stultifera navis

10th mars 2015 by

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Mystery Sea
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Dans le premier chapitre de son Histoire de la folie, intitulé Stultifera navis (« La Nef des fous »), Michel Foucault rapporte que l’incessant aller-retour entre l’exclusion et l’inclusion qui a marqué le traitement de la folie depuis l’âge classique, est annoncé par la figure du vaisseau à quoi l’on confie le fou et qui marque tout autant la virtualité d’une renaissance, d’une purification, que la possibilité d’un naufrage, d’une perdition, le risque alourdi de la mort. Aussi bien, Foucault remarque, prenant pour exemple la succession troublante du thème de La Nef des fous (Bosch…) à celui de la Danse Macabre que : « Jusqu’à la seconde moitié du XVe siècle, ou encore un peu au-delà, le thème de la mort règne seul. La fin de l’homme, la fin des temps, ont la figure des pestes et des guerres. […]Et voilà que dans les dernières années du siècle, cette grande inquiétude pivote sur elle-même ; la dérision de la folie prend la relève de la mort et de son sérieux. De la découverte de cette nécessité qui réduisait fatalement l’homme à rien, on est passé à la contemplation méprisante de ce rien qu’est l’existence elle-même. » (Michel Foucault, Histoire de la folie, 10/18, 1964, p.27).
De ce départ de la folie sur l’eau incertaine, James Wyness a construit une pièce qui se veut métaphore de certains aspects de l’existence individuelle ou collective, supposant les joies que connaissaient peut-être ces bannis embarqués, libérés du système social conventionnel qui les aliénait. C’est une musique de fluctuation bien évidemment, où l’on entend encore la charge du métal, qui peut-être maintient par un invisible lien le contact avec la terre ferme. Je préfère y entendre le ballottement d’un appareil où le matériel est autorisé à un certain flottement, libéré de ses entraves. Ailleurs, plus nocturne mais toujours aqueuse, la musique s’apaise et augmente ses potentialités oniriques, elle souffle et tremble comme la surface de l’eau sur laquelle elle glisse. Mais de part en part, sans horizon, la musique s’occupe d’elle-même et de sa proximité, jamais du rivage qu’elle a quitté – jamais elle ne l’observe ni n’en rend compte. À tel point que, après quelques minutes, on ne sait si les gouttelettes, leur flux, le souffle qui les surmonte telle une brume, enserrent le bateau ou le colonisent, jusqu’à l’assimiler. Tout écho retourne à l’eau après en être né vraisemblablement. C’est cet univers amorphe, sans cesse fluctuant qui symbolise l’autarcie du banni de la raison et des hommes. Rejetée de la sédentarité, la musique s’accorde au rythme nomade, se laisse porter, assurée, par la simple évocation de l’éternité et du roulis, de se soustraire à toute sorte d’arrêté. La mort elle-même n’est plus à l’horizon.

Denis Boyer
2015-03-05

Maninkari – L’Océan rêve dans sa loisiveté

3rd mars 2015 by

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three:four records
www.three-four.net

Il n’est pas que l’océan qui rêve dans la musique du duo Maninkari. Cette virtualité onirique panoramique fait de leur musique une matière ductile, en constante renégociation de ses formes, à moins que, à l’inverse, ce ne soient la musique et sa morphologie qui conditionnent l’ambiance du rêve. Toujours est-il que dans le domaine ambiant et dans le même temps peuplé de leur musique, cet album n’use que peu du bourdon, alors que les deux volumes de Continuum sonore en sont traversés. Figure de l’indifférencié, du retour à la matrice, de cette frontière – liminalité – où les différences entre la vie et la mort s’abolissent, l’océan n’est pas pour autant un plan d’entropie ; sans cesse sa surface s’agite, quand ce ne seraient que de vaguelettes. Ici, la ride et la crête sont jouées par de multiples instruments, qui s’étirent et se bouclent, empruntent à des traditions musicales orientales qui ont établi des rapports cycliques avec le temps et, décidément, la musique de L’Océan rêve dans sa loisiveté est tout en flux et reflux, en tour merveilleux et solaire. Orgue, cordes, lointains froissements de métal, mais aussi des instruments exotiques tels que « bodhran, cymbalom, santoor, zurna »… traversent des résonances, naviguent au gré de fredonnements antiques, cap sur des mélancolies cold wave comme en filtrent Troum : une injection expérimentale du mantra dans le rock. Une abolition du temps dans l’introspection, portée par de discrètes percussions qui, si jamais elles ne sont oubliées, scandent avec la plus parfaite analogie le fragile miroitement du soleil rasant sur les ondes, alors que d’autres rayons, encore vigoureux, fusent, orangés, rasant la surface dans la compagnie de l’oiseau qui pépie. Portée en ce point où le champ et l’océan ne font plus qu’un, la matière onirique se suspend, vibrante, uniquement vibrante.

Denis Boyer
2015-03-03